À Marseille, Abdelkarim Y. a bien été éborgné par un tir du Raid
Le 30 juin, cette unité d’élite déployée pour contenir les émeutes a tiré au LBD dans l’œil gauche d’un homme de 22 ans. L’enquête judiciaire montre que deux policiers ont fait feu simultanément, à une cinquantaine de mètres de la victime. Le lendemain, le Raid blessait mortellement son cousin, Mohamed Bendriss, avec le même type d'arme. Une enquête de notre partenaire Mediapart.
Le raid intervient dans un bar tabac braqué, au boulevard National le 1er juillet 2023. (Photo C.By.)
Un œil en moins et deux policiers tireurs, dont un seul a atteint la victime : c’est la délicate équation à laquelle est confrontée la justice dans l’affaire Abdelkarim Y., à Marseille. Le 30 juin, à 23 h 57, cet Algérien de 22 ans a reçu une munition de lanceur de balles de défense (LBD) en plein visage. Son nez a été cassé et il a perdu l’usage de son œil gauche. Le jeune homme passait alors à proximité du Raid, envoyé en renfort par Gérald Darmanin dans le centre-ville de Marseille pour faire face aux émeutes qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk, tué par un tir policier à Nanterre.
Après son hospitalisation et trois interventions chirurgicales, Abdelkarim Y. a déposé plainte le 20 juillet. Le parquet de Marseille a ouvert une enquête préliminaire dès le lendemain, puis une information judiciaire le 12 août. Deux juges d’instruction sont désormais chargés de cette affaire de “violences volontaires ayant entraîné une mutilation définitive ou une infirmité permanente, par personne dépositaire de l’autorité publique et avec arme” et “tentative d’homicide volontaire”.
D’après les premiers éléments de l’enquête, dont Mediapart et Libération ont eu connaissance, Abdelkarim Y. a bien été blessé par un tir du Raid, comme il le supposait en décrivant des policiers “habillés en noir”, accompagnés d’un étrange véhicule au toit ouvrant. La scène a été captée par les caméras de surveillance de la ville, d’une bijouterie et du “petit véhicule de protection” (PVP) du Raid, et les images ont été exploitées par les enquêteurs de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN).
Une expertise sur ces images, remise aux juges mi-octobre, indique que deux policiers de cette unité ont tiré à la même seconde, alors qu’ils se trouvaient à 53 mètres de la victime. De quoi compliquer l’identification du responsable : impossible de dire, à ce stade, lequel des deux tirs a touché Abdelkarim Y. au visage.
“Compte tenu de ces nouveaux éléments, intégrer le Raid dans le maintien de l’ordre engagerait la responsabilité personnelle du ministre de l’Intérieur et de la hiérarchie du Raid pour l’avenir”, estime Arié Alimi, l’avocat de la victime.
“Je ne sais pas quel policier a tiré”
Lors de ses auditions par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) fin juillet, puis devant le juge d’instruction fin septembre, Abdelkarim Y. a retracé sa soirée du 30 juin. Il affirme être sorti de chez lui vers 20 heures pour rejoindre sa cousine en centre-ville, puis avoir décidé de se rendre chez un ami, seul, peu avant minuit.
À cette heure-là, des pillages ont lieu dans les magasins du centre-ville. À l’angle de la rue Saint-Ferréol et de la rue Francis-Davso, les images de vidéosurveillance montrent plusieurs individus “encagoulés ou encapuchés et porteurs de sacs en plastique”, qu’ils utiliseraient “pour entreposer les objets volés”. À 23 h 56, tous prennent la fuite en courant, “comme s’ils voulaient échapper à un danger”.
Une minute plus tard, alors que l’intersection est de nouveau calme, Abdelkarim Y. apparaît sur les images de vidéosurveillance. Les voitures du Raid, arrivées par la rue Grignan, sont stationnées rue Saint-Ferréol. Un policier est installé dans la tourelle du premier véhicule, une dizaine d’autres se trouvent à proximité du convoi, à pied, certains munis d’armes longues. Seul un autre homme passe dans la rue, avec un appareil-photo en bandoulière et un téléphone à la main.
Si Abdelkarim Y. dément toute participation aux émeutes survenues ce soir-là, le juge exprime ses doutes : contrairement à ce qu’il avait affirmé dans un premier temps, le jeune homme arrive en courant de la rue Pisançon, vêtu de noir et visage masqué, et tient un sac à la main. “Peut-être ma sacoche”, rétorque le blessé. Aucune autre image compromettante n’a été retrouvée.
