Des familles de victimes du trafic en voyage à Naples pour apprendre de la lutte anti-mafia

Reportage
par Rédaction de Marsactu & Gianni Esposito
le 25 Mar 2024
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Plusieurs collectifs marseillais de familles de victimes d’assassinats liés aux trafics se sont rendus la semaine dernière en Italie. L’objectif de ce voyage d’études, organisé par l’association Crim Halt, était de s’inspirer des pratiques antimafia locales. Marsactu était à leurs côtés.

À la fin du défilé antimafia à Casal Di Principe, Laetitia Linon prend la parole devant près de 10 000 personnes. (Photo : GE)
À la fin du défilé antimafia à Casal Di Principe, Laetitia Linon prend la parole devant près de 10 000 personnes. (Photo : GE)

À la fin du défilé antimafia à Casal Di Principe, Laetitia Linon prend la parole devant près de 10 000 personnes. (Photo : GE)

Au moment où Emmanuel Macron était en visite surprise à Marseille mardi dernier, pour annoncer un nouveau plan censé enrayer l’explosion des trafics de drogue, deux des principaux collectifs de familles de victimes n’étaient pas sur place pour le recevoir. Et pour cause, ils étaient en Italie. Fana Rahem et Ouassila Kessaci, deux mères qui ont toutes les deux perdu leur fils en 2022 et 2020, ainsi que cinq membres du collectif des familles de victimes prenaient l’avion samedi dernier depuis Marignane, afin de retrouver des collectifs antimafia corses, des journalistes, anciens magistrats ou universitaires, sur invitation de l’association Crim Halt. L’occasion ? Un séjour de formation à “l’antimafia sociale”, dans le cadre d’un programme d’échanges baptisé “Erasmus plus”, financé par des fonds européens. Née d’années de lutte contre le crime organisé, l’antimafia sociale est définie par Fabrice Rizzoli, le président de Crim’halt, comme “un corpus de dispositifs qui permet au citoyen d’avoir un rôle contre la mafia”.

L’expédition se déroule en majeure partie à Casal di Principe, petite commune de 22 000 habitants à une demi-heure de voiture au nord de Naples. Ici, le 19 mars 1994, le prêtre Don Peppe Diana est tué par la Camorra, au sein même de son église, à cause de son engagement antimafia. Depuis, la ville est devenue en Italie un modèle de la lutte contre le crime organisé et l’implication sans faille de ses citoyens a permis de faire reculer la violence des clans mafieux. Quel meilleur endroit pour ces Marseillaises en quête d’autres pistes pour arrêter l’hécatombe ?

Au programme du séjour de Crim’Halt, la rencontre de familles italiennes endeuillées par le crime organisé, la découverte du concept d’usage social des biens confisqués, avec en point d’orgue la participation à deux cortèges : jeudi 21 mars à Rome, pour la journée nationale en mémoire des victimes de la mafia et mardi 19 mars à Casal di Principe, pour le 30ᵉ anniversaire de la mort du père Don Peppe Diana.

Hassna Arabi et Jasmine Benaim sur la pelouse du Circus Maximus de Rome. Plus de cent mille personnes ont envahi les rues de la ville jeudi 21 mars dernier, à l’occasion de la journée nationale du souvenir et de l’engagement en mémoire de toutes les victimes innocentes de la mafia. (Photo : GE)

Cortège massif

Et c’est ce mardi matin, alors que le président Macron n’a pas encore atterri à Marseille, que se tient ce deuxième événement. Une foule compacte se masse dans l’église di San Nicola, où le prêtre a été assassiné pour symboliquement donner la messe qu’il n’a jamais pu faire. La suite, ce sont près de 10 000 personnes qui défilent dans une ville de 22 000 habitants. Une centaine de bus scolaires ont fait le déplacement, des groupes de scouts venus de toute l’Italie…

Voir autant de monde ici, c’est beau, surtout autant d’années après.

Jasmine Benaïm

Et dans le cortège, Jasmine Benaïm, 26 ans, sœur de Kawatar, cette jeune bachelière de 17 ans, dont la vie a été fauchée par une fusillade à Marseille le 9 juillet 2021. À l’époque, sa famille n’a pas eu le courage d’organiser une marche blanche : “Aujourd’hui, je le regrette, dit la jeune femme. Pour porter son nom, pour dire que ce n’est pas normal qu’une enfant de 17 ans, qui allait entrer à la Sorbonne, avec l’avenir devant elle, puisse se faire assassiner aussi brutalement. Voir autant de monde ici, c’est beau, surtout autant d’années après. En France, j’ai l’impression qu’une victime en chasse une autre.”

Des marches blanches pour les victimes des trafics à Marseille, il y en a eu. Avec plus ou moins de succès. Le rassemblement organisé pour Rayanne, 14 ans, victime collatérale d’une fusillade le 18 août 2021, a mobilisé beaucoup de monde dans sa cité des Marronniers. Il était plus triste de voir en octobre dernier le faible niveau de participation à l’hommage organisé dans le centre-ville pour Socayna, décédée dans sa chambre d’une balle perdue, au troisième étage d’une cité du 10ᵉ arrondissement.

