[26 siècles d’engatse] Le cinglé de Notre-Dame
Dans cette série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Cette semaine, ça frite entre un peintre en bâtiment et un moine sur fond d'archives anciennes, de galvanoplastie et de serviteur du tsar.
(Illustration : Michéa Jacobi)
Pour la cinquième fois depuis son installation, la statue de la Vierge qui couronne Notre-Dame va être redorée. Trente mille feuilles d’or seront nécessaires, nous dit-on. Mais de quoi et comment est faite la statue elle-même ? Ce conte nous le dit à sa façon.
Maurice Jacobi, entrepreneur en peinture, était toujours aux abois. Il faisait mal ses devis, ne savait garder un employé digne de ce nom, prenait des chantiers hors des capacités de sa boîte. Et quand il sous-traitait, c’était encore pire. On lui laissait miroiter des mille et des cents et, au bout du compte, “il se mangeait les couilles”. Ainsi s’exprimait Jacobi, petit mec enrobé à la parole emportée, tantôt rêvant de donner à son affaire des dimensions hors du commun, tantôt se sentant incapable de gagner le moindre centime. Tantôt battant, tantôt déprimé. Ne s’intéressant des semaines durant qu’à la pétanque et à la belote contrée puis se plongeant, tout à trac et pour de longs mois, dans des recherches qui devenaient des obsessions : les mystères du tarot, la kabbale, la généalogie.
Toujours susceptible en somme de surprendre ses proches et ses clients par l’instabilité de ses humeurs, la diversité de ses intérêts et la complexité de son caractère. Il pouvait être généreux, faire des ristournes, laisser filer des impayés conséquents ou se montrer féroce pour des miettes. Il était assez souvent négligent, mais il lui arrivait de s’exciter soudain contre une de ces pratiques. Il se montrait alors mesquin et procédurier. Il n’hésitait pas à aller en justice, toujours à contretemps, toujours pour rien. Le procès perdu, il reprenait ses pots, ses pinceaux et son échelle comme un Christ reprend sa croix, et retournait, l’âme soumise, vers d’autres déconvenues. Ah oui, tout n’était pas rose dans sa vie ! C’était toujours, lui semblait-il, du caca d’oie et du grisâtre qu’on lui demandait d’appliquer.
Certains chantiers lui rendaient heureusement le moral. Ce fut le cas quand il fut appelé à rénover une salle de réunion de l’évêché. Pas le vieil évêché transformé en commissariat de police par le fameux architecte Fernand Pouillon (pas fameux son commissariat) ; non ; l’évêché le vrai, celui qui se trouve en haut de la montée de l’Oratoire et qui regarde d’un côté le char la Jeanne d’Arc et de l’autre le merveilleux panorama de la rade et des îles : il n’y a pas de raison que le clergé soit mal logé !
Il s’agissait donc de rénover une salle de cet édifice, une grande et lumineuse salle où flottait, dans un silence plein de murmures ecclésiastiques, un indicible parfum d’encens. Le boulot était facile, le commanditaire avait choisi une teinte claire, il n’y avait pas de deadline, tout allait bien. D’autant mieux que François Lemoine (ça ne s’invente pas), le curé qui servait d’intermédiaire entre Maurice et l’autorité supérieure, était un athlète souriant, toujours aimable, toujours satisfait du travail.
Du coup, Maurice, qui venait juste de lâcher le mystère des cold cases, se prit de passion pour Notre-Dame-de-la-Garde, la basilique toute proche. Il chercha sur le net, se procura quelques ouvrages et rêva d’écrire à son tour un livre sur le sujet. “Les grands hommes entreprennent les grandes choses parce qu’elles sont grandes ; et les fous, parce qu’ils les croient faciles”, a dit Vauvenargues. Suivant le précepte du marquis aixois, Jacobi décida de pousser plus loin ses recherches. Il demanda au père Lemoine l’autorisation d’accéder aux archives de l’épiscopat. Le curé la lui accorda. Ce fut la fin de leurs bonnes relations.
Immergé dans les plans, les devis, les minutes du chantier de Notre-Dame, l’artisan négligea bientôt le travail pour lequel on l’avait engagé. Il était peintre en bâtiment, il se rêva chercheur et, entraîné par son goût du mystère, se mit en tête de découvrir des secrets. Il s’intéressa d’abord au lointain initiateur du projet, le père Bernard : blâmé par ses maîtres quand il était novice, qualifié de pietra mossa (pierre instable) quand il fut plus tard tenté d’abandonner la soutane, critiqué par ses supérieurs quand il promut, à la fin de sa vie, des pèlerinages à sa façon. Il s’interrogea sur le choix de l’architecte : Espérandieu, protestant bon teint, plus encore sur l’absence de mise en adjudication des travaux. Ces questions occupèrent bientôt tout son esprit. Il arrivait le matin, donnait un coup de rouleau pour le principe et filait vers les vieux papiers. Le fringant Lemoine remarqua le manège et en prit ombrage : il refusa un acompte, il interdit l’entrée des archives. Jacobi se fâcha à son tour, gueula qu’on voulait “l’estamper” et se persuada que l’abbé et son église voulaient lui cacher quelque chose : une escroquerie, un assassinat, un trésor. Comme son entreprise était encore une fois au bord de la faillite et qu’il était découragé comme jamais, sa colère prit un tour franchement paranoïaque : il s’imagina que c’est à lui, à lui personnellement, à son être, à son nom, que l’église en voulait.
