Bras cassés et magnat des déchets : ce que révèle l’enquête sur la décharge de Saint-Chamas

Enquête
le 7 Juil 2022
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Marsactu a eu accès à des éléments de l'enquête dans laquelle neuf personnes ont été mises en examen pour, notamment, gestion irrégulière de déchets en bande organisée. Parmi elles, l'exploitant de l'entrepôt de Saint-Chamas qui a pris feu en décembre dernier, mais aussi un entrepreneur au casier très chargé.

Le 13 janvier 2022, les pompiers du SDIS démarrent l
Le 13 janvier 2022, les pompiers du SDIS démarrent l'opération de "noyage", à Saint-Chamas après l'incendie de cet entrepôt de déchets. (Photo SL)

Le 13 janvier 2022, les pompiers du SDIS démarrent l'opération de "noyage", à Saint-Chamas après l'incendie de cet entrepôt de déchets. (Photo SL)

Nous sommes en janvier 2022 et, alors que la fumée s’élève encore depuis la zone industrielle de Saint-Chamas, Éric O., le gérant de l’entreprise Recyclage concept 13 est aux abris. L’homme est censé gérer ce prétendu centre de tri de déchets, mais est injoignable. Sur place, sa fille, en revanche, veille au grain. Assise avec d’autres employés autour d’un brasero derrière le hangar en feu, l’ambiance est étrangement détendue. La jeune femme accepte de s’écarter pour discuter, tandis que les soldats du feu transpirent. “Nous sommes une petite entreprise, on ne s’en remettra jamais”, jure-t-elle, tandis que des rires éclatent derrière elle.

La quantité de détritus stockés dans cet entrepôt est tellement importante qu’il faudra plus d’un mois aux pompiers pour éteindre l’incendie. Sur le site aujourd’hui dévasté, l’accumulation de matière carbonisée témoigne encore de la gestion complétement hors les clous de ce qui devait s’apparenter à un centre de tri : les autorités y ont retrouvé près de 30 000 mètres cubes de déchets, essentiellement en plastique, quand la réglementation en autorisait 1000 mètres cubes, avant recyclage.

Depuis le mois de mai, Eric O. a été placé sous contrôle judiciaire* avec interdiction d’exercer toute activité dans les déchets. En tout, cinq personnes ont été mises en examen dont deux en détention provisoire dans cette affaire pour gestion irrégulière de déchets, transfert irrégulier de déchets, exportation illicite de déchets, abandon illégal de déchets, escroquerie, exploitation irrégulière d’installation classée et destruction par incendie, le tout en bande organisée. Dans cette affaire tentaculaire qui s’étend jusqu’en Espagne, le site de Saint-Chamas n’était qu’un maillon. Un maillon qui a rapporté des centaines de milliers d’euros de chiffre d’affaires à son exploitant, novice dans le milieu et complétement inexpérimenté.

“J’ai amassé beaucoup de déchets. J’ai fait n’importe quoi”

Devant les enquêteurs, Eric O., dont l’entreprise dispose en tout d’une trentaine de salariés, n’a pu nier avoir accumulé une quantité de déchets bien supérieure à l’autorisation dont il bénéficiait. Lors de son interrogatoire en mai dernier, il a axé sa défense sur le fait qu’il allait se mettre en règle. “On était en train de faire les papiers. C’est un bureau d’étude parisien qui s’en occupait. Je ne me souviens pas de son nom”, déclare-t-il alors. L’homme est loin d’être un professionnel de la gestion de déchets. Détenteur d’un BEP, il est à la base chauffeur routier. “Je n’ai pas de formation, ni de diplôme en matière de gestion de déchets, avoue-t-il encore. Ma fille et moi regardions sur internet. J’ai récupéré ce centre. J’ai amassé beaucoup de déchets. J’ai fait n’importe quoi.” Dans son casier judiciaire, quelques petits larcins seulement : un refus d’obtempérer, le recel d’un vol, l’usage d’une fausse plaque d’immatriculation.

Assurance, surface, risque incendie, le site de Saint-Chamas était géré de façon chaotique.

Pour les enquêteurs, Eric O., n’avait “aucune conscience de la dangerosité de [ses] pratiques professionnelles”. Ils citent tour à tour un site pas assuré, avec des déchets qui empiètent “en dehors de l’emprise de bail”, qui “débordent sur un transformateur électrique”, la méconnaissance de la quantité stockée sur place… L’interrogatoire de ce Marseillais de 49 ans démontre une gestion complétement chaotique du lieu censé être régi par les règles des installations classées pour l’environnement (ICPE), et ce, malgré plusieurs contrôles. Mais l’appât du gain a été plus fort.