“Engagement collectif” et “culture de la légalité”

En comparaison, la mobilisation populaire en Italie quand il s’agit d’honorer la mémoire d’un prêtre pourtant décédé trente ans en arrière, est frappante. L’explication, insiste Luigi Ciotti, fondateur de Libera, association fondée en 1995, se trouve dans “la constance quotidienne de l’engagement collectif” : le succès du rassemblement est le fruit d’un travail mené de longue date par les associations antimafia locales pour éduquer, dit-on ici, le citoyen à “la culture de la légalité”.

Chaque année, ce sont près de 4000 étudiants qui sont accueillis à la casa Don Peppe, un ancien bien mal acquis confisqué à un tueur de la Camorra, aujourd’hui transformé en centre culturel et mémoriel à Casal di Principe. “La prévention menée auprès des plus jeunes est l’un des enseignements du modèle italien. Il doit se faire au collège, mais même avant, dès l’école primaire”, salue Atika Saib, la tante de Sarah, autre victime collatérale des trafiquants, fauchée à 19 ans et décédée le 13 octobre 2020.

C’est énorme. Nous, on se bat pour avoir ne serait ce qu’un psy, qu’il ait un premier entretien avec la famille et qu’on n’arrive pas souvent à avoir.

Laetitia Linon

En plus de la découverte de ce travail pour la mémoire des victimes, les Marseillaises ont été marquées par la rencontre avec les équipes de Pol.i.s, une fondation financée par la région Campanie qui se propose d’offrir aux familles un suivi psychologique et une aide juridictionnelle, allant même jusqu’à se porter partie civile auprès des proches endeuillés pour les aider dans leurs démarches face à la justice. “C’est énorme, nous, on se bat pour avoir ne serait ce qu’un psy, qu’il ait un premier entretien avec la famille et qu’on n’arrive pas souvent à avoir”, observe Laetitia Linon, la tante de Rayanne.

En Italie, une autre méthode visant à impliquer le citoyen dans la lutte contre le crime organisé est d’assigner la gestion d’anciens biens criminels à des acteurs de l’économie sociale et solidaire à travers le dispositif d’usage social des biens confisqués, créé en 1996. Par exemple, à Casal di Principe, l’ancienne maison du chef de clan Walter Schiavone a été confiée à une association qui en fera un centre de réhabilitation pour la santé mentale. Un restaurant social, la Nouvelle cuisine organisée (NCO) a ouvert dans une villa confisquée à la Camorra.

Fana Rahem dans l’espace mémoriel installé dans l’église di San Nicola, installé à l’endroit même ou le père Don Peppe Diana a été assassiné par la mafia. (Photo : GE)

Dépasser le “tout répressif”

Dans le cortège pour Don Peppe, mardi dernier, on croise un lycéen italien défilant avec une pancarte portant le nom du juge Pierre Michel tué par des truands à Marseille en 1981. Exemple de cette “culture de la légalité” de l’autre côté des Alpes. À la lecture des annonces d’Emmanuel Macron sur ses projets pour Marseille, Laetitia Linon admet pendant la marche ne plus beaucoup croire “au tout répressif” : “on ne pourra pas mettre un flic derrière chaque consommateur de drogue. La réponse est à chercher ailleurs”.

“En Italie, il y a eu un effort commun citoyen et l’État l’a entendu et mis en pratique.” C’est ce qui retient pour sa part Hassna Arabi, la cousine de Socayna, en repensant à toutes les difficultés auxquelles sa famille a dû faire face en plus de la douleur d’avoir perdu un proche. Ne serait-ce que sur la question du relogement. Pour la maman de Socayna et sa petite sœur de 14 ans, Sabrina, les proches n’avaient fait valoir qu’une seule exigence, trouver un nouvel appartement qui ne soit pas trop loin de son collège. “Et pourtant, la première proposition que nous a faite le bailleur a été dans une cité pire encore que celle ou elle était, à la Capelette, où il y avait un autre point de deal !”, s’étrangle encore Hassna. Après une nouvelle alerte auprès du maire, la famille a finalement pu être relogée dans une résidence sécurisée.

À Casal di Principe, le rassemblement tenu en l’honneur du père Don Peppe Diana se conclut par la lecture sur la place publique des plus de 1000 noms de victimes dites “innocentes” du crime organisé en Italie, en Corse, mais aussi à Marseille. Laetitia, Atika, Fana et les autres montent sur scène pour dire au micro ces noms, dont ceux de leurs proches disparus.

Pour Fabrice Rizzoli, ce qui tue une seconde fois les victimes, c’est “l’oubli”. Et pire, les justifications que l’on donne à leur élimination : “s’il est mort, c’est qu’il était là au mauvais endroit, au mauvais moment”. À leur retour, les Marseillaises partageaient, elles, leur sentiment d’avoir été au bon endroit, au bon moment. 

