[26 siècles d’engatse] Vengeance imaginaire
Pour cette nouvelle série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Cette semaine : une saine envie de mettre une pâtée aux Aragonais lorsque sonne la cloche de la récréation.
(Illustration Michéa Jacobi)
La conférence promettait d’être ennuyeuse. Pensez un peu. Il ne s’agissait pas de causer de la résilience, la sagesse comme remède universel ou des bénéfices d’un bon gros séjour solitaire dans une cabane au fond des bois. Non, pas du tout. Le professeur K., ce has been, ce vieux jeu, ce pédant (certains prétendaient même qu’il était un brin pochard) avait choisi de disserter sur la vengeance.
La vengeance ! La vengeance ! Je vous demande un peu ! Dans une ville si tranquille, dans un monde si pacifié, pourquoi parler de vengeance ?
Mais il était trop tard pour déserter la salle. Et le copain qui m’avait entraîné là, me promettait à nouveau que la causerie allait être passionnante : “Tu vas voir, ce type-là est un vrai savant.”
Dissertation poussive
K. était un vrai savant en effet, mais je compris dès les premiers mots qu’il aurait du mal à m’intéresser. Il débuta en remontant naturellement aux textes les plus anciens : le Code d’Hammurabi, Eschyle, Platon, la Bible, le Coran. Il évoqua l’œil pour l’œil et la dent pour la dent. Il précisa à ce propos que le fameux talion de la loi du talion était dérivé du latin talis, et qu’il fixait donc un principe d’égalité de la riposte que les vengeances respectaient rarement. “Mais n’anticipons pas, enchaîna-t-il, et demandons-nous ce qui est à l’origine de la vengeance.” Et il fila vers sa première citation :
Don Diègue : “Viens me venger.
Don Rodrigue : De quoi ?”
Le levain de ce sentiment fermentait dans la solitude par le plaisir qu’on prend à s’y livrer
Rousseau
Et pour tenter de répondre à la question du héros de Corneille, il se mit à faire pleuvoir les références avec la régularité poussive d’une dissertation en classe de terminale. Je m’ennuyais comme prévu. Montaigne me disait que mon être était “cimenté de qualités maladives” et que c’était ainsi que “la vengeance logeait en moi”, Rousseau précisait que le “levain de ce sentiment fermentait dans la solitude par le plaisir qu’on prend à s’y livrer”. Il ajoutait “que ce cruel plaisir dévore et consume celui qui s’y livre”. Nietzsche surenchérissait : “La seule véritable cause physiologique du ressentiment, de la vengeance et de tout ce qui s’y rattache est le désir de s’étourdir contre la douleur au moyen de la passion.” Cyrulnik n’était naturellement pas en reste : “La vengeance, c’est l’assurance d’un malheur programmé.” Croyant entendre la voix lénifiante du psychologue vedette, j’étais près de m’assoupir.
“La vengeance est bonne pour le caractère”
Respectant sans surprise le triplet thèse antithèse, synthèse, K. passa heureusement aux quelques auteurs qui avaient osé faire l’éloge de la vengeance. Machiavel était au premier rang qui, s’élevant contre le dicton : “La vengeance est un plat qui se mange froid”, recommandait “d’assassiner ceux qui vous sont suspects et ceux qui se déclarent vos ennemis et de ne point faire traîner votre vengeance.” Graham Greene était plus subtil : “Un homme a toujours le droit de se venger, si peu que ce soit ; la vengeance est bonne pour le caractère ; d’elle naît le pardon.”
Mais rien n’y faisait. L’ensevelissement sous les bons mots et le ton professoral m’appelaient au sommeil.
C’est alors que, par bonheur, la voix de l’orateur se fit plus proche.
Il n’allait pas conclure en pesant le pour et le contre, en rejetant carrément la vengeance ou en la tolérant à condition qu’elle soit “proportionnée”. Non, il allait parler de Marseille.
Le plus célèbre des romans qui prend pour décor notre cité n’est-il pas une longue, très longue histoire de vengeance ?
K.
“Peut-on mettre les tragiques règlements de compte que connaît notre ville au rang de la vengeance ? N’est-il pas lamentable que des supporteurs caillassent l’autobus d’un club concurrent au prétexte de… ? Je ne saurais dire, je ne saurais parler de milieux qui me sont peu familiers”, avoua-t-il.
Il repiqua alors un instant à la littérature : “Le plus célèbre des romans qui prend pour décor notre cité n’est-il pas une longue, très longue histoire de vengeance ? Le point crucial de ce récit ne se situe-t-il pas dans le dialogue d’Edmond Dantès et de l’abbé Faria ?”
Faria : “Je suis fâché de vous avoir aidé dans vos recherches et de vous avoir dit ce que je vous ai dit.
Dantès : Pourquoi cela ?
Faria : Parce que je vous ai infiltré dans le cœur un sentiment qui n’y était point : la vengeance.