700 000 euros en neuf mois

À Saint-Chamas, les enquêteurs ont retrouvé des factures perçues avoisinant les 300 000 euros. Selon les informations de Marsactu, en neuf mois, l’entreprise Recyclage Concept 13 a amassé quelque 700 000 euros de chiffre d’affaires. Éric O. déclare aujourd’hui être fauché : “mes comptes sont vides. Je suis endetté par tout ce qui m’arrive à Saint-Chamas”. Pourtant, des documents que Marsactu a pu consulter montrent d’importants retraits en espèces et quelques virements sur des comptes d’entreprises appartenant à des proches durant les mois qui ont précédé son arrestation. Aujourd’hui, auprès des enquêteurs, l’homme exprime des regrets : “J’ai voulu travailler dans le déchet, un domaine que je ne connaissais pas et ça a été une catastrophe.

Si cette entreprise locale totalement étrangère à la gestion de déchets a pu récupérer des marchés aussi importants, c’est parce qu’au-dessus, le système craquait. Dans ce business, les organisateurs remplissent, puis vident des sites – à moins que ceux-ci ne soient touchés par des incendies – de ce que l’on appelle des déchets industriels banals. Verre, cartons, plastique, ferraille… Ces “DIB” sont récupérés auprès d’entreprises cherchant à s’en débarrasser et prêtes à payer d’importantes sommes d’argent (dépassant parfois 100 euros la tonne, quand la facture s’élève à 180 euros sur le marché légal). Plus d’une dizaine de sites ont ainsi été mis au jour par les enquêteurs dans la Drôme, le Vaucluse, le Gard ou encore, les Bouches-du-Rhône.

Des sites à Meyrargues, Bouc-Bel-Air, Marignane…

Eric O. aurait mis le pied dans ce juteux trafic grâce à Manuel C. “C’est une connaissance à moi depuis trois ans. Je l’ai rencontré dans un restaurant. Il m’a dit qu’il avait un centre de tri. Quelque temps plus tard, il est revenu me voir pour savoir si j’étais intéressé pour travailler avec lui, raconte celui-ci aux enquêteurs. Il m’a fait miroiter qu’on gagnait énormément d’argent. Puis, on s’est mis à Saint-Chamas en janvier 2021 et au mois de février, il est reparti”, explique encore aux enquêteurs Éric O.. Sur le papier, Manuel C., Marignanais de 44 ans, est en fait le locataire du terrain occupé par Recyclage concept 13. Entre autres.

Car s’il conteste toute responsabilité de gestion sur le site de Saint-Chamas – entre mars et juin 2021, les deux hommes ont tout de même communiqué 1055 fois – il semble pour sa part ne pas être un débutant dans le domaine. Manuel C. dispose d’un grand nombre de terrains, dont plusieurs dans les Bouches-du-Rhône, qu’il exploite comme centres de stockage, parfois sans aucune autorisation, à Bouc-Bel-Air, Marignane ou encore Meyrargues… Ce dernier site a d’ailleurs connu un incendie en décembre 2020. Quoi qu’il en soit, ces terrains ont été obtenus, rappelle le parquet “bien souvent à l’aide de manœuvres frauduleuses”, qui ont débouché sur “des contrats de bail sur des sites destinés à entreposer les déchets.” Les enquêteurs poursuivent, s’adressant à Manuel C. :

“Ces déchets sont apportés en vrac, en quantité extrêmement importante, ne sont pas triés. Vous les abandonnez sur place une fois le site rempli et les hangars éventrés sous le poids des déchets. Vous ne vous acquittez jamais des dépôts de garantie, loyers et charges. Une fois le site rempli de déchets, vous ne donnez plus signe de vie aux propriétaires et vous vous mettez en quête d’un nouvel exutoire.”

Un comportement, écrivent-ils, “à l’origine d’importants préjudices pour l’environnement”. Ces accusations, Manuel C. les reconnait dans leur totalité. “Vous avez raison dans tout ce que vous dites. J’étais dans une fuite en avant”, lâche-t-il aux enquêteurs. Une fuite en avant poussée par un troisième homme, sans qui tout cela aurait été infaisable.

Le roi des poubelles

L’enquête du parquet et de l’office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et la santé publique, un service spécialisé de la gendarmerie, se concentre en effet sur une entreprise nîmoise du nom de Benne 30. Celle-ci dispose de plusieurs sites dans le Gard qui ont pris feu en 2014, 2020 et 2021. Le dernier incendie en date, le 14 juin 2021 à Milhaud, est d’ailleurs le point de départ de l’enquête. Son gérant, Richard Perez, est celui qui amène les déchets dans cette histoire. Dans la presse gardoise, il est même surnommé “le roi des poubelles”.

Condamné à de nombreuses reprises, Richard Perez, dit “le roi des poubelles”, était en contact régulier avec Manuel C..

