“J’aimerais passer le cap” : quand les digues lâchent entre droite et extrême

Aux bureaux de vote Prado-Plage, les listes de Jordan Bardella et de Marion Maréchal sont arrivées en tête le 8 juin 2024. (Photo : CMB)

Dans une école publique du 8e arrondissement cachée entre l’avenue du Prado, le parc Bagatelle et les résidences fermées des hauteurs de Périer, le bureau de vote n°834 a comptabilisé dimanche 27 % de voix pour Jordan Bardella (RN) et 22 % pour Marion Maréchal (Reconquête). Nous sommes à Prado-Plage. Sur les quatre bureaux de vote du quartier, le candidat des Républicains, François-Xavier Bellamy, arrive au mieux en troisième position. Pourquoi ? Rendez-vous à la sortie des classes. Un premier homme refuse de parler. Deux mères de familles “expatriées” expliquent ne pas voter en France. Une troisième soupçonne “la communauté israélite d’avoir basculé extrême, même si c’est dur à assumer pour eux”, soutient-elle sans flancher.

Puis arrive Émilie, cadre de santé, la première à franchement s’émouvoir des chiffres qu’on lui présente. “C’est fou.” Puis après un silence, elle ajoute : “bon, j’avoue, pour la première fois, j’ai voté Bardella. Mais quand j’avais 20 ans, je votais à gauche ! Avec l’âge, je me suis déplacée petit à petit. On vire.” Au point que dans ces terres historiquement acquises à la droite traditionnelle, le brun a dépassé le bleu partout, dimanche 9 juin, lors des élections européennes. De quoi ajouter une bonne dose d’incertitude aux scrutins des 30 juin et 7 juillet. Aucun candidat n’a été annoncé pour l’heure dans la deuxième circonscription qui recoupe ces beaux quartiers marseillais. Quelle que soit la configuration finale, la députée (Renaissance) sortante Claire Pitollat est en mauvaise posture, et l’alliance voulue par le président du parti Les Républicains Éric Ciotti avec le Rassemblement national pourrait faciliter la bascule pour de nombreux électeurs.

“Moi, j’ai pas encore réussi. J’aimerais passer le cap mais en réalité, je pense pas en être capable.” Thomas, chef d’entreprise, lève les yeux au ciel. Il se présente comme “pro-libéral, pro-richesse, pro-économie, et pro-immigration, aussi. Il faut arrêter de dire que c’est de la faute des Arabes, ça n’a rien à voir. Mais franchement, Marseille, c’est dégueulasse. C’est sale, c’est mal fréquenté…” Émilie enchaîne en évoquant “les bars à chicha qui se sont installés vers le Prado” et “les SDF qui traînent”, bref, ce qu’elle appelle “les inégalités”.

“On demande pas grand-chose ! Mais on en a marre, vous comprenez ?”, poursuit Thomas. La droite traditionnelle, il l’a abandonnée après l’avoir jugée “inefficace”, puis “tuée par les affaires. Yves Moraine, c’est ça qui l’a tué”, poursuit-il, en référence au dossier des fausses procurations, dans lequel l’ancien maire de secteur est poursuivi. Aux élections législatives, le père de famille votera pour le parti présidentiel, comme en 2022 mais sans conviction. “Ce qui me bloque avec le RN, c’est la vision économique. Et puis il y a des familles musulmanes à l’école. Après, elles viendront chercher leurs enfants en baissant la tête, voilà, c’est triste”, analyse-t-il.

Proche-Orient, Ukraine et HLM

Sonia, libanaise d’origine, a toujours voté “pour la droite classique” et ne suivra pas Éric Ciotti. Au contraire, cette cadre dans une collectivité votera aux législatives avec l’envie de contrer le score du Rassemblement national. Mais là aussi, ce ne sera pas un vote d’adhésion : “J’avais rien contre Bellamy [la tête de liste LR aux européennes, ndlr], mais la droite locale, c’est devenu n’importe quoi. Elle est mal incarnée, elle part dans tous les sens… Et là où je travaille, je vois les méthodes et les passe-droits. Je n’aime pas ça.” Sarah, préparatrice en pharmacie, acquiesce : “On vous le dit à vous, mais tout ça, c’est tabou.”

