Des migrantes nigérianes cuisinent pour les sans-abris : “Il y a plus malheureux que nous”
L'association The truth, qui accompagne des femmes nigérianes victimes de réseaux de prostitution, ambitionne de distribuer chaque semaine une centaine de repas aux personnes à la rue. Une action caritative qui tend aussi à faire évoluer le regard sur cette communauté stigmatisée.
Des membres de l'association The Truth qui accompagne les femmes nigérianes lorsqu'elles arrivent en France, cuisinent pour les sans-abris, à Marseille, le 5 mai. (Photo : C.By.)
L’odeur de l’oignon fraîchement coupé le dispute à celle de la sauce tomate qui glougloute sur une plaque de cuisson. Dans un petit squat associatif du 5e arrondissement, la cuisine a des airs de ruche : l’espace est contraint et une demi-douzaine de femmes s’y affaire dans une ambiance joyeuse. Ce vendredi 5 mai, l’association The truth organise sa première distribution de repas à destination des sans-abris et des personnes prises en charge en hébergement d’urgence via le 115. Fondée il y a cinq ans à Marseille par Grace Inegbeze, l’association vise à accompagner les femmes nigérianes victimes des réseaux de traites d’êtres humains et de prostitution.
“Ce n’est évidemment pas une opération tournée vers la seule communauté nigériane. Elle s’adresse à toutes les femmes et tous les hommes qui sont dans la précarité”, pose Grace Inegbeze. Cheveux retenus en une petite couette, elle sourit, le nez au ras du riz qui cuit : “Cette idée de distribution me tient particulièrement à cœur, car ce sont les femmes elles-mêmes qui l’ont eue”. The truth ambitionne de distribuer une centaine de repas chaque vendredi. Pour ce faire, la structure compte sur les dons, en ligne notamment, et espère, à terme, pouvoir rémunérer ses cuisinières.
Riz jollof et poulet grillé
Au menu du jour : riz jollof et poulet grillé. “Un vrai repas nigérian”, souligne Akanbi, 34 ans, ceinte dans son tablier violet aux couleurs de “The Truth Kitchen”. Comme Rita, Doris, Anna et les deux Blessing, elle arrive du Nigeria. De l’état de Lagos, en ce qui la concerne. Et comme beaucoup des femmes en situation de migration arrivant de ce pays d’Afrique de l’Ouest niché entre le Bénin et le Cameroun, elle a été victime d’un réseau de traite. “J’ai été contrainte de me prostituer dans la rue pour payer ma dette en Italie. Quand je suis arrivée à Marseille, après un passage près de Bordeaux, l’association de Grace m’a beaucoup aidée. Elle nous aide à reprendre pied dans la vie, à trouver du travail ou un appartement. À être libres !”, explique-t-elle. Elle touille la casserole de sauce et poursuit : “Toutes les autres ont vécu les mêmes choses que moi. Notre vie est dure. Cuisiner avec The truth, c’est aider les autres à notre tour. Il y a plus malheureux que nous.”
J’apprends aux femmes ce que la France m’a appris : la solidarité.
Grace Inegbeze
Grace va de la table où elle boit un café à la cuisine : “J’apprends aux femmes ce que la France m’a appris : la solidarité. Elles n’ont rien ou pas grand-chose, mais elles se rendent compte qu’au lieu d’argent, elles peuvent donner de leur temps et de leur énergie.” Elle ne cache pas sa fierté de voir ses camarades à l’œuvre. “Pour moi, l’intégration commence par le travail, se lever le matin et accomplir des tâches”, cadre-t-elle. Installée à Marseille depuis 20 ans, elle revendique sa volonté de faire sortir ces femmes de leur isolement. La plupart d’entre-elles vivent dans des squats des cités des quartiers Nord. Depuis 2018 en partenariat avec d’autres associations marseillaises comme l’Amicale du nid, The truth a suivi entre 400 et 500 femmes.
