[Des îles et des hommes] Avec Bruno Arcache sur le château d’If et Marseille en face
Cet été, Marsactu met les voiles et part à la découverte de ceux qui vivent et travaillent sur les îles. À chaque épisode, c'est un monde à part qui se dévoile, insulaire et donc un peu extraordinaire. Pour ce cinquième volet, cap sur le château d'If où Bruno Arcache restaure chaque jour les touristes, contre vents et marées.
Chaque matin, Bruno et Jules, l'un des serveurs, mettent le cap sur l'ancienne forteresse. (Photo : CM)
Métro, boulot, dodo ? Non, merci : Bruno Arcache est plutôt branché bateau. Il est 9 h pétantes lorsqu’il lance le moteur de son petit Zodiac et tourne ostensiblement le dos à Marseille. Cap sur le château d’If, ce caillou de légende, lieu de fantasmes et de fiction, où il tient l’unique restaurant. Dans la petite embarcation, le strict minimum : deux salades vertes et Jules, son serveur. Le vent ébouriffe la barbe poivre et sel de Bruno et met ses cheveux en pétard. Au moment d’accoster, seuls les cris des gabians, alertés par la présence de visiteurs, viennent fendre le silence. Les lézards détalent dans un bruissement discret. À part ces rares voisins, l’île est pour l’heure déserte, en attendant que les navettes de la RTM viennent déverser leurs vagues de touristes toutes les demi-heures.
Il y a vraiment un truc qui me plaît, dans le fait d’être quasi inexistant “
Bruno Arcache
Ce calme n’est pas pour déplaire à Bruno. Son bruit préféré, c’est le silence. Il ferme la porte du restaurant, le temps de savourer son café du matin, sans même le ronron tranquille des frigos. La musique ? “Pourquoi faire ? Un calme comme ça, c’est exceptionnel. Ça vaut de l’or”. D’origine libanaise, désormais à Marseille depuis une trentaine d’années, il en a passé presque la moitié en tête-à-tête avec la ville. C’est d’ailleurs le nom qu’il donne à son petit restaurant, pour le moins factuel : le “Marseille en face”. La carte ? “Parfaite”, si l’on en croit le chef : on y trouve de grands classiques de la brasserie, des salades aux hamburgers en passant par les spaghettis bolognaises. De quoi satisfaire les végétariens, mais ne lui parlez pas des végans, “cette secte qui ne bouffe rien”.
Bruno a le cuir tanné par le soleil et l’œil qui pétille. Installé face à la côte, un café à la main, ce matin encore, il est le roi du monde. Le restaurateur est aussi discret que son château est célèbre. Il s’en amuse : “On ne vient pas chez moi pour manger chez moi, ça c’est sûr. Mais il y a vraiment un truc qui me plaît, dans le fait d’être quasi inexistant.”
À l’ombre du comte de Monte-Cristo
Sur “son” île, pas une trace d’ombre. La seule qui plane, c’est celle de l’œuvre d’Alexandre Dumas. Quand il écrit le comte de Monte-Cristo, en 1844, l’auteur était sans doute bien loin de se douter que les geôles de son personnage Edmond Dantes deviendraient si populaires. En tout cas, cela arrange bien Bruno : sa coupe de glace “Monte-Cristo” se vend à 11,50 euros, tout comme la coupe “Abbé Faria”, du nom de l’homme qui a tout appris au héros de ce roman d’aventure épique. Le nouveau film avec Pierre Niney, sorti le 28 juin dernier, n’a pour le moment pas changé grand choses aux habitudes de fréquentations.
Edmond Dantes aura été emprisonné sur l’île durant 14 ans. Bruno, lui, est là depuis 12 ans. Et même si la vue est jolie, ça commence à tirer. Car gérer le snack du château d’If, ce n’est pas une expérience de restauration ordinaire. Déjà, parce qu’il ne sait jamais vraiment combien de jours il va travailler dans le mois, à cause des conditions météos. Quand le vent se lève, les capitaines des navettes ne prennent pas le large. “Il y a des jours où ça se décide le matin même. C’est ça qui rend le truc compliqué.” En avril par exemple, le restaurant n’a pu ouvrir que sept jours. Au contraire, parfois, toute l’équipe peut enchaîner des semaines entières à la suite, sans jour de repos. Pour ajouter à la galère, depuis cette année, la métropole ne ramasse plus les déchets sur l’île, et Bruno est obligé d’aller jusqu’au Frioul pour vider ses poubelles.
