Un mort par semaine : quand les trafiquants imposent leur terreur
Sur fond de guerre des stupéfiants, Marseille a été le théâtre de 16 homicides depuis le début de l'année 2023. L'ultra violence de ces fusillades interroge plus que jamais la mainmise des réseaux sur le quotidien des habitants. C'est cette réalité que Marsactu souhaite interroger au travers d'une nouvelle série d'enquêtes. Épisode 1 : l'emprise de la violence.
(Illustration : Emilie Seto)
“Pourquoi un guetteur a-t-il besoin d’une kalachnikov ?” La question, posée par un magistrat marseillais, montre que les temps ont changé. Au rythme d’un assassinat par semaine en moyenne depuis le début de l’année, la mort plane désormais sur tous les acteurs du trafic de stupéfiants à Marseille, même les plus petits. Surtout les plus petits. Voici pourquoi le mois dernier, Ali*, simple guetteur de 22 ans, a été interpellé à la cité Félix-Pyat (3e arrondissement) avec un talkie-walkie et une kalachnikov. Et répond ceci au tribunal qui le juge quelques jours plus tard en comparution immédiate : “C’était pour assurer la sécurité du quartier. On m’a appelé pour guetter, pas la police, mais les véhicules suspects.”
Parce que Félix-Pyat était la cible de “rafales” les semaines précédentes, Ali a été réquisitionné en urgence sur le planning du réseau, par crainte d’une attaque. En première ligne devant les guetteurs classiques, sa mission consiste à répliquer avant même que les collègues n’aient le temps de crier “Arah”. Rémunération : 100 euros pour un “shift” de 19h30 à 22h. 100 euros, au risque de sa vie. L’histoire d’Ali est un peu plus qu’une anecdote. L’arme de guerre qu’on lui a confiée n’a pas servi ce jour-là. Mais elle dit tout de la violence inouïe qui anime les réseaux, dérègle les codes implicites des milieux criminels et pousse à l’engrenage : encore plus de “paranoïa”, d’armes, de fusillades. Et encore plus de morts.
Depuis janvier, les éditions de La Provence et les communiqués du parquet de Marseille permettent de compter 16 homicides liés au trafic de stupéfiants à Marseille. Parmi eux, cinq hommes avaient 20 ans ou moins. Dont deux victimes mineures : 17 ans pour un jeune battu à mort à la Paternelle (15 février), 16 ans pour un adolescent tué de plusieurs balles devant un snack à la Joliette (3 avril). Aux côtés de ce dernier, deux autres garçons, de 14 et 15 ans, sont retrouvés blessés. Le pronostic vital de l’un d’eux est engagé. Dans cette procédure ouverte pour “assassinat, tentatives d’assassinats en bande organisée et association de malfaiteurs”, un homme a été mis en examen, indique le parquet. Il a 18 ans.
Le trafic de cannabis et de cocaïne n’a cessé de gagner du terrain à Marseille, au sens propre comme au figuré.
L’emprise de la violence. La prolifération des armes de guerre. Marseille qui pleure ses morts. Rien n’est nouveau dans cette tragédie. Mais ces dernières semaines, habitants et autorités veulent s’accorder pour dire qu’un seuil a été franchi. Encore un. Mais lequel ? Marsactu entame aujourd’hui une série d’enquêtes sur l’emprise du trafic de drogue dans la ville. Fusillades, exploitation des plus jeunes, emprise géographique, conséquences économiques… Malgré des décennies de luttes orchestrées par les pouvoirs publics, le trafic de cannabis et de cocaïne n’a cessé de gagner du terrain à Marseille, au sens propre comme au figuré. Ses ramifications touchent désormais, de manière plus ou moins directe, le quotidien de centaines de milliers d’habitants. La violence armée, dont nous faisons état dans ce premier épisode, en est la vitrine la plus sanglante.
À la Busserine, comme un “attentat”
Cité du Mail (14e), aux alentours de 22h, dimanche 24 avril. Assis sur un fauteuil à l’entrée du bâtiment A de cette copropriété dégradée, un guetteur de 19 ans est abattu à l’arme de guerre. “Il était statique, face au tueur, touché à la tête. Un cas d’école”, résume une source policière. Dans le quartier, on dit que “le jeune s’est réfugié dans le hall, a demandé à appeler son père, pour lui dire qu’il était désolé mais personne ne le connaissait, son père. Puis il est mort.” Il n’était pas de Marseille. Le lendemain, le point de vente est simplement déplacé derrière l’immeuble visé. Ce même lundi 25 avril, de l’autre côté de la rue, une fusillade éclate dans un snack au milieu de la Busserine (14e). Un homme de 63 ans, figure du quartier, étranger au trafic, perd la vie. À ses côtés, un trentenaire est transféré à l’hôpital avec son pronostic vital engagé. Pour l’heure, aucune interpellation n’a eu lieu dans ces deux affaires, précise le parquet.
