[Marseille secret] Dans les entrailles du technicentre de la SNCF à la Blancarde
Explorateur de l'urbain, Guillaume Origoni aime se glisser dans les lieux abandonnés, cachés voire oubliés, pour toujours plus en apprendre sur sa ville, plutôt que de simplement la "consommer". Dans Marseille secret, il partage ses excursions les plus marquantes.
Les hangars du technicentre de la Blancarde. (Photo Guillaume Origoni / Hans Lucas)
La traversée du désert
Peut-être êtes-vous déjà passé dans la partie de la rue Saint-Jean-du-désert qui ressemble plus à un couloir qu’à une voie de circulation ? Ici tout est serré et sombre. C’est une des rues de Marseille qui nous projettent dans un passé pas si lointain et finalement un passé qui ne passe pas. Le passé du plein emploi. Celui des ateliers, des manufactures et des usines qui nichaient alors dans le ventre de la ville.
Dans ce tronçon de rue, ces bâtiments sont aujourd’hui dédiés aux entreprises de services ou bien sont devenues des salles de sport. On y trouve également des loges maçonniques qui se dérobent à la vue de celles et ceux qui peinent à lire les hiéroglyphes urbains.
Tout au bout de ce long couloir traversé par un pont ferroviaire symbole d’un XXe siècle triomphant qui ne s’embarrassait ni d’urbanisme, ni d’environnement, se détache le sommet d’un bâtiment singulier.
Comme toujours, je suis passé devant de longues années sans me demander à quoi cet élégant ancêtre industriel était destiné. Puis, vint le déclic et un coup d’œil rapide sur Google earth. À partir de cet instant, j’ai tenté de me rendre plusieurs fois dans ce territoire protégé. L’espace est immense et abrite le technicentre de la SNCF. Un triangle des Bermudes entre la gare de la Blancarde, la traverse de la Trevaresse et la rue Saint-Jean-du-désert. C’est là que les cheminots assurent la maintenance des trains.
La tournette
Le technicentre c’est un peu l’équivalent des backstage pour un citoyen lambda. Il sait que ça existe mais il n’a pas ou peu l’occasion d’y pénétrer. Pour être admis dans ces coulisses de béton et de fer, il faut tout d’abord une autorisation du service com de la SNCF – qui ne vous la donne jamais – et puis il faut être accepté par les cheminots. La classe tout risque des travailleurs.
Après deux tentatives officielles mais infructueuses, je décide de m’y rendre en comptant sur ma légendaire sympathie pour être accepté in situ.
Je voulais absolument voir cette ligne de partage des eaux entre le monde ancien et le nouveau. J’avais repéré sur des images aériennes un arc de cercle aux allures steampunk et qui abrite “la tournette”, c’est à dire le dispositif électromécanique qui permet de faire pivoter à 360 degrés tout engin roulant sur une voie ferrée. Cette tournette distribue chaque locomotive, wagon, draisine dans une niche dédiée à sa réparation ou sa maintenance.
Le bâtiment est classé. C’est un ouvrage étonnant qui est désaffecté. Le genre d’endroit que pourrait acheter Bruce Wayne pour y stocker ses machines infernales. On pourrait tout aussi bien y croiser Blake et Mortimer affairés à protéger une arme secrète. Ce charme est renforcé par les motrices colorées et désossées qui stationnent sur les nombreuses voies de ce hub mécanique.
Depuis peu, il est interdit de pénétrer dans les coursives, et ce sentiment d’abandon est renforcé par les ateliers modernes qui jouxtent la tournette.
La NASA locale
Ici c’est un autre monde. Une petite NASA locale. Le matériel est moderne, les gars connaissent leur boulot. Ils sont motoristes ou électros, chef d’ateliers. Le matériel est en bon état, soigneusement répertorié et rangé.
Les TER sont alignés dans les différents bâtiments. Au technicentre, ils semblent bien moins anodins que sur nos quais de gare. Ces monstres de technologies sont éventrés, dépecés. Les cheminots travaillent sur ces organes métalliques avec application. Ils connaissent par cœur ces grands corps temporairement malades. Là, un jeune mécano est plongé dans les entrailles d’une rame surélevée. L’ambiance est unique. Je descends avec lui pour faire des images et j’ai soudainement l’impression d’être dans le Nostromo, le vaisseau spatial du film de Ridley Scott, Alien. Je lui montre le cliché sur le moniteur de mon Nikon, il sourit et répond en souriant : “Carrément ! Je ne le remarque plus mais oui, c’est ambiance Alien.”
