[Marseille secret] Vive le Frioul libre !

Chronique
le 6 Juil 2024
2

Guillaume Origoni, photographe et journaliste, raconte des pans de Marseille qui ne se donnent pas à voir au premier regard. Explorateur de l'urbain, il aime se glisser dans les lieux abandonnés, cachés, voire oubliés. Cette semaine, il explore les entrailles du Frioul.

Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas
Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas

Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas

Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, souvent, je ponctue ces chroniques par “je vous raconterais si possible” ou “la prochaine fois je vous conduirais si j’y arrive“. Vous le savez désormais, dans ma tentative de découvrir des lieux discrets, la différence est grande entre ce que l’on veut faire et ce qui est faisable. On ne peut donc jamais vraiment être sûr de tenir parole. C’est pourquoi ces projets futurs sont écrits au conditionnel.

En février dernier, lorsque nous avions exploré le dépôt de munition de la kriegsmarine, j’avais terminé mon papier en rapportant les propos de T., l’un des urbexeurs qui parfois nous accompagne. En substance, sa mise en garde se résumait à ceci :  “Je vous le dis à tous, la prochaine fois, c’est du matin au soir et pas de casse-couilles pour dire, j’ai mal aux pieds, je suis fatigué ou je me suis coupé, hein ? On boulègue !

Le projet auquel T. faisait alors référence avec gouaille, sans pour autant s’affranchir d’un avertissement clair, était de se rendre dans les innombrables boyaux, galeries et positions fortifiées qui pullulent sur l’île du Frioul. J’avais donc conclu par : “Si j’arrive à bouléguer et si ça vaut le coup, je vous raconterais !”

J’ai donc boulégué (un peu) et je crois bien que ça vaut le coup de vous raconter ça.

Si on veut être un peu tranquille et éviter les casse-couilles, il faut se lever tôt et prendre la première navette, à 7 heures. Nous sommes pratiquement seuls sur le bateau en direction de l’île rattachée au septième arrondissement. Il fait nuit noire et en sortant du port, nous passons à proximité de ces géants des mers qui traversent la Méditerranée. Ces monstres mécaniques, qui polluent à loisir notre ville pour se mettre au service du loisir des autres, sont tout de même impressionnants et, il faut bien le dire, dégagent aussi une certaine beauté.

Lorsque nous débarquons, le jour se lève à peine et dévoile la rade et le centre-ville. Vu d’ici, on pourrait croire que Marseille est apaisée. Un de ces endroits où les jours coulent sans problèmes majeurs grâce à ce soleil qui “donne la même couleur aux gens“.

Mais nous n’avons pas de temps à perdre, car nombreux sont les sites à explorer. Au programme, un dépôt tout près du port, un ancien abri creusé à même la roche, une galerie de stockage vraisemblablement destinée aux munitions et au carburant, les sous-sols d’un fortin français du XIXe siècle. Tout a été creusé ou récupéré puis amélioré par les Allemands au cours de la Seconde Guerre mondiale.

Lorsque j’étais enfant, tout était ouvert et accessible. Cette facilité a perduré des années, puis, petit à petit, cela a été obstrué par les inévitables cairons gris ou des serrures sous anabolisants. Il va donc falloir se débrouiller et aussi compter sur la chance pour pénétrer dans ces time-capsules. C’est une constante, certains lieux, pourtant visités des centaines de fois, présentent encore des détails qui valent que l’on passe par des trous de souris en s’écorchant ; pour avoir la chance de les approcher.

Ainsi, à la lueur des frontales à leds, on peut trouver dans un de ces mini-dédales sombres, des inscriptions sur les parois, laissés par les soldats allemands. Nom, prénom, dates, gravés au crayon gris directement sur la roche. Elles auront bientôt un siècle et dans très peu de temps, il n’y aura plus personne sur terre pour qui cette époque relève d’une mémoire vivante.

Je ne suis pas très à l’aise là-dedans. Impossible de se tenir debout dans cette ambiance de sauna et surtout je me demande si mon corps d’athlète formé depuis des années sur les terrasses de bar va pouvoir repasser de l’intérieur vers l’extérieur.

Cher lecteur, je t’entends d’ici penser un truc du genre, “Mais il est con lui ou quoi ? Ma foi ? Si tu peux rentrer, tu peux forcément sortir… ensuqué que t’ies !” En fait, ce n’est pas si évident. L’arête de béton ou le morceau de métal qui ne vous blesse pas dans un sens peuvent se révéler assez douloureux dans l’autre. De la même façon, il est courant de rentrer dans ces sites par de tout petit espace, les bras en avant, tiré par les copains. Le sol n’est pas toujours à la même distance à l’entrée et à la sortie.

Bref, nous voilà dehors, direction, la grande galerie. Nous suivons les anciennes traces des rails qui naguère permettaient le transport de marchandises dans ladite galerie et nous nous retrouvons devant une entrée équipée d’une corde qui plonge dans le noir. Un bref coup d’œil permet de comprendre que nous n’avons pas le niveau requis pour descendre par là. Pas grave. On va bien trouver un autre moyen. Nous savons que normalement, il y a au moins trois points d’accès. Nous avons d’ailleurs perdu la trace de deux acolytes dont l’inénarrable T.