En centre-ville, les gens doivent s’imaginer qu’ici, on s’habitue mais c’est faux, jamais. On voit ça tous les jours, on pleure tous les jours.
Une habitante de la Busserine
Depuis, le snack de la Busserine a baissé son rideau et la voiture de la plus jeune des victimes, dont on peut voir le visage souriant dans des clips de rap tournés dans le quartier, est toujours garée là. À nos pieds, une dizaine de marques à la craie blanche montrent l’emplacement des douilles retrouvées au sol après le crime. “Ils n’ont visé personne. Ils ont juste voulu tuer des gens, s’émeut une habitante. En centre-ville, les gens doivent s’imaginer qu’ici, on s’habitue mais c’est faux, jamais. On voit ça tous les jours, on pleure tous les jours.” Au cours d’une discussion devant l’Agora, le centre social de la Busserine, le mot “attentat” est lâché.
L’Agora compte une annexe juste en face du snack visé par des tirs le 25 avril. À gauche du rideau de fer, une feuille A4 annonce le déploiement du Dispav, le dispositif d’intervention et de soutien aux personnes affectées par des actions violentes. Des professionnels sont présents pour assurer un “soutien psychologique gratuit et confidentiel”. Ce dernier mot est souligné. Encore à gauche de l’affiche, sur le mur, un tag met à l’honneur la ville de Sarcelles, commune de grande banlieue parisienne. Banale illustration de l’attrait que génère le trafic marseillais, habitué depuis quelques années à embaucher des jeunes venus de loin.
Rajeunissement des auteurs
Ce phénomène de délocalisation du recrutement est bien connu des enquêteurs. Il explique, partiellement, la flambée des fusillades. “Lorsqu’on s’attaque à des jeunes dont la famille est inconnue parce qu’elle est à Dijon, Paris ou en Algérie, on sait que ces décès vont avoir moins de résonance ici, donc moins de conséquences”, résume un policier. Il ajoute : “Cela fait une décennie que des minots meurent. Il n’y a pas de rajeunissement des victimes. Mais il y a un rajeunissement des auteurs.”
En témoigne la mise en examen du jeune de 18 ans pour la fusillade de la Joliette. Ou le cas de Ali cité plus haut, connu de la justice pour des délits mineurs mais interpellé avec une kalachnikov prête à l’emploi. Ou encore l’affaire révélée par le parquet de Marseille la semaine dernière : quatre jeunes gens (une femme de 19 ans et trois hommes âgés de 20 à 21 ans) viennent d’être mis en examen pour “enlèvement et séquestration, tentative d’enlèvement en bande organisée et trafic de stupéfiants”. Ils ont été interpellés dans le 5e arrondissement après avoir tenté de pousser un homme dans le coffre de leur voiture.
La mort s’immisce dans les conversations quotidiennes. Interpellé à Frais Vallon, un petit trafiquant de 23 ans subit, devant le tribunal correctionnel le 18 avril, une morbide leçon de morale. “Votre mère demande que je vous interdise de venir à Marseille, chez elle, déclare le juge. Vous comprenez qu’elle préfère vous voir loin parce qu’elle a peur ? Peur que vous soyez engrainé dans le trafic et qu’on vous retrouve ici, ou pire, dans une voiture carbonisée avec une balle dans la tête ?” Toute la famille du jeune homme s’est déplacée au tribunal. À la suspension d’audience, quatre amis débattent. “C’est devenu trop dangereux de charbonner”, constate l’un d’eux. Comprendre : travailler pour les réseaux. Son collègue tempère : “c’est dangereux depuis longtemps. La seule différence, c’est qu’on connaît les morts parce qu’ils sont plus nombreux.”
L’étincelle de la Paternelle
Depuis le début de l’année, la cadence de ces décès est exponentielle. On a dénombré deux homicides liés au trafic en janvier. Puis quatre en février, quatre en mars et six en avril. Près de la moitié de ces fusillades mortelles ont eu lieu dans le 14e arrondissement, dont trois à la Paternelle, reconnue par les autorités judiciaires comme l’épicentre du conflit. À deux pas de la L2 et du MIN des Arnavaux, la petite résidence aux rues sinueuses et aux immeubles bas abrite quatre points de deal différents, violemment disputés. Le 15 février, le lynchage mortel d’un jeune guetteur posté à “la Fontaine”, plan très lucratif du bas de la cité, marque un tournant.
