Au dernier jour du procès des effondrements, la défense du “bouc émissaire” Julien Ruas

Reportage
par Clara Martot Bacry & Benoît Gilles
le 19 Déc 2024
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Lors de ce dernier jour d'audience, le tribunal a entendu les avocats de Julien Ruas, seul politique poursuivi pour homicides involontaires dans ce procès des effondrements de la rue d'Aubagne. Le ministère public a demandé trois ans de prison ferme à son encontre. Ses avocats plaident la relaxe. Le délibéré sera rendu le 7 juillet.

Érick Campana plaide au nom de Julien Ruas, assis juste derrière lui. (Croquis : Ben 8)
Érick Campana plaide au nom de Julien Ruas, assis juste derrière lui. (Croquis : Ben 8)

Érick Campana plaide au nom de Julien Ruas, assis juste derrière lui. (Croquis : Ben 8)

Il est presque midi lorsque le tribunal entend Erick Campana, ancien bâtonnier de Marseille qui, à un bon mètre du micro, est déterminé à faire entendre sa voix jusqu’aux derniers rangs du public, venu en nombre. “J’en ai assez de Julien Ruas !”, s’écrie d’abord l’avocat. Avant de se lancer dans une énumération à visée rhétorique. Erick Campana tient à le rappeler : dans ce dossier qui a parfois ressemblé à un “procès des acronymes”, il n’est pas l’avocat des fonctionnaires du service de gestion et de prévention des risques (SGPR). Il n’est pas non plus l’avocat de “l’ancienne mandature, ni de son bilan en matière de logement indigne”. Il est encore moins celui du communiqué de presse de l’époque, qui accusait en premier lieu “la pluie”. “Il ne doit pas être le bouc émissaire”, s’exclame le ténor du barreau, convoquant le pape, le diable et les rois mérovingiens pour appuyer sa démonstration.

Bref, il “plaide pour un seul homme” qui, certes, mesure “1 mètre 90”, mais dont les épaules ne peuvent porter le poids de la Ville toute entière. Cet homme, c’est Julien Ruas. Et c’est le seul élu, le seul adjoint, le seul représentant politique tout court à être renvoyé dans ce dossier, à l’encontre duquel l’accusation a demandé trois ans de prison ferme. Une condamnation incontournable, selon le parquet, au risque d’offrir, le cas échéant, “un pouvoir d’immunité aux élus”. Absurde, pour Erick Campana, qui accuse le procureur de raisonner à l’envers : “Ce n’est pas la procédure pénale, que moi, ou le ministère public, vienne jeter en pâture des éléments et dise : trouvez des arguments ! Débrouillez-vous ! Non, le principe, c’est que l’accusateur doit trouver des preuves infaillibles, que ce qu’on reproche à Julien Ruas est établi !”

Avant les faits, l’homme. L’avocat retrace le parcours de son client, président local de la Croix-Rouge, entré en politique en 2014 à la demande de Jean-Claude Gaudin. Repéré par Bruno Gilles, maire de secteur dans les 4/5 où l’ONG a son siège social, il fait ses premiers pas en politique à 35 ans, en remplacement de José Allegrini, dans une délégation qui comprend notamment les marins-pompiers en plus de la sécurité des immeubles.

“Le gendre idéal”

Benjamin Matthieu plaide la relaxe de son client, Julien Ruas, assis derrière lui (Croquis : Ben 8)

Avant le bâtonnier Campana, le deuxième avocat de Julien Ruas, Benjamin Matthieu, a pris le temps de détailler les délégations qui le plaçaient brutalement dans la gouvernance municipale, lui le gestionnaire de maison de retraite, au profil “de gendre idéal“. Julien Ruas était le vingt-et-unième adjoint dans une hiérarchie municipale factice, dans laquelle seuls le maire, son cabinet et la haute administration avaient le pouvoir.

Ses défenseurs vont s’acharner à prouver que lui n’en avait point. À commencer par les fameuses délégations confiées par le maire lui-même au terme d’un arrêté. Benjamin Matthieu projette sur les écrans du tribunal un scan du document initial. “Julien Ruas est chargé de la police des immeubles en péril, peut-on y lire. Nous avons fait des recherches et nous n’avons trouvé nulle trace d’un usage de ce terme, même au Moyen Âge. Il n’a aucun fondement juridique. Il y aurait dû y avoir immeubles menaçant ruine, comme c’est le cas dans les autres villes.” Si la délégation est viciée, alors nulle poursuite contre l’ancien adjoint.

