Rue d’Aubagne : les familles des victimes craignent que la justice épargne les propriétaires
En janvier dernier, les trois juges d'instruction qui pilotent l'information judiciaire sur les effondrements de la rue d'Aubagne ont annoncé qu'il n'y aurait pas de mises en examen supplémentaires. Or, pour les familles des victimes, les propriétaires de leurs proches ne peuvent pas être mis hors de cause.
Le 65, rue d'Aubagne, la veille de son effondrement. (Photo : DR)
Près de cinq ans après son ouverture, l’enquête sur les effondrements de la rue d’Aubagne connaît son premier tournant. Lors du point annuel avec les parties civiles, en janvier dernier, les trois juges d’instruction ont annoncé qu’ils n’envisageaient pas de nouvelles mises en examen, en dehors des quatre personnes physiques ou morales déjà visées. “Une frustration” pour certaines familles de victimes qui l’ont fait entendre soit directement, soit par la voix de leurs avocats.
Pour l’heure, l’instruction ouverte notamment pour “homicide involontaire par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de négligence” vise Julien Ruas, l’ancien élu chargé de la prévention des risques, et seul politique mis en cause, l’expert Richard Carta qui avait pris un arrêté de péril sans évacuation complète du bâtiment, le syndic Liautard, gestionnaire du 65 rue d’Aubagne et la société Marseille habitat, en tant que personne morale, propriétaire du 63.
Aucun des propriétaires n’est mis en examen
“Ils ont toute confiance dans le juge Grand qui a pris en main ce dossier très technique mais ils sont frustrés car ils ont compris qu’il n’y aurait pas de mise en cause des propriétaires”, explique Florence Briand, l’avocate de la famille Lalonde, parents de Julien, habitant du 65, disparu le 5 novembre 2018. Or, pour certains proches des huit personnes décédées, la responsabilité des propriétaires eux-mêmes ne peut être écartée.
Si nous voulons élargir les mises en examen à d’autres personnes, il faut que nous soyons actifs.
Brice Grazzini, avocat de parties civiles
“Nous avons bien compris à l’issue de cette réunion qu’il n’y aurait pas pour lui de nouvelles mises en examen, explique Brice Grazzini, avocat d’une vingtaine de parties civiles dont des proches des victimes. C’est à nous, parties civiles, de nous organiser pour demander de nouvelles commissions rogatoires, de nouveaux actes de procédures. Nous devons nous saisir de ce dossier très technique, qui compte 15 000 cotes. Si nous voulons élargir les mises en examen à d’autres personnes, il faut que nous soyons actifs”.
Parmi les pistes qui pourraient être explorées par les avocats figure la possibilité d’incriminer les propriétaires eux-mêmes, en élargissant l’information judiciaire à un délit de “soumission de personnes vulnérables à des conditions d’hébergement indignes”. Ce délit peut être puni de cinq ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende. Cette piste a déjà été soulevée par l’avocat Chantal Bourglan, lors d’une précédente réunion des parties civiles. L’avocate a pris depuis sa retraite mais le flambeau et la piste qu’il éclaire ont été repris par certains de ses confrères.
Pointer les conditions d’hébergement indignes
Dans ce sillage, l’avocat de la fondation Abbé Pierre, Emmanuel Daoud a rédigé une note d’observation spécifique sur ce délit de soumission à “des conditions d’hébergement indignes”. Construite sur les seuls éléments contenus dans la procédure, cette note a été versée au dossier. Elle constitue une base factuelle solide qui pourrait amener les juges à élargir les mises en cause aux propriétaires d’au moins cinq locataires dont les logements n’étaient pas conformes aux normes d’hygiène et de sécurité et pouvaient donc être qualifiés d’indécents.
Cette note que Marsactu a pu consulter établit ainsi que Julien Lalonde pouvait aisément être qualifié de “personne vulnérable” au moment où il entre dans l’appartement du 65, rue d’Aubagne, à l’été 2018. Il vient d’arriver en France, il est sans emploi et trouve cet appartement par un ami, fils de la propriétaire. Il n’a pas signé de contrat de bail mais réglait 480 euros de loyer. Pourtant, les portes et les fenêtres ne fermaient pas correctement, un des nombreux éléments de l’indignité de son logis. Le fils de la propriétaire avait prévu l’installation de nouvelles fenêtres le jour même des effondrements.
