[26 siècles d’engatse] Jean François de Bastide contre Jean-Jacques Rousseau

Chronique
le 6 Jan 2024
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Pour cette nouvelle série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Pour commencer l'année, une engatse très chic, en perruques.

(Illustration Michéa Jacobi)
(Illustration Michéa Jacobi)

(Illustration Michéa Jacobi)

Il y a trois cents ans naissait à Marseille Jean François de Bastide. Sa mère était la fille d’un riche négociant, son père était magistrat (lieutenant général criminel exactement), et un brin poète. Le petit fit ses études chez les Oratoriens, se piqua précocement de littérature et de journalisme et n’eut alors qu’une idée : quitter Marseille.

À 22 ans il s’installa à Paris. Quelques semaines seulement et son inconduite, ses propos ou ses dettes le conduisaient à la Bastille pour un court séjour. À 25 ans il lança son premier journal, un curieux périodique, sans signature, ni nom d’imprimeur : les Nouvelles de la République des Belles. Il se sentait capable d’écrire n’importe quoi. Il voulait être à la mode, un peu philosophe, un peu libertin, il cherchait des protecteurs et des souscripteurs, il manquait d’argent, il était déjà fiché par la police.

La suite de sa carrière fut à l’image de ses débuts. Il collabora d’abord au Mercure de France, puis, ne comptant que sur sa plume pour gagner sa croûte, lança successivement Le Journal de Bruxelles, Le Nouveau choix du Mercure, Le Monde comme il est, le Nouveau Spectateur. Ses feuilles se vendaient aux portes cochères, il baissait le prix quand elles ne trouvaient pas d’acheteurs. Il gagna quelques sous et en perdit beaucoup. Les créanciers le harcelaient. Il fut incarcéré au Fort-l’Evêque et à Bicêtre, il s’enfuit en Belgique. Il rêva d’y créer une école très lucrative et très chic : 8 élèves à 10 000 livres de pension chacun, par an qu’il s’engageait à nourrir, chauffer, éclairer, porter, instruire dans tous les arts, excepté le manège ; à mener aux spectacles, aux promenades et à dîner avec des artistes célèbres. De la Belgique, il gagna la Hollande puis revint en France pour repiquer à la manie qui ne le quittait pas : publier et publier encore. Il repassa par Marseille pour lever une souscription pour son dernier périodique : La Bibliothèque universelle des romans.

La postérité n’a retenu de lui qu’un volume

Il ne se contenta pas des journaux, il écrivit aussi des romans, des critiques, des contes, des pièces de théâtre.

La postérité n’a retenu de lui qu’un volume : La petite Maison. Dans cette brève et précieuse rêverie, un marquis tente de séduire une dame en lui faisant, découvrir, pièce après pièce, le luxe de sa petite maison, une fastueuse garçonnière en fait. Chaque élément du décor est précisément décrit, il y a des musiciens, un souper, un jardin extraordinaire, un feu d‘artifice préparé par la maison Ruggieri mais la dame ne bronche pas. Jusqu’à ce que… Mais il ne tient qu’à vous de découvrir la fin de ce petit chef-d’œuvre. Les éditions Rivages (nées à Marseille) l’ont republié en 2008, le fleuve Wiki vous permet d’y accéder librement. Et si vous voulez toucher à la véritable substance de ce texte vous pouvez aussi lire un des multiples articles savants qui lui sont consacrés : Pour une sémiotique de l’espace de la Petite Maison, La rencontre du libertinage et du luxe dans La Petite Maison, Sentiments du corps et esthétique sensualiste dans La Petite Maison, Petite Maison and Architectural Seduction, la seduzione del décor, L’architecture du consentement.

De Bastide voulait, bon gré mal gré, fourrer tous mes manuscrits dans un journal appelé le Monde.

Jean-Jacques Rousseau

À cent lieues de ces proses universitaires, Bastide tenta seulement d’écrire des textes qui lui plaisaient et plaisaient à ses contemporains. On le prenait pour un viveur opportuniste, il avait une idée de lui-même bien différente. “Ma sorte de philosophie est un mépris général des préjugés et des usages”, écrivait-il.  Quand il voulait augmenter le nombre de ses lecteurs, il sollicitait des “grandes plumes”. D’Alembert s’indigna de le voir utiliser son nom sans permission, Voltaire lui donna quelques “rogatons”, seul Rousseau accepta de lui vendre un texte de quelque importance : Extrait du projet de paix perpétuelle. Le grand Jean-Jacques en parle lui-même au livre XI de ses Confessions. Il écrit : “De Bastide voulait, bon gré mal gré, fourrer tous mes manuscrits dans un journal appelé le Monde”.

“Vous agissez et parlez comme un Marseillais”

Il ne raconte pas, le malin, comment les choses se passèrent exactement, un dimanche à Montmorency.

Il voulait une belle somme, l’autre était dans l’incapacité de la fournir. La négociation commença. Rousseau raisonnait. Il faisait de grandes phrases. Sa voix était traînante et ses formules assassines. On aurait dit Jean-Luc Godard (il était suisse comme lui) dans ses plus mauvais jours. De son côté, Jean François de Bastide bouillonnait. Et plus il bouillonnait, plus l’accent du Midi (il avait depuis longtemps pris usage de le masquer) revenait à ses lèvres. Il sentait monter en lui une colère toute méridionale. Il en vint aux mains. Ne se contenant plus, il envoya valser la perruque à trois rangs du célèbre Jean-Jacques. Celui-ci ricana et lança : “Vous agissez et parlez comme un Marseillais cher Monsieur !”. Bastide retrouva aussitôt son calme. Il avait des lettres, il connaissait l’œuvre de son contradicteur sur le bout des doigts. “N’avez-vous pas écrit, cher Maître, que “L’accent est l’âme du discours” et “qu’il lui donne le sentiment et la vérité””, répliqua-t-il. L’autre, trop content d’être cité, se fit aussitôt plus souple.

Et l’affaire fut conclue pour douze louis seulement.

PS : N’ayant réussi qu’à devenir une fragile lumière parmi les Lumières, Jean François de Bastide quitta la France pour l’Italie une année avant la Révolution. Il eût voulu revenir pour mettre sa plume au service du nouveau régime, elle savait tout faire. Mais on ne voulut pas de lui. Il mourut à Milan en 1798. Il avait écrit, en 1766 un texte autobiographique plaisamment intitulé : Mémoires apologétiques de M. de Bastide, ouvrage fait en cinq jours par la nécessité des circonstances. Il faut aller à la Bibliothèque de la Comédie Française pour le consulter.

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

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