Sans travail et sans argent
Yeux de biche surmontés d’épais faux-cils et croix tatouée sur la joue droite, Blessing est la cheffe en cuisine ce vendredi matin. Elle répartit les rôles dans sa brigade et surveille les pilons de poulet qui grillent dans le four. “Je n’ai pas d’argent. Je suis demandeuse d’asile, donc je ne peux pas travailler”, regrette-t-elle. Âgée de 28 ans, cette maman de deux enfants a, elle aussi, fui un réseau de prostitution à l’œuvre en Italie. “Je m’en suis sortie en partie grâce à Grace et à son association. Alors aujourd’hui cette opération, c’est ma façon de redonner.”
C’était comme être dans une cage. Une fois j’ai été tellement battue par l’homme qui me gardait que j’ai dû aller à l’hôpital.
Rita
Rita raconte sans fard ce périple qui l’a menée de l’état du Delta, au sud du Nigeria, jusqu’à un squat marseillais en passant par l’Italie. Durant ce parcours migratoire, la jeune femme de 27 ans a vécu les maltraitances que toutes ou presque relatent. À commencer par le juju, ce rite qui crée un objet de vénération lors d’une cérémonie de sorcellerie et maintient les femmes dans un état de servitude tant qu’il n’est pas détruit. Mais aussi les coups quotidiens, l’obligation de “faire le trottoir”, les menaces récurrentes sur la famille restée au pays… “C’était comme être dans une cage. Une fois, j’ai été tellement battue par l’homme qui me gardait que j’ai dû aller à l’hôpital. Quand je suis sortie, j’ai récupéré de l’argent que j’avais caché et je me suis enfuie”. Bien sûr, dit encore Rita, elle se sent “un peu plus libre” mais son “cœur est encore très lourd”.
Racisme et stéréotypes
Dans le petit local associatif, toutes pointent aussi les stéréotypes et le racisme qui pèsent sur leur communauté et qu’elles ne s’attendaient pas à éprouver avec autant de force. Les gangs – nommés “cults” -, leurs rivalités brutales, le proxénétisme, les pratiques mafieuses… “Bien sûr que ça existe, mais tout le monde n’est pas violent chez les Nigérians”, plaide l’autre Blessing, aux cheveux courts partiellement teints en roux. Grace résume la situation ainsi, “comme souvent le dernier arrivé est perçu comme le mouton noir.”
L’opération cuisine de ce vendredi matin, outre sa portée caritative, nourrit un autre but. Elle cherche à offrir “un regard différent sur la communauté”, explicite Collins Inegbeze, le mari de Grace, lui aussi membre de l’association. “Il faut changer l’image que les gens ont de nous”, reprend cet employé d’entreprise de BTP. Pour la fondatrice de The truth comme les femmes réunies aux fourneaux ce jour-là, la mission revient aux Nigérians de Marseille eux-mêmes. “Nous devons nous saisir de ces problématiques et pas les glisser sous le tapis. J’ai été la première, et longtemps la seule, à parler de la traite des femmes dans ma communauté. Ce qui est fou !”, reprend Grace, devant une assiette de riz fumant.
Ce même après-midi, Grace, Blessing, Akanbi et les autres se retrouvent à la porte d’Aix. C’est là qu’elles ont décidé de faire leur première distribution. Les pilons de poulet, le riz et la sauce tomate relevée ont été rangés dans des caisses et de grands sacs. Les portions partent en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Les migrants qui vivent à proximité de la place n’en reviennent pas. Ali, 65 ans, est d’origine tunisienne. Veste de survêt’ et claquettes aux pieds, il répète : “Bravo les filles, alors là, bravo !” Comme Trustin, libérien de 26 ans et Marius, camerounais, âgé de 17 ans, il confie qu’il n’a pas la possibilité de cuisiner en vivant à la rue.
Les cuisinières tendent leurs sacs à qui veut autour de l’auguste arc de la place. Elles y ajoutent un tract violet de The truth. Un jeune revendeur de cigarettes à la sauvette les remercie d’un cœur façonné avec les doigts. Un autre interroge : “Vous revenez quand ?” Si le dons marchent bien, dès la semaine prochaine, espèrent-elles.
Commentaires
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Prends ça dans les dents, la gentrification.
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Excellent reportage Nous sommes tous d’abord des êtres humains.
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Respect.
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Merci pour ce beau reportage qui donne envie d’en savoir plus sur cette association.
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Bravo a elles.
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