À ce problème d’ouverture, s’ajoutaient l’absence de chauffage, la présence de nombreuses fissures et les odeurs nauséabondes qui remontaient régulièrement. “Il me disait que quand il revenait chez lui, il ne voulait pas allumer la lumière comme ça il ne voyait pas cet appartement. Il ne venait là que pour dormir”, affirme sa mère, Liliana, lors de sa première audition.
Multiples alertes
Locataire survivante du 65 rue d’Aubagne, Alexia A. avait constaté les fuites d’eau entre sa salle de bain et celles de ses voisines. “Alexia, je sais que c’est embêtant mais si tu ouvres ta douche, ça coule directement dans la lumière et le plafond pourrait céder et me tomber dessus avec les fils électriques. C’est pas un jeu”, lui confie sa voisine, dans un message versé à la procédure.
Le 3 novembre 2018, Alexia A. écrit à sa propriétaire pour lui indiquer qu’elle est contrainte de sous-louer un appartement à Marseille parce qu’il “n’est plus possible de vivre dans ces conditions”. Elle énumère l’absence de douches, les portes qui claquent en permanence, “le mur qui menace de s’effondrer au-dessus de mon lit”. “C’est à la limite du supportable, écrit-elle dans un autre message versé au dossier. Je suis certaine que si vous étiez à notre place, ces problèmes auraient été réglés depuis longtemps”.
Sa propriétaire ne pouvait donc ignorer la situation dans laquelle se trouvait sa locataire. Elle s’est même rendue sur place, le 2 novembre 2018 pour constater les nombreuses fissures et leur aggravation. Elle n’a pas proposé de solution d’hébergement à sa locataire.
Je vis donc actuellement dans un appartement dans lequel il pleut, en attendant que le toit me tombe dessus.
Un message de Sophie D. au syndic, en septembre 2018
Sophie D. est également une survivante du drame de la rue d’Aubagne. Dès son entrée dans son studio sous les toits, rien ne va : les fenêtres ne ferment pas, il n’y a pas de chauffage. En septembre 2018, un dégât des eaux affecte le toit. Elle écrit au syndic : “je vis donc actuellement dans un appartement dans lequel il pleut, en attendant que le toit me tombe dessus”. Ces alertes régulières n’ont pas eu l’effet escompté. Sophie D. ne doit qu’à elle-même d’avoir pu éviter la mort.
Indignité à tous les étages
Sa voisine de palier, Marie-Emmanuelle, n’a pas eu cette chance. Depuis le 23 octobre 2018, elle ne parvenait plus à fermer ses fenêtres. Même chose avec sa porte d’entrée. À plusieurs reprises, elle appelle ses proches ou sa voisine pour l’aider à sortir de chez elle. Avant de perdre la vie le 5 novembre.
Même litanie de maux bâtimentaires pour l’appartement du premier, occupé par Ouloume, elle aussi décédée. Interrogée par les enquêteurs, sa cousine témoigne de “la peur” ressentie par la locataire, au vu des nombreuses fissures. En 2017, du fait de l’effondrement d’un plancher, Ouloume n’avait plus de toilettes dans son appartement. Une situation à laquelle son propriétaire a fini par mettre fin en se substituant au syndic.
En ouvrant ce nouveau champ, on risque d’allonger la procédure de plusieurs années.
Un avocat
Étage par étage, ces faits caractérisent l’indignité, voire l’insalubrité, des appartements occupés par les victimes. Un champ que n’a pas souhaité investir les juges d’instruction, focalisés sur la recherche des responsabilités des effondrements. “L’homicide involontaire par imprudence ou négligence est très difficile à caractériser, explique un avocat, sous couvert d’anonymat. Les juges savent qu’ils ont à gérer un énorme dossier sur une durée très longue. En ouvrant ce nouveau champ, on risque d’allonger la procédure de plusieurs années“. Les différents avocats de parties civiles doivent donc se concerter pour poser une stratégie commune, en y associant les trois juges chargés de l’information judiciaire.
