Ils parlent sans accent au cinéma, pourquoi c’est grave ?
J’ai vu hier soir “Les neiges du Kilimandjaro“, dernier film de Robert Guédiguian. Je ne vous parlerai pas beaucoup de l’histoire que j’ai plutôt bien aimé, car je voulais profiter de l’occasion pour expliquer pourquoi ça me dérange que presque personne n’ait d’accent marseillais dans ce film. Pas par chauvinisme, encore moins par folklore, mais parce qu’il s’agit de la représentation que l’on peut se faire de nous-mêmes, et d’une standardisation de la société française que je ne partage pas.
L’histoire est belle, on y prend une leçon de bonheur et de tolérance. Une des dernières phrases m’a marqué “il paraît que ça ne se fait pas, et bé on est venu vous dire que pour nous…ça se fait”. Voilà, peu importe ce qu’il faudrait que l’on fasse, comme il faudrait que l’on soit, peu importe ce que dirons les autres quand on pense agir pour améliorer l’existence de ses semblables.Et je pense que cette vision reflète la réalité de ce à quoi croient les militants “à l’ancienne”, qu’on ne pourrait tous assimiler à des barbus privilégiés comme le laisseraient penser les affiches de l’UPE13.
C’est important parfois de nuancer la réalité. Mais alors, pourquoi avoir nettoyé l’accent de la plupart des personnages ?
A part Ariane Ascaride et Gérard Meylant (et de temps en temps Jean-Pierre Darroussin), presque personne ne parle “comme on parle à Marseille”. Sûrement parce que la plupart des comédiens ne sont pas originaires de la région, ou on reçu un puissant “lavage de bouche” en école d’art dramatique. Peut-être aussi parce que le réalisateur veut délivrer un message universel et ne pas ancrer son histoire dans un cadre marseillais.
Pourtant cette histoire transpire Marseille et plus encore sa façade maritime : conflits sociaux, histoire ouvrière, violence, tchatche, village dans la ville, famille au sens très large, solidarité, haine… On est dans le mix-marseillais : oui des “pauvres gens” sont victimes de violences, oui il y a un malaise que l’on a du mal à comprendre, et non, ça ne sert à rien de baisser les bras et de se murer dans une réponse encore plus violente à une violence de désespoir.
Cette histoire est celle de Marseille : elle utilise ses thèmes, son décors, et contribue à créer un genre “social et marseillais”, mais peu de traces des gens qui peuplent cette ville et vivent cette histoire dans la vraie vie. Et après tout, pourquoi une histoire portée par des comédiens marseillais, s’exprimant avec leur accent, ne pourrait pas porter de message universel ? Je m’intéresse bien à des films dans toutes les langues du monde, pourquoi ne pas s’autoriser un film en marseillais ? Quitte à le sous-titrer pour l’exporter à Bruxelles, Paris, Nantes ou Montréal.
Je ne veux pas jeter la pierre à Guédiguian qui a fait des films splendides sur Marseille et contribué à créer un intérêt un genre intimement lié à la ville. Mais avec beaucoup d’humilité, j’aimerais attirer l’attention sur ce point car il est à mon sens plus important que ce que l’on pourrait penser.
D’abord parce qu’un film de Guédiguian tourné à Marseille est automatiquement estampillé “Marseille” partout en France et ailleurs, et en ça, il donne à voir Marseille aux autres, et représente un miroir pour les marseillais. Tel quel, ce film dit : “presque personne n’a d’accent à Marseille”, ce qui, au-delà d’être faux, donne une image “normale”, standardisée de la ville au regard du reste de la France, et donne aux habitants une norme qui n’est pas la leur, qu’ils peuvent refuser (comme je le fais) ou intégrer en se disant que ce sont eux “les autres”, “les différents”.
Et voilà le fond du problème pour moi : on supprime ce qui fait notre différence pour singer une norme imposée par l’extérieur. Comme si on ne s’était pas encore libéré d’un complexe d’infériorité datant de la francisation de la Provence, lorsque les élites parlaient français alors que le peuple continuait de parler provençal. A ce titre, je vous conseille la lecture (même en diagonale) d’un ouvrage de Philippe Blanchet, Professeur d’Université à Rennes : Langues, cultures et identités régionales en Provence : la métaphore de l’aïoli. Il y explique comment le français a fini par supplanter le provençal, mais aussi comment nous nous sommes approprié une langue qui n’était pas la nôtre : en créant un franco-provençal que nous parlons encore aujourd’hui, mais qu’il conviendrait de perdre dès lors qu’on fait des études ou que l’on veut s’élever dans la société. Souvenez-vous du petit Césariot dans Pagnol, qui revient des études et parle pointu, signe de son éducation. Il me semble que dans Plus Belle La Vie, personne n’a d’accent si ce n’est un vieux monsieur…
J’ai une amie québecoise qui vit depuis 7 ans à Paris et m’a dit un jour “au bureau je suis obligée de désinfecter mon français” si je veux qu’on me comprenne. Le mot choisi est lourd de sens : l’accent serait une infection face à une langue pure. Une conception très francophone, à l’opposé d’un monde hispanophone où le dictionnaire de référence intègre toutes les variations lexicales d’un même mot (se dit comme ça à Madrid, mais comme ça en Galice, au Mexique, en Argentine…) conférant automatiquement une légitimité au “parler” local. Du coup, les espagnols profitent pleinement de la culture sud-américaine alors que nous nous limitons à quelques chanteuses québécoises ayant “désinfecter” leur français et une curiosité cinématographique annuelle (sans parler de l’Afrique).
Forcément, ceci entretien l’idée que parler avec l’accent marseillais est une anomalie qu’il convient de corriger (puisque même les comédiens qui nous représentent à l’écran ne parlent pas comme ça – surtout pas les jeunes), alors que c’est exactement l’inverse d’une anomalie : le résultat de l’histoire. Celle de ce qui n’était pour beaucoup de nos grands-parents qu’une deuxième langue que l’on apprenait à coups de règles à l’école primaire.
Non content d’avoir oublié notre première langue, on cherche maintenant à gommer ce qu’il en reste dans le français que l’on parle, et tout va bien. Triste amnésie collective !
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