Celui qui se croit mis en cause trouve toujours des raisons aux ennemis qu’il s’invente. Ayant carrément laissé tomber le chantier de l’évêché, ayant abandonné son métier tout court, Jacobi, divaguant d’écrans d’ordinateurs en vieux bouquins et de bibliothèques en centres de conservation, crut bientôt aboutir au nœud de son affaire. Il découvrit que la statue monumentale de la vierge qui couronne Notre-Dame avait été réalisée par galvanoplastie (pas de fusion, juste une électrolyse géante), technique mise au point par un certain Boris Semionovitch Jacobi, ingénieur allemand installé en Russie. “C’est à coup sûr mon ancêtre, se dit aussitôt Maurice, qui commençait à sérieusement dérailler. Ils l’ont roulé lui aussi.” Et il s’intéressa, plein d’une émotion quasi filiale, à la vie et à l’œuvre de celui dont il voulait descendre : le moteur et le bateau électrique, la mine flottante, l’électrocryptage. Il s’aperçut même que son nom aurait pu devenir celui d’une unité de mesure d’intensité du courant électrique : le jacobi. Il chercha alors des preuves certaines de sa parenté avec le grand homme. Joseph Staline et Adolf Hitler étaient hélas passé par là et l’arbre généalogique de l’ingénieur, serviteur du tsar d’origine juive, était pour le moins endommagé. Qu’importe, Maurice, toujours plus timbré, trouva plusieurs raisons de se croire son rejeton. Sa folie prit alors un tour effrayant : c’était un sentiment de fierté et de persécution mêlées. Il fallait que tout le monde sache qui était Boris Semionovitch, il fallait que le clergé reconnaisse officiellement sa grandeur. Il ne travaillait plus, il mangeait à peine, il restait enfermé chez lui. Il écrivait à toutes sortes d’administrations, de journaux et d’élus des lettres démentes. Aucune ne recevait de réponse.
Un jour, n’y tenant plus, il décida de retourner à l’évêché, la rage aux lèvres.
Le père Lemoine était justement sur le seuil du siège épiscopal. Le peintre, incapable de s’expliquer, fonça sur lui. Le prêtre, on le sait, était costaud, et il aimait plaisanter. Il saisit le plaignant par le col, le hissa à hauteur de son menton, le secoua sérieusement et lui lança :
“Ô Michel-Ange, on perd la tête !”
La remarque fit sur l’insensé l’effet de la Nuit de feu sur Blaise Pascal. À cinquante centimètres du carrelage, balançant entre les poings serrés de Lemoine, il eut sa révélation : Notre-Dame lui montrait la seule voie, toute cette histoire n’avait qu’une issue : croire, croire, croire !
Maurice Jacobi a repris le cours d’une vie ordinaire. Son entreprise s’est remise en marche et, ma foi, elle ne va pas si mal. Il s’est spécialisé dans les édifices religieux. Il a refait tout l’intérieur du temple antoiniste (traverse Tiboulen, vert d’eau), la sacristie du Cœur immaculé de Marie que fréquentent les gens de maison philippins (boulevard Rodocanachi, terre de sienne), l’iconostase de la paroisse Saint-Hermogène (Parc Borély, rouge sang), la façade de la mosquée Al-Taqwa (avenue Camille Pelletan, blanc cassé), les grilles de la synagogue de Sainte-Marguerite (Boukobza architecte, noir d’encre), les piliers de l’All Saints Anglican Church (rue de Belloi, vert cyprès). Mais son temple préféré reste Notre-Dame-de-la-Garde. Il s’y rend dès qu’il a un moment. Abîmé sur un banc au fond de la nef, il tente, entre les passages des touristes en troupeaux, de prier. Nul ne sait quel espoir il met dans sa prière.
J’ai demandé à l’abbé Lemoine. “La Vierge de la Garde garde aussi des maladies mentales”, m’a-t-il aimablement répondu.
Michéa Jacobi ne s’arrête jamais. En plus des multiples chroniques qu’il a écrites pour Marsactu depuis 2015 — et pour d’autres titres de la presse locale avant nous —, il poursuit un grand œuvre alphabétique aux éditions La Bibliothèque. Sous le titre d’Humanitatis elementi, il a entrepris une “description de la condition humaine” en 26 volumes et 676 vies. Onze titres sont déjà parus, rassemblant les portraits d’absents, de lecteurs, jouisseurs, héros marcheurs ou xénophiles. Le nouvel opus de cette série, magnifiquement illustré de linogravures, raconte la vie d’insurgé·e·s, du Gaulois Ambiorix à Jan Žižka, révolté bohème qui finit en peau de tambour. En passant par Léa Jacobi, communiste arlésienne et mère de l’auteur.
Vous avez un compte ?
Mot de passe oublié ?Ajouter un compte Facebook ?
Nouveau sur Marsactu ?
S'inscrire
Commentaires
0 commentaire(s)
L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.