“Je ne sais pas quel policier a tiré”, déclare Abdelkarim Y. Quand le projectile l’atteint au visage, une caméra municipale montre qu’il “a un mouvement de tête en arrière” et tombe à genoux une fraction de seconde, devant le magasin Boulanger. Il se relève, porte sa main à la tempe “en regardant en direction du tir” et reprend sa course, rue Francis-Davso. Les marins-pompiers de Marseille le prennent en charge à 00 h 17, à quelques dizaines de mètres de là, et le conduisent à l’hôpital.
Deux tireurs “à environ 53 mètres”
L’exploitation des images disponibles permet aux enquêteurs de distinguer deux tireurs parmi les agents du Raid à pied dans la rue. Le premier, qui se trouve devant tous ses collègues, épaule son arme et fait feu à 23 h 57, 18 secondes et 107 millièmes. Le second, légèrement à l’arrière et plus petit que les autres, tire à 23 h 57, 18 secondes et 427 millièmes. Soit un écart de seulement 320 millièmes de seconde.
Fin septembre, le juge d’instruction ordonne une expertise sur les images, confiée à un ancien officier de gendarmerie agréé par la Cour de cassation. C’est son rapport, remis au juge mi-octobre, qui permet d’horodater les deux tirs, au millième de seconde près. Il décrit dans les moindres détails la tenue vestimentaire des deux tireurs, qu’il situe “à environ 53 mètres du lieu où l’homme en noir est tombé au sol”.
L’expert constate toutefois que “les images ne permettent pas de déterminer lequel des deux tirs est susceptible d’avoir atteint” Abdelkarim Y., puisque même en faisant défiler la scène image par image, “les projectiles ne sont pas visibles sur les enregistrements”. Seuls de nouveaux éléments, ou les déclarations des policiers eux-mêmes, pourraient permettre d’identifier celui qui a causé la blessure.
Pour Abdelkarim Y., les conséquences sont sérieuses. Un premier certificat médical, réalisé par l’unité médico-judiciaire (UMJ) de l’hôpital de La Timone, lui attribue au moins 30 jours d’interruption totale de travail, à réévaluer ultérieurement. Le jeune homme, déjà reconnu handicapé à 80 % pour un trouble agoraphobe et suivi sur le plan psychologique avant sa blessure, dit au juge être “angoissé” et sortir encore moins. “Je ne supporte vraiment personne, même ma famille. Je ne me sens pas bien dans ma tête. C’est comme si j’avais perdu 50 % de moi.”
Le lendemain des faits, le cousin germain d’Abdelkarim Y., Mohamed Bendriss, est mort d’une crise cardiaque, toujours en centre-ville de Marseille, après avoir reçu un impact de LBD en pleine poitrine alors qu’il circulait en scooter. Dans cette affaire, trois policiers du Raid ont été mis en examen pour “coups mortels” le 10 août.
Leur unité, spécialisée dans les prises d’otages et autres interventions particulièrement sensibles, n’a pas été conçue pour assurer des missions de maintien de l’ordre. Dans les rues de Marseille, ils se déplaçaient en convoi de sept véhicules. “On se demandait ce qu’on foutait là”, a regretté l’un des policiers lors de sa garde à vue.
Commentaires
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AH, LALA. La légitime force de l’État…!!!
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C’est terrible. Voyons ce qu il va sortir de tout ça et espérons que l implication du raid fasse jurisprudence et l’empêche à l’avenir d’être requis pour le maintien de l’ordre…
Une chose m’a questionné en lisant l’article: l’agoraphobie de la victime. Pour habitera quelques mètres de Boulanger et avoir vu la tension et la concentration de personnes ce soir là, qu ae faisait la victime ici? Moi même agoraphobie,il m aurait été impossible de sortir sans être pris dans une crise de panique déclenchée par ma phobie de la foule..
Étrange…
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Peut-être que pour lutter contre votre propre agoraphobie, qui cohabite souvent avec des tendances paranoïaques, devriez-vous vous efforcer à être moins suspicieux ? 😉
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Quel que soit le tireur qui a atteint la victime, on se demande comment justifier un tel tir dans une intersection redevenue calme à 50 contre un.
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