Le technicentre est un sous-continent de la planète Marseille traversé par les forces telluriques qu’il génère lui-même. Tout est conçu pour le mouvement. Les ponts pivotent, les voies s’imbriquent ou se désolidarisent, les fosses sombres sont parcourues par des plateformes jaunes, les treuils industriels montés sur glissières déplacent des moteurs de la taille d’un fourgon.
Perte de mémoire
Toutefois, en tendant l’oreille, il semble qu’une force motrice bien particulière déserte peu à peu cette république de métal.
À l’image des deux mondes qui cohabitent dans un seul espace : celui de la tournette et celui des ateliers modernes, la rupture temporelle devient peu à peu une fracture culturelle.
Le monde du travail change et certains jeunes cheminots pestent en sourdine contre une organisation de l’emploi qui empêche la transmission des savoirs et des mémoires. En 2010, Luc Joulé et Sébastien Jousse ont réalisé un film documentaire sur le sujet. Sobrement intitulé Cheminots, on y aborde la difficulté de mettre en place des solidarités entre “les anciens” et “les jeunes”.
Le recours à l’intérim, le désintérêt pour un métier mal payé, la mauvaise réputation pour cette activité “de planqués”, constituent les stigmates de la décomposition de cette culture ouvrière. Celle-ci fait pourtant partie intégrante de l’histoire de Marseille et plus largement de celle de notre nation.
Lorsque j’évoque la beauté de la tournette avec l’un ou l’autre des cheminots que j’ai croisés, l’un d’eux lâche avec amertume : “Bien sûr que c’est beau ! Et puis c’est un fragment d’histoire, un morceau de mémoire. De notre mémoire. Tout le monde s’en fout. Pire, ça emmerde tout le monde que la bâtiment soit classé. S’ils pouvaient le raser pour faire de la place, ils n’hésiteraient pas.”
Un autre, “Marc”, me demande ce que je fais là. Je lui explique que je tiens une chronique régulière pour Marsactu sur le thème des lieux peu connus des Marseillais et que, à vrai dire, je suis un peu rentré dans l’enceinte du technicentre au chausse-pied. Il sourit avant de lâcher : “Vous avez bien fait, c’est le genre d’endroit que tout Marseillais doit avoir vu. C’est un lieu d’histoire !”
Commentaires
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Il y a une autre “tournette” au niveau du haut du Parc Longchamp, un cercle complet que j’aimerai bien visiter !
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Oui, c’est la rotonde rue Pautrier mais ils ont seulement garder les murs.
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Je m’appelle Renaud et je suis un des représentants syndicaux du site de Blancarde. Cet article est tout simplement magnifique.
Cheminot depuis 20 ans je n’avais par contre jamais entendu le mot “tournette” mais plus tôt rotonde, quand j’ai été embauché il y en avait 2 une au nord du site (qui existe toujours) et l’autre au sud qui a été rasé il y a une quinzaine d’année.
Merci Guillaume.
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Pont tournant est le nom officiel. La rotonde c’est le batiment semi- circulaire dont les alveoles sont desservies par ce pont tournant…
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Merci à vous ! Ma rencontre trop courte avec les cheminots a été une belle expérience !
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Super !
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De quel classement s’agit-il? Ni la rotonde (c’est joli la “tournette”) de la Blancarde ni la rotonde Pautrier (https://fr.wikipedia.org/wiki/Rotonde_ferroviaire_de_Marseille-Saint-Charles) ne sont apparemment dans la liste des monuments historiques. En ce qui concerne la seconde il a été effectivement question de demander son classement pour la protéger à un moment où elle était menacée de destruction. Cf. articles dans Marsactu. Mais est-ce qu’il y a eu des démarches en ce sens ? Finalement elle été réhabilitée. Charpente superbe. Ces dernières années elle était ouverte au public lors des journées du patrimoine.
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J’oubliais : le technicentre est pas mal cartographié sur OpenStreetMap : https://osm.org/go/xVvjh5Rjl-?m=
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