Dantès, souriant : Parlons d’autre chose.”
Faisant mine de répondre à Dantès, K. enchaîna : “Non, ne parlons pas d’autre chose. La vengeance est-elle en nous ? La vengeance est-elle en moi ? Je crois bien être trop vieux pour être l’objet d’une si fâcheuse passion. Mais un très lointain souvenir m’est revenu au moment de rédiger cette conférence…”
Picon, chichi et carte postale
“… En ce temps-là, j’avais huit ou neuf ans, on avait à l’école un livre qui ne parlait que de l’Histoire Marseille. Toute l’histoire de Marseille ! C’était le Gaffarel [1]. Mon maître d’alors, Monsieur Reboul, était un Marseillais pur jus. Il n’avait que Phocée, Massalia et Massilia à la bouche. Nous étions la plus ancienne cité du pays (“À jamais les premiers, en quelque sorte”) ; nous avions tout inventé : l’amer Picon, le chichi fregi et la carte postale [2] ; c’est chez nous que l’on déterminait le point zéro de toutes les altitudes nationales, au marégraphe. Je vous y emmènerais un jour, promettait-il.
Quand il avait fini la leçon d’histoire préconisée par les programmes nationaux ; quand Vercingétorix avait rendu ses armes à César, quand Louis XI avait bouclé toutes ses cages et Bernard Palissy brûlé tous ses meubles, il nous disait avec solennité : « Et maintenant, ouvrez votre Gaffarel à la page… ». Nous nous exécutions avec empressement, ravis de l’entendre lire le chapitre du jour. Car lui seul avait le privilège de déclamer le texte sacré : nous, on se contentait de suivre avec le doigt et d’écouter, moitié subjugués, moitié rigolards, les détails et les remarques dont il ne manquait pas d’assortir le récit.
Deux galères et des chaînes
Je l’entends aujourd’hui encore nous parler d’une voix sentencieuse et vibrante du siège et du sac de Marseille en 1423. Il avait lu : “Alphonse V, roi d’Aragon, quitta Naples méditant une vengeance. Il se souvint que les Marseillais lui avaient pris deux galères et profita que Marseille était sans armes et sans soldats pour venir l’assiéger avec dix-huit vaisseaux.” Il avait aussitôt inséré son premier commentaire : les lâches. D’autres du même tonneau, avaient suivi. Les malins, quand, pour contourner les chaînes du port les assaillants avaient accosté dans l’anse de la Réserve ; les assassins, quand ils avaient trois jours durant procédé à une mise à sac générale ; les scélérats quand ils avaient décidé d’emporter les chaînes qu’ils avaient d’abord évitées.
Ils les ont emportées, ces pillards. Et ils les ont gardées, à Valencia, dans leur église ! Vous vous rendez compte les enfants : les chaînes du port, nos chaînes.
Et oui, avait alors expliqué M. Reboul, il y a longtemps, le port était fermé par des chaînes. C’était au niveau de la tour Saint-Jean. Au début des Pierres plates. Ils les ont emportées, ces pillards. Et ils les ont gardées, à Valencia, dans leur église ! Vous vous rendez compte les enfants : les chaînes du port, nos chaînes.
La cloche avait sonné. Nous étions sortis dans la cour dans la plus grande excitation et nous avions passé la récréation à faire la guerre aux Aragonais. Le jeu avait continué quelques semaines. Et chaque fois, je vous le garantis, les chaînes avaient été ramenées à Marseille.”
C’est sur ces mots que K. termina sa conférence. Il me sembla oublier aussitôt tout ce qu’il avait dit.
Mais il y a quelques jours, dans une librairie, un bouquin a attiré mon attention. C’était MARSEILLE 1423, de Jean-Pierre Cassely [3], infatigable amoureux de notre ville et de son histoire. Je le lus. L’auteur y reprenait le jeu auquel Monsieur K. s’était jadis adonné. Il le reprenait en grand, avec un hélico !
Je m’amusais beaucoup, j’appris des tas de choses. Et lorsque j’eus tourné la dernière page, je me dis que décidément, les plus belles vengeances sont les vengeances imaginaires.
[1] Marius Dubois, Paul Gaffarel, J. B. Samat, Hisoire de Marseille, Editions de la Ville de Marseille 1928
[2] C’est de l’invention de Dominique Piazza (1860-1941), fils de maçon, qu’il parlait
[3] Jean-Pierre Cassely, MARSEILLE 1423, on a volé les chaines du port, éditions Melmac, 14,23 euros, actuellement en librairie
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Outre les chaînes manquantes exhibées dans la cathédrale de Valence, les aragonais nous ont laissé un autre souvenir : l’îlot des Pendus, face à Endoume, aujurd’hui surmonté d’un obélisque, qui rappelle que 12 ou 13 notables marseillais y avaient alors été pendus à la vue de la population
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