Richard Perez, né en 1964 à Nîmes, baigne depuis de longues années dans l’univers des déchets. Il se présente comme un chef d’entreprise respectable, mais a un CV qui dit tout autre chose. Habitué de la prison, l’homme a un casier long comme le bras : falsification de chèque, acquisition de stupéfiants, abus de biens d’une société, corruption active d’un élu, violence aggravée, transport d’arme, association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un délit puni de 10 ans, acte d’intimidation… Si Richard Perez nie tous les faits qui lui sont reprochés, son implication dans cette affaire est difficilement contestable. Benne 30 apparait sur les plus grosses factures de Recyclage concept 13, société qui pouvait parfois envoyer ses salariés sur des sites lui appartenant. Le roi des poubelles entretient aussi des liens étroits avec Manuel C. Les deux hommes sont “en contact [téléphonique] régulièrement”, note un rapport de la gendarmerie.

“C’est le monsieur à qui j’avais à faire quand je prenais le déchet. Il s’occupait de la partie exploitation”, raconte aux enquêteurs Manuel C. qui estime que 70 % des matériaux qu’il récupérait venait de Benne 30. Il explique encore qu’il aurait débuté dans le domaine des déchets grâce à Richard Perez. De son côté, ce dernier se défend en assurant ne pas être au courant des pratiques de Manuel C.. Pourtant, c’est bien Benne 30 qui organisait le transport et le déversement des déchets. Pire, Richard Perez s’est même porté caution pour l’un de ses centres, voire a payé des loyers pour lui. Enfin, certaines de leurs sociétés ont pour présidente la même personne.

Gestion irrégulière de déchets en bande organisée ? Il reviendra désormais à la justice de trancher, même si de nombreux éléments démontrent déjà les liens entre les trois hommes, qui ne sont pas seuls impliqués dans cette affaire. Reste encore à déterminer d’où viennent ces déchets et comment ils se retrouvent aussi facilement dans ce genre de circuits parallèles, qui pullulent dans la région.

Avec Suzanne Leenhardt

*Modification le 8 juillet : Éric O. n’a pas été placé en détention provisoire comme nous l’avions écrit, dans une première version de cet article. Le parquet l’avait bien requis mais la juge d’instruction a préféré le placer sous contrôle judiciaire. Nous présentons nos excuses à l’intéressé ainsi qu’à nos lecteurs.

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Commentaires

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  1. LN LN

    Cet article est stupéfiant. Et le dernier paragraphe est le coup de massue même si on s’en doute un peu.
    Je vais en toucher 2 mots à ma poubelle jaune ce soir 😵

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  2. MarsKaa MarsKaa

    Voilà un sujet majeur et une pelote à dérouler jusqu’au bout… il y a des élus et des responsables publics en charge de la gestion des déchets, dans les communes, la métropole, le département… tout cela ne peut pas se faire sans collusion avec des autorités publiques. Cela se passe sous nos yeux, en plein jour…

    L’article souligne bien que les mis en cause sont des professionnels du mensonge et de la dissimulation. “C’est pas moi, j’ai rien fait, je le connais pas” ou ” pardon, pitié, je ne savais pas ce que je faisais, jvous jure, je ne savais pas que c’était grave”… l’esbroufe à la marseillaise…

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  3. Haçaira Haçaira

    Vaste sujet de reportage et d’enquête pour Marsactu : nos déchets…

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  4. 9zéros 9zéros

    Quelque part on doit peut-être remercier ces gars de nous débarrasser de nos déchets par le feu et non l’enfouissement, par-contre ils pourraient nous reverser partie de cet argent gagné illégalement car ces déchets sont les nôtres et nous payons une métropole qui “merde” incontestablement par sa gestion du big problème du recyclage…

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  5. Alceste. Alceste.

    Ce reportage est édifiant au sujet du “merdier” métropolitain portant sur le tri des déchets. Visiblement les contôles semblent au delà du virtuel, les autorisations dépassent la bienveillance, et le tri sélectif aussi abstrait que l’origine des nombres premiers. A propos où en sommes nous de l’incinérateur de Fos qui a brulé (sic) il y a quelques temps ?.
    Etant chez moi en Haute Corse dernièrement , le tri sélectif a été mis en place. Des poubelles de couleurs et de capacités différentes suivant les types de déchets, des heures de ramassage précises avec des jours bien déterminés et des contrôles avec des rappels à l’ordre éventuellment. Et le ramassage en Haute Corse,; croyez moi , n’est pas du tout aisé . Et pourtant cela fonctionne, et cela a vraiment intérêt car l’Ile de Beauté a un sacré problème de déchets.
    Mi !,8eme soulignait dernièrement que , et je résume, qu’ il y en avait assez que cette ville se ridiculise au travers de ses faits divers. Celui de St Chamas qui a fait la une du vingt heures en est encore un exemple supplémentaire, à tel point que les insulaires ont une réflexion au sujet de Marseille : ” A chi hà figlliolo à guastà, I mandi in Marsiglia à navigà”. (Qui veut corrompre ses enfants les envoie à Marseille naviguer).
    Cette ville frise la désespérance et son personnel politique avec .

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  6. GENIA GENIA

    Il faut en arriver à de telles importances pour que soient jugés et rendues public de telles organisations.
    Et votre conclusions résume bien le milieu Marseillais : un des circuits parallèles qui pullulent dans la région.

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