Commentaires
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Et rien concernant la CAF qui solvabilisait pourtant les locataires allocataires décédés par le versement des AL pourtant soumises au respect des conditions de decences. Sans forcément une mise en examen, recueillir son positionnement semblerait opportun et surtout questionner sur son absence de constitution de partie civile à la procédure pour récupérer auprès des bailleurs ces sommes indûment versées. Ce n’est pas une question de viser telle ou telle administration ou institution mais faire le constat d’une responsabilité collective et exercer une coercition financière, même minime, sur les bailleurs et surtout sur les agents immobiliers, professionnel de l’immobilier par définition, qui ont complété les demandes d’AL en indiquant que le logement était décent. Débat ouvert…
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faute de construction de logements sociaux en nombre suffisant la CAF paie directement l’ APL aux “propriétaires indignes” dont certains n’hésitent pas à demander un supplément en liquide à leur malheureux locataires
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Il me semble assez ahurissant que les copropriétaires privés du 65 qui ont loué en connaissance de cause ces biens pour le moins précaires n’aient pas été mis en cause alors que le propriétaire du 63, Marseille Habitat, l’a été. Qui peut donner une explication?
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Sans certitude, je dirais que la réponse réside dans le “co-” de copropriétaires, qui rend difficile d’établir les responsabilités pénales individuelles.
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Benoît Gilles a évoqué ce système dans l’épisode du podcast (le Bocal) où il retrace le portrait d’un marchand de sommeil qui n’achète que des lots éparpillés au sein de copropriété délabrées pour ne pas porter individuellement la responsabilité de devoir faire les travaux.
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On calibre donc les accusations sur la rapidité de la justice : accuser justement serait trop long, on va donc relaxer sans examen certains présumés coupables, pour avoir une chance d’examiner le cas de certains coupables. On est pourtant sur un procès “à valeur d’exemple” ça souligne les conséquences de l’état actuel de la justice.
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Il y a pour moi deux sujets. L’insalubrité du 65, qui aurait mérité en soi l’ouverture d’un dossier et les causes de son effondrement qui sont l’objet du dossier en cours. En effet, le 65 s’est il effondré à cause de ses propres désordres ou bien a-t-il été déstabilisé par le délabrement du 63 mitoyen qui était longtemps resté sans couverture? C’est d’ailleurs pourquoi MH propriétaire de cet immeuble est mis en cause.
Concernant les inculpations, je trouve anormal que le maire de Marseille ne soit pas au nombre des inculpés. Ruas n’était qu’un adjoint de second rang d’un domaine peu considéré par la municipalité. Qui est donc responsable de la politique d’abandon de ces quartiers anciens et des risques encourus par les habitants, si ce n’est le maire! Qui donc a maintenu dans l’indigence les services de son administration dédiés aux périls si ce n’est le maire et sa haute administration? Cette dernière est aussi épargnée, ce qui est regrettable.
Quant à Carta, l’expert, il a sans doute commis une erreur d’appréciation dans une discipline qui n’est pas une science exacte, mais n’arrivait il pas tout au bout d’une chaîne de responsabilités ?
Une fois de plus, j’ai le sentiment qu’on ne s’en prend qu’aux lampistes ou juste en dessus sans aller chercher dans leur tour d’ivoire les vrais responsables.
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André, je trouve parfois vos commentaires intéressants donc j’espère que mes mots ne vont pas dépasser ma pensée et que ma réponse ne sera pas trop violente…
Vous aimeriez voir Gaudin sur le banc des accusés, soit. Mais que vous minimisiez la responsabilité des personnes accusées, notamment celle de l’expert, je trouve ça dégueulasse. Un expert auprès des tribunaux, ce n’est pas un lampiste, c’est tout au contraire quelqu’un qui a candidaté pour qu’on lui confie une responsabilité, c’est le genre de truc qu’on fait graver sur la plaque dorée de son cabinet.