Devant les grilles de l’école, les deux mères de famille baissent le ton. Et évoquent les fractures qui divisent les familles de Prado-Plage, sous le vernis. “Nous, on vient de milieux favorisés. Mais ici, il y a des familles qui habitent en HLM et pour qui c’est dur, cette école”, affirme Sonia. Il y a aussi le conflit israélo-palestinien, sur lequel chacune peut bien avoir des attaches et un avis, du moment qu’on n’en parle pas, “pour ne pas froisser les amitiés”. Et puis il y a “les gens qui ont des vrais problèmes”. Au début de la guerre en Ukraine, l’école a accueilli quelques enfants réfugiés. “Quand les parents ont appris que les Ukrainiens ne payaient pas la cantine alors que eux, ils payent, je vous jure que certains étaient pas contents !”, lâche une mère.

Une fois passée la sortie des classes, la route se dégage devant Prado-Plage. Dès lundi, des militants ont affiché le visage du sénateur (Reconquête) Stéphane Ravier sur tous les panneaux électoraux avec ce slogan : “Vivement 2026 !”

Voter pour le changement

Un peu plus au sud, devant l’école Saint-Anne, c’est le visage de Marion Maréchal qui se décline en cinq fois. Dans ces bureaux, la candidate Reconquête a frôlé les 10 % lors des élections européennes. C’est beaucoup moins que Jordan Bardella (jusqu’à 28 %), mais toujours mieux que la liste de François-Xavier Bellamy. Roger, 85 ans, “surveille les panneaux” assis sur un banc. Il a voté Bellamy et fait partie des derniers fidèles aux Républicains. “Parce que je suis gaulliste, dit-il fièrement. Gaulliste parce que j’ai fait 28 mois en Algérie et 12 en Tunisie”. Mais aux législatives, la donne va changer pour Roger : le retraité s’est promis de suivre le patron, Éric Ciotti.

En face de l’école, Olivier, qui sort de son cabinet, n’a pas pris la peine d’attendre. “J’ai voté pour le changement”, s’amuse le kinésithérapeute de 59 ans, qui hésite à donner un nom. Mais finit par lâcher : “Marine Le Pen, je l’ai toujours trouvée trop sèche, mais Bardella, ça m’allait, donc dimanche, c’était la première fois.” Ce qui a motivé son vote ? “Mes enfants. Je pense à leur avenir en France, avec tous ces problèmes. On devrait donner plus aux Français avant de donner aux étrangers. Je dis ça pour les jeunes. Moi je vais bien, le week-end dernier, j’étais sur un hamac à la montagne, enfin vous voyez.” Olivier promet qu’il a “des patients musulmans d’accord avec ça” et “beaucoup de patients qui ont aussi basculé”.

À LIRE

Européennes 2024 : les résultats à Marseille et dans les Bouches-du-Rhône

Au téléphone, Yvette Rochette, militante LR à la tête du CIQ Michelet-Saint-Giniez pendant 28 ans, a un peu plus de réserves, et résume bien les tiraillements qui travaillent les siens. “Si les Républicains ne présentent personne face au candidat présidentiel, je suivrai.” Et dans l’hypothèse inverse, celle d’une alliance locale avec le RN ? “Vous savez, les jeunes ne voient pas le RN tel que nous on l’a connu à l’époque. Moi, je suis plus modérée. Mais tout dépendra du candidat.” La porte n’est pas totalement fermée, donc.

Du côté du Carrefour de Bonneveine, la porte n’est pas fermée non plus. “J’ai de plus en plus d’amis qui votent RN. Je les comprends. Moi, j’ai juste pas encore réussi”, lâche Florence, 55 ans, salariée dans les travaux publics. Dimanche, Florence a voté Raphaël Glucksmann (PS-Place Publique), mais cela ne fait pas d’elle une électrice de gauche, elle insiste. “Je suis humaniste. Mais la gauche et la droite, pour moi, ça n’existe plus. Vous comprenez ? J’ai plus de croyance, j’ai plus rien. Mais j’ai tout essayé. Vassal, Moraine… J’ai donné. C’est fini ! C’est fini ! Vous comprenez ?” Aux législatives, elle pourrait “voter RN par pure provocation.” Comme pour “mettre un coup de pied dans la fourmilière”. Comme pour “créer un gros bordel avant la présidentielle”, expliquait juste avant elle Olivier, le kiné de Saint-Anne. Comme si tout cela n’était pas si sérieux.