À MARSEILLE, IL Y A PLUSIEURS TEMPS
Vue de Marseille depuis l'Escalette le samedi 21 janvier 2023. (Photo SL)
Comme c’est le cas de nombreuses villes, Marseille vit dans plusieurs temps à la fois. Pour comprendre la ville, il importe de comprendre la confrontation de ces temporalités diverses dans la culture de la ville.
Une ville est faite de plusieurs temps
Sans doute est-ce une caractéristique de l’espace urbain : une ville est faite de plusieurs temporalités qui se rejoignent en suscitant des crises, des conflits, des complexités dans l’élaboration de la politique urbaine. Ce que l’on appelle la politique de la ville consiste, précisément dans la mise en œuvre des logiques institutionnelles et politiques qui permettent à cette multiplicité de temps de mieux se comprendre. Lire la ville, découvrir l’espace urbain, c’est parvenir à donner du sens à cette pluralité de temps qui vient remodeler les lieux et les sites de la ville en comprendre leur rencontre. À Marseille, le centre Bourse est un ensemble d’immeubles modernes qui sont les voisins du site archéologique de la Marseille antique. Mais ce drôle de voisinage, entre plusieurs époques différentes de l’urbanisme et de l’architecture, oblige à s’interroger sur l’histoire de la ville ainsi faite d’une multiplicité de temps, que l’on ne peut pleinement comprendre qu’en découvrant le fil conducteur qui les réunit dans ce que l’on peut appeler un destin partagé. Surtout, il importe de comprendre que ces temps multiples se succèdent, mais, surtout, que l’histoire de la ville est faite de l’histoire des tensions, des crises, voire des conflits, qui peuvent exister entre ces temps. L’histoire de Marseille n’est pas faite d’une succession linéaire, un peu ennuyeuse, de plusieurs temps qui se suivent les uns les autres dans une sorte de progression : elle est faite d’une succession de plusieurs chocs, de plusieurs confrontations. On ne peut comprendre l’histoire de Marseille, mais aussi le sens de sa vie économique et politique contemporaine, qu’en articulant ces temporalités multiples. Faite de plusieurs temps, l’identité de Marseille se fonde sur du conflit et sur de la crise.
Marseille s’inscrit dans une multiplicité de temps
Le grand historien F. Braudel nous explique qu’il y a au moins deux temps. Celui qu’il nomme le temps court est celui des événements, des faits historiques, celui qui se comprend à l’échelle de temps de la vie d’un homme, peut-être aussi de ses grands-parents et de ses petits-enfants. Le temps court est celui de notre expérience, celui dont nous avons conscience au cours de notre existence. L’autre temps, celui que Braudel désigne par l’expression temps long, est celui des évolutions, des transformations profondes qui permettent de comprendre le temps court. On n’a pas conscience du temps long dans l’expérience de notre vie : on ne peut en avoir que du savoir. Quand une ville connaît une rupture, une séparation, entre le temps court et le temps long, survient ce que l’on peut appeler le temps d’une crise. Marseille connaît ce temps de la crise depuis qu’elle n’est plus en mesure de faire face, aujourd’hui, aux évolutions de la mer, des transports, des échanges et de l’économie, qui les séparent de ce qu’ils étaient au temps de sa prospérité. La crise de la ville, à Marseille, vient d’une sorte de décalage entre le temps de l’Antiquité, du dix-septième siècle, le temps de Colbert, le temps de la colonisation, au XIXème siècle, et le temps de la modernité, de l’époque contemporaine à laquelle la ville semble ne pas être en mesure de faire face. C’est bien un conflit que Marseille connaît aujourd’hui, en ne parvenant pas à maîtriser la rencontre entre ces temps pluriels, celui de la richesse et celui – disons le mot sans honte – de la pauvreté.
L’Antiquité et la modernité
Le temps de l’Antiquité, à Marseille, se fonde sur la rencontre des marins grecs venus de Phocée et des habitants de ce qui deviendra Massilia. C’est une première époque de prospérité pour la ville, une époque d’activité, d’échanges, l’époque, aussi, d’une première mondialisation. C’est le temps, tout simplement, où se fonde le site de la ville, où s’instaurent ses premiers espaces. La modernité va poursuivre l’expérience de l’Antiquité, car la navigation maritime continue d’être le premier mode de circulation des hommes et des marchandises dans le monde. Des signes de cette expérience de la modernité qui se poursuit jusqu’au dix-septième siècle se lisent dans des lieux comme les Arsenaux (on continue à écrire Arcenaulx dans une sorte de revendication de cette identité dans l’histoire), comme l’Hôtel de ville, comme la place aux Huiles. Mais la modernité va porter un coup à cette première époque de la richesse de Marseille, notamment avec l’ouverture du port de la Joliette qui va, peu à peu, transformer le Lacydon en un lieu de cartes postales. Mais la modernité, à Marseille, va être marquée d’une autre manière : par le percement du canal de Suez par Lesseps entre 1859 et 1869, qui va faire de Marseille un port majeur dans les nouveaux parcours maritimes ouverts vers le Proche-Orient et l’Orient. La modernité va, ainsi, faire connaître au temps de Marseille une crise majeure : Marseille va se trouver écartelée entre le temps classique et le temps moderne.
Les urbanisations multiples et l’urbanisation haussmannienne
On trouve une trace de ce choc entre le temps classique et le temps de la modernité dans l’architecture et dans l’aménagement des lieux de la ville. Au-delà de la cohabitation entre le centre Bourse et les vestiges de l’Antiquité, Marseille va être le lieu où se rencontrent l’urbanisation classique, celle du seizième et du dix-septième siècles, et l’urbanisation haussmannienne, celle du dix-neuvième siècle, de l’époque des premières grandes banques, du temps de la Joliette et du port moderne, des grands immeubles et des grandes artères comme la rue de la République, qui constitue une véritable saignée au milieu de l’espace de la ville ancienne, encore vivante, avec ses petites maisons et une façon de vivre dans la ville qui n’est plus celle qui apparaît au dix-neuvième siècle.
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