prisonnier volontaire
“Il faut lutter contre les éléments, contre les hommes, contre les difficultés… Ici, tout est un combat”. Il faut dire que le lieu n’a pas attendu le restaurateur pour être hostile aux hommes. C’est le roi François 1ᵉʳ qui, au retour de la bataille de Marignan, ordonne en 1516 l’édification d’une forteresse sur l’île, avec l’objectif premier de défendre les côtes. Très vite, le fort prend des allures de prison idéale, grâce à son architecture et sa position insulaire : aussi, dès 1580, il est décidé d’en faire un édifice carcéral. On y enferme alors les opposants politiques de tous bords, parmi lesquels le célèbre comte de Mirabeau, figure de la Révolution française.
Quand les derniers prisonniers allemands quittent le château d’If, en 1914, on y a ouvert un restaurant. Bruno n’est ainsi que le cinquième restaurateur en poste aux pieds de la forteresse en près d’un siècle. Et quand il répond à l’appel d’offre, il y a donc plus de dix ans, ça ne se bouscule pas trop au portillon. “On n’était que deux sur le coup”, se remémore-t-il, nonchalant. Il faut dire qu’à toutes les autres galères s’ajoute un gros manque de visibilité dans le temps : Bruno n’est pas propriétaire de son restaurant, mais en concession avec le ministère de la Culture, puisque le bâtiment se trouve sur un site classé. Ainsi, il ne dispose que de contrats précaires d’un ou deux ans et ne sait jamais s’il va être reconduit. “Tout se complique au lieu de s’alléger. Alors, j’investis le minimum”, soupire-t-il en levant les yeux vers ses vieux parasols maintes fois rapiécées, délavés par des années de cagnard.
“Pourtant, je reviens à chaque fois”
Mais alors, pourquoi se donner tant de mal ? “Pas pour l’argent, ça c’est clair”, s’amuse Bruno. Qu’est-ce qui retient un homme pendant douze longues années, contre vents et marées ? Le château d’If n’est plus une prison, mais Bruno n’arrive pourtant pas à le quitter. “Le seul truc qui fait qu’on encaisse les difficultés, c’est la beauté du site”. Un sourire se forme au coin des lèvres, quand son regard embrasse le panorama. Même s’il travaille toujours autant, Bruno aura bientôt 50 ans. Il dit commencer à fatiguer, parle de partir à ses amis, qui ne l’écoutent plus vraiment, depuis le temps. “Entre l’épuisement physique, la lassitude et le côté magnifique, mon cœur balance, avoue-t-il. C’est un endroit fou, mais tu le payes cher.”
Et puis, qu’est-ce qu’on fait, après avoir eu la plus belle vue sur Marseille pendant 12 ans ? On va où ? Pas au Frioul, visiblement : Bruno aime être seul, préservé des hordes de touristes. Marseille ? ” Sans le château, j’ai un peu peur d’y habiter : j’ai l’impression qu’il n’y a aucune échappatoire. On verra si je suis prolongé. De toute manière, ça fait des années que je parle de partir. Pourtant, je reviens à chaque fois.” Beaucoup de “si” qui restent en suspens. L’île n’aura jamais aussi bien porté son nom.
Commentaires
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Très bel article estival, très bien écrit. Le portrait dressé du restaurateur fait penser à ces vieux loups de mer. Un vrai marin sur son île !
Par contre j’ai mis du temps à comprendre la chute !
D’ailleurs, d’où vient le nom d’If ?
(Et, heu, ne le dîtes à personne mais Edmond Dantes n’a jamais été un prisonnier du château durant 14 ans… c’est un personnage de roman !).
Étonnant que le film à grand succès récemment sorti n’ait pas eu d’effet sur la fréquentation du site, alors que l’on raconte par ailleurs le développement d’un tourisme en lien avec le film notamment à la bastide proche de Montpellier. Y aurait-il des obstacles marseillais ?
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Je pense que la fréquentation du site est déjà à son maximum…
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A l’abris des resto basket.👟
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