Les enquêteurs estiment ainsi que c’est ce conflit qui, comme une “tâche d’huile” et dans une logique de “vendetta permanente”, entraîne une série d’assassinats dans les cités alentours. Le lendemain, 16 février, un jeune de 20 ans est abattu aux Micocouliers. Le 24 février, l’affrontement fait une nouvelle victime à la Paternelle. Comme le 13 mars dans une voiture près de la Busserine, le 17 mars à la Maurelette… De l’autre côté de l’autoroute L2, les 2e et 3e arrondissements ne sont pas épargnés : une victime décède à la Villette le 23 mars, une autre à la Joliette le 3 avril, une autre à la Belle-de-Mai le 13 avril. À Félix-Pyat, deux fusillades, les 1er et 18 avril, touchent sept hommes en tout, dont quatre grièvement.
Ces derniers mois, ce n’est que ça : des équipes qui se retournent contre leurs associés. Avec une nouveauté : cette logique d’infliger la terreur. Tuer pour terroriser.
La procureure de Marseille
À l’été 2021 déjà, les autorités analysaient la vague d’assassinats (12 morts en deux mois) comme une conséquence de la “recomposition des réseaux”. Une recomposition réactivée aujourd’hui, selon la procureure de Marseille Dominique Laurens. “Ces derniers mois, ce n’est que ça : des équipes qui se retournent contre leurs associés. Cela se traduit par des passages en force et des agressions armées, directement sur les points de deal convoités. Avec une nouveauté : cette logique d’infliger la terreur. Tuer pour terroriser, c’est ça qui a basculé.” La magistrate précise que c’est “le conflit entre deux hommes engagés, entre autres, sur les points de vente de la Paternelle”, qui explique de nombreuses fusillades récentes.
La fin des “équipes feu” spécialisées
“Les deux clans qui s’affrontent sont parfaitement identifiés”, reconnaît un cadre de la préfecture de police des Bouches-du-Rhône. Selon lui, la vague d’assassinats actuelle s’explique par un “changement net”, opéré il y a deux ans. “Avant, chaque chef disposait de lieutenants et d’une « équipe feu », c’est-à-dire des hommes de main. En les neutralisant, on calmait les conflits.” Aujourd’hui, les équipes sont “fragmentées”, “multipliées”, et donc réinventées au gré des interpellations policières. Mais surtout, “tout devient une cible, y compris le point de deal en lui-même et les gens qui passent devant. Ainsi, chaque cible ne pèse plus rien stratégiquement. Donc la guerre continue. On n’a pas l’impression que les choses évoluent. Mais de notre côté à nous, en revanche, on avance.” Trois “commandos” armés ont été interpellés ces dernières semaines.
Cette accélération du conflit se traduit certaines semaines par des tirs quotidiens, occasionnant de nombreux blessés. Cette logique de terreur a balayé “un premier rempart”, résume un policier de l’Évêché, “celui de viser la bonne personne”. Ainsi, les moins impliqués, guetteurs ou simples passants, deviennent les premières cibles des réseaux adverses. Confrontée à des exécutants moins “professionnels” qu’avant, cette source policière note “la volatilité des équipes”, avec des passages à l’acte “sans aucune logique de temporalité”.
Au sein de la police, on parle de “cartellisation”. La procureure de Marseille, de “terreur”. Les habitants pris au piège, d’“attentats”. Si un nouveau seuil a été franchi, c’est aussi à travers l’emploi d’un vocabulaire beaucoup plus dur, partagé désormais par les acteurs de terrain comme par les plus hauts magistrats locaux. Où l’emprise s’arrêtera-t-elle ? Peut-elle faire vaciller la puissance publique ?
Une marche blanche jusqu’à l’Hôtel de Ville
Ces dernières semaines, plusieurs réunions, tables rondes, commissions se sont succédées. Mardi 18 avril, la Ville de Marseille a convié, à l’abri de la presse, des représentants de la police et de la préfecture, magistrats, élus locaux. “Tous ceux qui sont responsables”, pointe un invité qui garde un goût amer de “cette énième discussion”. Jeudi dernier, L’Humanité publie la tribune d’un nouveau collectif. “Nous ne pouvons plus accepter d’assister à la mise à mort systémique de la jeunesse sacrifiée de nos cités, dans un mutisme politique insupportable”, écrivent les premiers signataires de ce nouveau “Collectif 1er mai” marseillais. Samedi 29 avril, une réunion organisée à l’initiative du collectif Maison Blanche a donné lieu à des échanges très animés qui, comme un exutoire, ont opposé associations et élus de la Ville. Le premier mai, des “mamans” manifestaient leur colère à leur tour. Et le 2 mai au matin, des représentants de la mairie et de la préfecture étaient présents à la Busserine, lors d’une conférence de presse organisées par les habitants.