Fabrice Rizzoli : “Poursuivre l’argent plutôt que le produit”
Crim’Halt, association organisatrice du séjour, n’en est pas à son premier voyage de formation dédié à l’échange de pratiques. Son président, le chercheur en sciences politiques Fabrice Rizzoli, insiste sur l’idée des biens confisqués comme pratique à développer en France : “Lorsqu’il y aura dix, 15 biens à Marseille mis à disposition des citoyens, la population pourra se dire que l’action de la justice, c’est du concret”. Il cite l’exemple à Marseille de l’ancienne maison d’un trafiquant transformée en lieu d’hébergement d’urgence pour des femmes victimes de violences, mais aussi pour des mineurs mis en danger dans leur quartier par le deal. “Deux biens sur la Corniche ont été saisis provisoirement et devraient être confisqués prochainement. Imaginez que dans ces deux biens demain, il y ait, y compris dans des quartiers un peu privilégiés, des associations qui font de l’intérêt général, qui sait, un restaurant coopératif où travaillent des migrants… Cela redonnera de l’espoir, de la couleur, du goût. Alors que quand on n’entend que le bruit des kalachnikovs et des arrestations, on a l’impression que ça ne finira jamais”.
Une perspective qui pourrait être rendue plus concrète par des évolutions législatives récentes. “La justice a raison de faire des opérations coup de poing, mais par exemple, on ferait mieux de privilégier les enquêtes patrimoniales et de poursuivre l’argent plutôt que de poursuivre le produit. Là-dessus, il y a beaucoup de progrès à faire en France. On a obtenu par exemple la confiscation obligatoire des avoirs criminels au mois de décembre, la loi sera votée ce mardi 28 mars par les sénateurs. Donc, on devrait confisquer plus d’avoirs criminels dans les années à venir”.

Gianni Esposito

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Rédaction de Marsactu
Gianni Esposito

Commentaires

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  1. ALAIN B ALAIN B

    “La justice a raison de faire des opérations coup de poing, mais par exemple, on ferait mieux de privilégier les enquêtes patrimoniales et de poursuivre l’argent plutôt que de poursuivre le produit. Là-dessus, il y a beaucoup de progrès à faire en France. On a obtenu par exemple la confiscation obligatoire des avoirs criminels au mois de décembre, la loi sera votée ce mardi 28 mars par les sénateurs. Donc, on devrait confisquer plus d’avoirs criminels dans les années à venir”.
    Pourquoi cela a-t-il mis autant de temps en France, il faudrait aussi le faire plus durement sur les fraudes fiscales dans les paradis fiscaux où d’ailleurs se trouve certainement l’argent de la drogue

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    • Richard Mouren Richard Mouren

      Poursuivre l’argent, on en est loin! Le 19 Mars, Opération Place Nette XXL avec 1 président 3 ministres et un tian de “bleus” : 8,7 kilos de cannabis, 339 grammes de cocaïne et 385 610 euros saisis…….. une misère.

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  2. Carole Filiu Carole Filiu

    Reportage fort et émouvant, merci.

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  3. MarsKaa MarsKaa

    Merci Marsactu pour ce reportage et pour votre soutien aux familles de victimes.
    Il est temps qu’à Marseille, en France, on pose le mot : mafia, crime organisé. Que l’on cesse d’imputer, à Marseille, les trafics aux seuls “jeunes issus de l’immigration”, aux “jeunes des quartiers nord”, stigmatisant ainsi toute une partie de la société française, et notamment les familles victimes.
    Quand on aura admis que les premières victimes des trafiquants ce sont ces jeunes, quand on aura admis que les habitants des “quartiers”, des “cités” sont des citoyens de notre société, alors peut-être que l’on se sentira solidaires, unis dans la douleur, et que la lutte contre les trafiquants sera engagée plus sincèrement, plus sérieusement par les autorités.
    Quand un jeune homme ou une jeune fille des “quartiers” des “cités” est assassiné, au lieu de l’associer immédiatement aux trafics de façon scandaleuse, on devrait immédiatement l’associer à la jeunesse de notre pays, à notre société. Le crime organisé s’est emparé de certains quartiers à Marseille, et c’est notre jeunesse, notre société qui est victime.

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    • MarsKaa MarsKaa

      C’est ce que les Italiens ont majoritairement compris. Les Italiens savent aussi les liens de corruption qui se sont instaurés, avec des policiers, des politiques… et savent que non seulement la vie de personnes est en jeu, mais aussi la société dans son ensemble, la justice, la démocratie…

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    • julijo julijo

      tout à fait de votre avis.
      suivre l’argent et pas le produit. quelle belle leçon itatienne.
      mais pas d’infos en france, ou à marseille, des biens saisis et de ce qu’ils deviennent.
      pas de liaison avec l’impérative nécessité de commencer tôt, très tôt à informer et protéger nos enfants. dans les cités certes, mais partout.
      non, juste des coups de menton à peine productifs, près des points de deal…et là c’est un peu tard. c’est à faire, évidemment, mais pour un règlement “social” ça n’a aucune utilité.
      vous avez raison de dire c’est un problème de société, de justice et de démocratie.

      donc, on attend la suite.

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  4. Marc13016 Marc13016

    Bravo à ces Dames. Et bravo à Marsactu pour publier cette actualité.
    Démarche discrète et efficace que voilà. A côté, d’autres démarches “flamboyantes” paraissent bien ternes …

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