[26 siècles d’engatse] La Reine Jeanne se fâche
Dans cette série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Ce deuxième épisode de l'année s'immisce dans l'intimité de l'engatse.
(Illustration Michéa Jacobi)
Le monde est traversé de conflits sanglants. Les raisons sont archaïques : on se bat pour les territoires, pour la religion, pour la domination. Les manières de combattre ne sont pas moins antiques : tranchées, sièges, razzias, massacres. Tandis que les armées s’étripent et font subir aux populations les pires souffrances, on se dispute aussi dans l’intimité des foyers. Sous le ciel serein d’une paix longue d’un siècle ou presque, les couples de France, de Navarre et des Bouches-du-Rhône continuent de s’engueuler à qui mieux mieux. Madame reproche à Monsieur d’avoir été impoli avec son arrière-grand-tante, Monsieur répond à Madame qu’elle fait des histoires pour rien. Les raisons de chacun sont minces.
Plus elles sont minces et mieux le débat s’envenime. Commencé dans des broutilles, il court bientôt vers des questions existentielles. Qui es-tu pour me parler ainsi ? Qui es-tu pour me répondre comme ça ? Mais qu’est-ce qu’on fout ensemble ? Le ton monte, le ton ne cesse de monter. Les armes qu’utilise chacun ne sont d’habitude que des paroles. Depuis quand les couples se livrent-ils à ces arguties ? Qu’en reste-il ? De quand datent-elles ? Il y a peu de documents susceptibles de répondre directement à ces questions. Les disputes ont lieu dans l’intimité, personne n’en relève les minutes. Et plus on remonte le temps, moins en trouve trace. On en est réduit, suivant au petit bonheur les principes de l’École des Archives, à glaner ici et là les traces d’une controverse.
C’est à l’épaisse liasse consacrée à Jeanne Ire, reine de Naples et de Provence, que l’on peut s’arrêter.
Cette noble dame naquit à Naples en 1326. Mariée à l’âge de 7 ans à André de Hongrie (un an de moins qu’elle), elle fit étrangler celui-ci une quinzaine d’années plus tard : il lorgnait d’un peu trop près sur son trône. Elle repiqua ensuite à trois reprises aux épousailles : avec son cousin Louis de Tarente (il était depuis longtemps son intime), avec Jacques IV de Majorque (une longue captivité l’avait rendu cinglé), avec Othon de Brunswick (il lui avait permis de reconquérir le Piémont). Elle eut aussi plusieurs amants, se fâcha et se réconcilia plusieurs fois avec sa parentèle et finit par mourir sous la pression d’une pile d’oreillers malveillants. Elle trouva entre tous ces épisodes le temps de passer à Marseille, qui dépendait de son gouvernement.
Ils étaient en ménage : à huis clos
C’était en 1348. Les Hongrois avaient reconquis Naples, Jeanne fuyait. Elle arriva dans notre ville en plein hiver : un hiver de ciel bleu et de vent glacé, un hiver à empêcher tout amandier de fleurir, un hiver à rester sous la couverture. Pour dormir, ou pour autre chose. La Reine était justement accompagnée d’un de ses secrétaires préférés : Enrico Caracciolo. Elle se dépêcha de confirmer les privilèges de la ville et se retira dans la chambre que les échevins lui avaient préparée. En compagnie de l’aimable Enrico.
Ils fermèrent leurs volets, ils se couchèrent, ils s’aimèrent. Ils continuèrent de s’aimer les jours suivants. Toute une semaine, tout un mois. Ils ne sortaient plus. Des domestiques venaient apporter des bûches et relancer le feu, d’autres servaient les repas. Jeanne et Enrico s’unissaient et s’unissaient encore. De temps en temps, on envoyait un troubadour les distraire. Il chantait les vieux airs de Folquet et de Jaufré Rudel, il en inventait d’autres. La seule idée qu’en tiraient les amants était celle de s’unir à nouveau.
Au milieu de février, ils s’apaisèrent. Ils ne quittèrent pas la chambre pour autant. Ni ne cessèrent de s’aimer. Mais ils avaient pris leurs habitudes : ils mangeaient et s’étreignaient à heure fixe, ils causaient de ceci et de cela, ils étaient en ménage : à huis clos. Souvent, ils reprenaient ensemble les airs que le chanteur avait créés pour eux :
Les deux amants en chambre étaient
Qui de caresses s’entêtaient
L’un en l’autre eût voulu se fondre
Ah que jamais amour s’effondre
La dispute pour persister
C’est Michel de Nostredame, dit Nostradamus qui a recueilli ce texte. Le même écrit que la Reine Jeanne avait pour la chose “appétit et vouloir désordonnés” et “qu’elle était bien aise de recevoir les escarmouches de la douce guerre que lui faisaient ses amants et ne pouvait en souffrir les trêves“. Il dit encore : “Elle prenait un singulier plaisir à voir autour d’elle des personnages doctes et rares en toutes facultés, poètes, orateurs, philosophes, astronomes, médecins, et autres gens renommés en doctrine auxquels elle faisait de beaux et précieux dons et de grandes et hautes faveurs, singulièrement aux poètes provençaux“.
Or en toutes ces matières, Enrico Caracciolo, excellent secrétaire par ailleurs, avait le souffle court.
Et au lit, il manifestait de plus en plus souvent une certaine lassitude. Cependant les deux restaient bouclés dans leur chambre. Cependant ils restaient attachés à leurs habitudes des premiers jours. Que faire alors ? Comment persister ? Ils se disputèrent, ils se firent des scènes. L’exercice est aisé. Ils le pratiquèrent avec la même régularité et la même vigueur qu’ils avaient mise dans l’amour. L’oreille collée à la porte, les domestiques se régalaient.
Dans la scène de ménage le langage devient une arme.
Roland Barthes
Dans Fragments du discours amoureux, Roland Barthes écrit : “Dans la scène de ménage le langage devient une arme. C’est un affrontement, une parodie de conversation où les deux protagonistes tentent d’avoir le dernier mot“. Mais la Jeanne n’était pas Barthésienne pour un sol. Lors d’une énième dispute, les domestiques derrière la porte entendirent un grand bruit.
La reine venait, après plusieurs semaines de pénombre, d’ouvrir les volets. Puis elle avait jeté son secrétaire par la fenêtre après l’avoir étranglé de ses propres mains. Son mari d’alors, Louis de Tarente arriva peu après. Il venait de Naples sur une autre galère, il avait accosté à Aigues-Mortes. Ils partirent ensemble à Avignon et, pour obtenir l’indispensable faveur de ce souverain, ils lui vendirent la ville. Ils auraient tout aussi facilement cédé Marseille, mais Jeanne s’y opposa : elle en gardait un trop bon souvenir.
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