Après la fusillade à la Joliette, un nouveau collectif a été créé par des parents d’élèves du collège Izzo. “Cela a touché des jeunes du collège de nos enfants. (…) Trois jeunes ont été victimes de cette fusillade dans notre quartier. L’un d’eux est décédé”, posent-ils dans leur premier communiqué de presse. Ils appellent à une marche blanche ce mercredi 3 mai à 16h30. “Nous avons besoin de vos soutiens afin de mutualiser nos colères mais surtout nos forces pour sortir du silence”, écrivent-ils. Le cortège a rendez-vous devant le collège Izzo. La marche s’achèvera devant l’Hôtel de Ville. Avec l’espoir, qu’enfin, Marseille se montre toute entière solidaire des jeunes qui meurent, des familles qui pleurent, des pans de la ville qui se murent dans la peur.
Actualisation le 4/05/23 à 17h40 : rectification du nombre d’homicides liés au trafic de stupéfiants
Commentaires
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Puissante et essentielle enquête. Bravo Marsactu, de donner des images, des noms et de véritables éléments de compréhension pour se représenter ce que ce sont ces assassinats et cette violence inouie.
Espérons que ça fasse réagir du côté de ceux qui ont le pouvoir mais apparemment peu de volonté, ou peu d’intelligence pour répondre à ça.
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notre ministre de l’intérieur traque les écoterroristes il ne peut pas tout faire.
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oui darmanin est très occupé ailleurs.
il n’empêche que les mères de félix pyat, le nouveau collectif du 1er mai…et d’autres tous très respectables, ne demande que la sécurité et la paix pour leurs familles et leurs enfants. les flics ne sont qu’une partie de solutions.
j’ai développé un peu cet argument ailleurs : il faut éradiquer cette économie souterraine qui permet à des familles de vivre.
j’ai fréquenté ces quartiers, il y a 30 ans, le mail, les 3 cités : picon fontvert, busserine, à partir du rond point de ste marthe jusqu’au fond du capitaine gèze, il y avait à l’époque beaucoup d’usines, d’ateliers et d’artisans, qui ont quasiment tous disparus, il y a d’ailleurs quelques friches industrielles surprenantes.
il faut remettre dans ces quartiers des usines, des ateliers, des emplois, il faut régler la galère économique de cette population et ce ne sont pas forcément les flics qui règleront ce problème, même si leur utilité est certaine.
alors, aux tables rondes, réunions, commissions, y a participé le “monde” économique marseillais ? a-t-il été seulement invité ?
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Pour remettre de l’emploi, des usines et des ateliers dans ces quartiers encore faudrait-il que le tissu local l’accepte ! on passe trop souvent sous silence l’impossibilité parfois de développer de chouettes initiatives, non pas à cause du politique mais à cause des associations et des habitants sous couvert de légitimité et de concurrence sur les financements.
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Bravo Marsactu pour ces enquêtes, toutes mes félicitations, j’ai appris des choses, merci 😉
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Série nécessaire. J’espère que MARSACTU abordera également la question sous l’angle des consommateurs. On se bat pour des points de vente mais alors qui sont ces « chers » consommateurs que rien ne semble effrayer pour les fréquenter. Les chiffres d’affaire progressent, c’est donc que la demande croît et que les balles n’effraient pas les acheteurs. Mais qui sont-ils ? D’où viennent ils ? Quelques interviews?
A suivre.
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Oui, même félicitations à Marsactu et même intérêt pour compléter l’enquête du côté des consommateurs.
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j’ai lu attentivement cet article et les deux suivants de cette série. C’est affligeant tous ces morts, si jeunes; ces familles détruites, les habitants de ces quartiers qui vivent dans la peur constante alors qu’ils pourraient vivre paisiblement sans le trafic de drogue qui ronge leurs existences. Merci aux journalistes qui font du bon boulot. Merci aux policiers qui essayent de limiter la casse dans la mesure de leurs moyens. Pour le reste, on se demande quand et comment ce cauchemar prendra fin ? Il faut que cela cesse.
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