Même chose pour l’adjoint qui a sollicité un poste bien au-delà de ses compétences, personne ne l’a forcé.
En fin de compte, en insinuant que ceux qui sont accusés ne sont pas les “vrais responsables”, vous n’êtes pas si loin de l’autre qui mettait le drame sur le compte de la pluie. Car si la procédure a oublié des gens ou n’a pas eu les moyens de tous les atteindre, cela ne veut pas dire que les accusés ne sont que des fusibles. La responsabilité individuelle, c’est pour tout le monde, pas seulement pour les maires.
PS: si l’architecture n’est pas une science exacte, la politique encore moins.
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Je le répète, une expertise dans le cadre d’un péril n’est pas une science exacte. L’expert fait un contrôle visuel et n’a pas le droit de faire des sondages destructifs qui seuls pourraient mettre en lumière des vices cachés. Pour exemple, si les fissures dans un mur maître sont cachées par un doublage, vous ne pouvez les constater. Ces expertises mettent donc en oeuvre des moyens très limités. C’est pourquoi, après le drame, sachant ce qui était arrivé au plus renommé d’entre eux, certains experts préféraient évacuer par précaution, “au cas où”. Il y a ainsi eu, dans les semaines qui ont suivi le 8 Novembre, certaines évacuations pas vraiment justifiées, ce qui été par la suite corrigé mais sans que ne soit effacé le traumatisme d’une évacaution pour les habitants. L’évacuation est un acte grave qu’on ne prend pas à la légère et qui relève, hormis des cas particulièrement évidents qui restent rares, sujette à appréciation, en “son âme et conscience”. D’où mon commentaire sur l’expert inculpé qui, je le répète encore, arrivait tout au bout d’une chaîne de responsabilités qui s’étirait depuis de longues années.
Concernant le politique et j’insiste aussi, si l’adjoint (qui au demeurant n’a pas à avoir de compétences techniques) a sa part de responsabilité, le maire qui lui a délégué la mission, en a encore plus. J’ai été choqué que Jean-Claude Gaudin ait échappé aux Tribunaux alors qu’il a pendant de longues années fermé les yeux sur l’état de dégradation d’une partie importante du centre ville, alors qu’il a en conséquence négligé, avec la complicité de ses hauts fonctionnaires, de donner des moyens suffisants aux services dédiés qui étaient, fin 2018, des services indigents.
Je ne suis pas de ceux qui traitaient, sous les fenêtres de la mairie, Gaudin d’assassin, mais j’estime que sa responsabilité, en tant que maire de Marseille depuis 23 ans, était totalement engagée dans ce drame.
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Nul doute que l’expert sera relaxé s’il n’a commis aucune faute.
Cependant les juges d’instruction semblent tout de même penser qu’il en a peut-être commis une, puisqu’ils le poursuivent.
(De mémoire, il avait constaté le péril imminent sans pour autant faire évacuer, ce qui demande tout de même a minima une explication)
Quant au cas Gaudin, le poursuivre pour homicide sur la base de coupes dans un budget, ça paraît un tout petit peu tiré par les cheveux.
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On pourra reprocher à l’expert une erreur d’appréciation, sans aucun doute. Mais le contexte que j’ai essayé de décrire y est aussi pour beaucoup.
Quant au maire, il ne s’agit pas de coupes dans le budget mais de choix politiques l’ayant conduit à l’inaction dans ce domaine majeur.
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A priori c’est une faute et non une simple erreur qui est reprochée à l’expert.
Et même en relisant vos précédents messages, je ne vois pas en quoi une autre politique du logement aurait modifié son rapport d’expertise.
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pour rappel:
https://marsactu.fr/un-rapport-cerne-les-manquements-majeurs-a-lorigine-du-drame-de-la-rue-daubagne/
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Ça serait intéressant d’avoir un décorticage dans le détail de ce qui fait la lenteur de la justice. Pouvoir savoir s’il y a d’autres causes que l’engorgement des tribunaux,le manque de moyens : est-ce qu’il y a des lois mal faites, trop permissives, offrant trop de recours ou autres ?
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