Où sont-ils ?  Pour le moment, nous n’en savons rien, mais nous ne sommes pas très inquiets. Ils sont aguerris et de toute façon ce sont des électrons libres habitués à passer entre les atomes de tous types de constructions minérales. De vrais passes-murailles.

De notre côté, on trouve une autre entrée et nous voilà dans un long tunnel dont le dôme doit être à quatre ou cinq mètres de hauteur. Nous étions, il y a peu, dans une crypte exiguë, nous voici dans une cathédrale. Des vieux lits rouillés et des machines outils hors d’âge donnent à l’ensemble une ambiance de train fantôme old-school. Nous cheminons sous une arche naturelle. Ça monte, ça glisse beaucoup, puis ça redescend aussi sec vers un autre tunnel dont les puissantes torches ne parviennent pas à illuminer le bout. Les premiers pas nous font comprendre que nous ne sommes pas seuls dans cet appareil digestif inorganique. Nous voilà face à deux faisceaux lumineux opposés aux nôtres. Une légère tension se fait sentir avant que l’un d’entre nous la désamorce par un laconique : “C’est bon, c’est les autres… Va savoir par où ils sont encore passés ces deux-là ?

Nous continuons ensemble. Là, des vieux fûts de carburants, ici du matériel de construction fossilisé, des résidus de machineries électriques et tout au fond le puissant moteur dédié à l’extraction d’air. Bien conservé, ses couleurs tranchent avec l’ambiance monochrome.

Une fois dehors, direction le fortin. Nous marchons une quarantaine de minutes au milieu des gabians, qui non contents d’être régulièrement antipathiques, voleurs et envahissants, anticipent le printemps en se grimpant allègrement dessus. Ils maronnent bruyamment, tentent de nous intimider et nous font sentir que, les étrangers ici, c’est nous. Je les emmerde ces oiseaux à la con bouffeurs d’ordures et de rats crevés.

Arrivés devant le fortin, les plus avisés d’entre nous repèrent en surface les traces du monte-charge qui a été dynamité par les Allemands à la fin de la guerre. Lorsqu’ils ont compris que l’avancée des alliés rendait leur vie à peu près aussi précieuse que celles des gabians ; ils ont saboté leurs propres positions. Construit par l’armée française au XIXe siècle, puis récupéré par les surhommes du Reich de mille ans, le fortin dispose d’installations souterraines par lesquelles on accède en passant par l’inévitable trou de souris. Celui-ci est particulièrement étroit et débouche directement sur des escaliers qui plongent dans les ténèbres.

Une fois en bas, les salles sont distribuées par le couloir central. Il me vient à l’esprit une des nombreuses vidéos visibles sur Youtube au cours desquelles des urbexeurs plus ou moins experts se mettent en scène en racontant à peu près n’importe quoi. L’un d’entre eux, jeune Marseillais, explique face caméra dans une de ses productions, que les alcôves bâties dans ces salles étaient consacrées à l’implantation de vierges et autres statues destinées à un culte secret. Ces urbexeurs sont un peu comme les gabians, ils salissent tout et ne servent pas à grand-chose.

Les chaînes qui pendent du plafond de ces salles obscures donnent à l’ensemble une ambiance digne du film Hostel. En réalité, elles servaient à hisser les obus ou tout autre matériel.

Une fois remontés à l’air libre, l’enthousiasme du groupe ne faiblit pas et les voilà partis à l’autre bout de l’île. Je les laisse sur l’embarcadère et je rentre au port. Je suis fatigué, couvert de poussière, chargé de mon matériel photo. J’ai l’air d’un clochard et je suis mal assorti avec l’ambiance familiale et colorée du bateau qui navigue entre l’azur du ciel et le bleu marine de mare nostrum.

L’un des hommes d’équipage déambule avec jovialité au milieu de tout ce petit monde. Il marque un arrêt devant moi et me dit :

Oh fils, toi, je sais où tu es allé !
Ah bon ?
Et oui ma foi, je sais vous reconnaître vous autres.

Il marque un court arrêt, puis repart en lâchant avec un clin d’œil :

Mais t’inquiète, on dit rien nous, on n’est pas des balances.
Merci ! Vive le Frioul libre !

Cet article vous est offert par Marsactu
Marsactu est un journal local d'investigation indépendant. Nous n'avons pas de propriétaire milliardaire, pas de publicité ni subvention des collectivités locales. Ce sont nos abonné.e.s qui nous financent.

Commentaires

L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.

  1. Laurence Laurence

    Ma foi, ça s’appelle : avoir tous les talents.
    Merci !

    Signaler
    • guillaume-origoni guillaume-origoni

      Comme c’est gentil ça !

      Signaler

Vous avez un compte ?

Mot de passe oublié ?


Ajouter un compte Facebook ?


Nouveau sur Marsactu ?

S'inscrire