Comme c’est souvent le cas, la défense fait feu de tout bois. Tout est bon pour mener à la relaxe qu’ils réclament pour leur client. En premier lieu, comme il l’affiche sur les écrans, Julien Ruas ne peut être poursuivi que “de ce qui est de son fait“. En clair, on ne peut lui imputer des actes qu’il n’a pas commis, ou que d’autres ont commis, entraînant in fine l’effondrement des deux immeubles de la rue d’Aubagne. L’incompétence des Benigni, Audibert, Suanez, fonctionnaires du SPGR, tous venus, dans l’artère pentue, ausculter les deux immeubles ? Julien Ruas n’y est pour rien.

Pas lui non plus qui a décidé, ou pas, des embauches au sein de la Ville, comme le lui reproche l’accusation. “C’est faux, factuellement, et c’est impossible, juridiquement. Est-ce qu’on peut faire du droit ? Qui peut recrute ? La seule autorité dans une Ville qui le peut, c’est le conseil municipal”, poursuit son avocat.

Julien Ruas n’est pas la Ville

Julien Ruas est très conscient de cette hiérarchie. Sur les écrans, Benjamin Matthieu projette les différents échanges qui ont conduit au vote en conseil municipal de l’embauche de deux fonctionnaires supplémentaires, à l’automne 2018. La démonstration a ceci de limpide qu’elle décrit avec précision le circuit de la décision et le rôle moteur que le jeune adjoint aurait joué pour infléchir l’administration et obtenir du renfort. Mais l’avocat ne s’attarde pas sur le délai : Julien Ruas écrit une lettre commune avec Patrick Padovani et Arlette Fructus pour obtenir des embauches en janvier  2017. La missive obtient une réponse positive en juin 2018. Le conseil statuera des mois plus tard.

L’avocat passe également sous silence l’embauche en catastrophe de dizaines d’agents dans les mois qui suivent la catastrophe. Il y a l’effet de vague, le parapluie qui s’ouvre, et, six ans plus tard, les effectifs du service n’ont pas diminué. Mais, de tout cela, Julien Ruas est-il le seul responsable ?

C’est le doute qu’Erick Campana et Benjamin Matthieu s’efforcent d’instiller au fil de plaidoiries très contrastées, dans le fond comme dans la forme. Depuis une semaine, les défenses successives ont brodé sur le même canevas. En matière d’homicide involontaire, il faut pouvoir imputer la faute et remonter la chaîne de causalité entre l’action concrète, la faute caractérisée, et les funestes décès.

À les entendre, Julien Ruas a tout bien fait. L’absence de travaux d’office malgré plusieurs millions de crédits votés en conseil municipal ? “Aux 63 et 65 de la rue d’Aubagne, il n’y avait pas lieu de les demander, car il n’y a jamais eu de carence des propriétaires“, soutient encore Benjamin Matthieu. Et il énumère les différents arrêtés qui ont frappé le 65 et les travaux qui ont suivi. Là encore, l’avocat glisse rapidement quand il évoque le premier acte de Julien Ruas dans cette affaire : la mainlevée d’un péril simple au premier étage du 65, dans l’appartement d’Ouloume Saïd-Hassani. La griffe de l’adjoint apparaît sur cet arrêté qui lève le péril sur production d’une simple facture. Qui a vérifié les travaux ?

“Un coupable, un élu”

La réponse se perd dans la chronique d’une indigence, celle d’un service municipal décimé par les départs à la retraite non remplacés. “Mais tous les signalements étaient traités“, tonne Erick Campana. Dans un murmure réprobateur de l’assistance, il fustige “le fiel” d’Emmanuel Patris, ancien cadre de la Soleam, venu témoigner à la barre de l’inaction des services municipaux, où plus personne ne répondait au téléphone après dix heures.

Mais Julien Ruas n’est pas comptable de cela. Il n’est ni Maurice Benigni, ni Jean-Claude Gaudin. Il est ce grand jeune homme aimable qui plaît aux grands-mères. “Mais il fallait un coupable, un élu“, pointe Benjamin Matthieu. Ils n’ont pas été nombreux à se risquer sur les bancs de cette salle d’audience. Et pourtant, ce procès était aussi celui de notre rapport à la politique. “Une agora, où se rend la justice comme au temps de la Grèce ancienne“, a souligné Jean Boudot, l’avocat de Marseille Habitat. Avec, tout le long du procès, l’ombre portée d’une autre agora, celle du conseil municipal où se prennent des décisions qui touchent directement à la vie des femmes et des hommes.

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Clara Martot Bacry
Benoît Gilles
Journaliste

Commentaires

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  1. petitvelo petitvelo

    Pourquoi autant de temps pour délibérer ? Est-ce courant ?

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  2. Sabine Sabine

    Je n’ai pas encore eu l’occasion de le faire mais ayant assisté à un certain nombre d’audiences durant ce procès, je tiens à remercier le travail remarquable de Clara Martot et Benoit Gilles durant toute la durée du procès. J’ai particulièrement apprécié le live. Je suis fière d’être abonnée à Marsactu !

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