Nigérians de Marseille : les femmes, premières victimes de la traite et du proxénétisme
Elles rêvent d'un job dans un salon de coiffure et quittent le Nigeria pour l'Europe. De nombreuses jeunes Nigérianes se retrouvent enrôlées contre leur gré dans des réseaux d’exploitation sexuelle. Très actifs en Italie, comme à Marseille.
Selon les données officielles, 80% des femmes nigérianes arrivant en Europe seraient potentiellement victimes de proxénétisme. (Photo d'illustration : AFP photo/Jean-Philippe Ksiazek)
Joy plonge les mains dans le riz, le rince longuement. Puis le jette dans une marmite où bouillonne une épaisse sauce tomate. Chaque jeudi midi, à La Dar, petit centre social autogéré niché tout en haut de la rue d’Aubagne, des femmes issues de la communauté nigériane de Marseille préparent et vendent des plats. L’argent, ensuite, “permet d’acheter des couches pour les enfants et de soutenir celles qui en ont le plus besoin”, résume Blessing, 35 ans et cheville ouvrière de ces réunions hebdomadaires organisées depuis le drame des Flamants. En juillet, trois personnes sont mortes dans l’incendie de ces immeubles squattés.
Parfois les cuisinières ne sont que deux, parfois une demi-douzaine. Elles s’appellent Joy, Blessing, Faith, Mercy ou Precious. Derrière ces prénoms aux contours mystiques et poétiques – Joie, Bénédiction, Foi, Miséricorde, Précieuse – se dévoilent des trajectoires particulièrement complexes et violentes.
Leurs histoires se ressemblent. Elles arrivent dans leur grande majorité de l’état d’Edo, province du Sud du Nigéria où cohabitent sept ethnies et le plus souvent de sa capitale, Benin City, où se concentrent de nombreux gangs. Ces “confraternités”, piliers du trafic d’êtres humains et des réseaux de proxénétisme locaux, ont exporté leurs activités dans les pays européens, où la communauté s’est installée. Blessing est arrivée il y a cinq ans et quatre mois. Elle a quitté sa région natale parce qu’elle “avai[t] des problèmes avec sa famille”. Issue d’une famille chrétienne, elle veut alors épouser, explique-t-elle, un homme qui ne partage pas sa foi. Ce que ses parents refusent. “Je me suis enfuie”, glisse cette jolie femme à la longue chevelure bouclée. Faith, 29 ans, porte, elle, une perruque lissée sur ses cheveux ras et décolorés platine. Elle s’est installée à Marseille il y a deux ans, “pour éviter un mariage forcé avec un homme vieux.” Elle a trouvé refuge, dit-elle, chez une tante qui la maltraitait, avant de prendre le chemin de l’Europe avec un “gentil garçon”. Pour une autre, c’est “l’envie de trouver une vie meilleure, moins pauvre”, qui a tracé le chemin de l’exil, avec son “fiancé”.
Un job dans un salon de coiffure
Leurs récits se recoupent. Mais comportent aussi des trous. “En général, on leur a fait miroiter quelque chose du genre : “J’ai une copine qui tient un salon de coiffure en Italie ou qui travaille dans la mode”. Alors ces femmes partent en pensant qu’elles vont trouver un job”, détaille Pierre Albouy, de l’Association des usagers de la plateforme de demandeurs de droits d’asile (AUP), qui accompagne nombre d’entre elles. Un mécanisme bien huilé s’actionne alors.
“Elles payent plusieurs milliers d’euros pour passer en Europe. Sans savoir qu’elles entrent dans un réseau mafieux. Elles ne rencontrent personne au départ. Tout se fait par virements”, relate Grace Inegbeze. Nigériane installée à Marseille depuis plus de 20 ans, elle-même victime d’un réseau de traite et de proxénétisme, elle a créé en 2018 l’association The Truth (La vérité) pour aider les femmes à échapper à cette emprise.
Le récit écrit par Daisy (*) pour sa demande d’asile, que Marsactu a pu consulter, le confirme : “J’ai parlé à une amie de mon quartier de Benin City [de mon désir de quitter le Nigeria]. Elle savait que je tressais les cheveux, elle m’a parlé de sa sœur qui vivait en Italie et avait un salon de coiffure. Elle m’a dit qu’elle pourrait m’avancer l’argent pour payer mon trajet et qu’elle me trouverait du travail comme coiffeuse en Italie. Elle m’a dit que cela représentait 30 000 euros et je ne me suis pas du tout rendue compte de l’importance de cette somme.”
La “madam” qui attend en Italie
Dans un appartement d’un bâtiment de Kalliste (15e), quelques jours après les évacuations massives qui y ont eu lieu, Mary (*) garde les volets mi-clos. Elle squatte là avec son fiancé depuis plusieurs semaines, après avoir vécu aux Flamants, puis dans un autre immeuble de Parc Kalliste de cette vaste cité dégradée du 15e arrondissement.
Veste aux couleurs de l’équipe de foot espagnole sur brassière et leggins noirs, elle rembobine son propre parcours. “Le voyage était long et dur. J’ai traversé le désert de Libye, puis la Méditerranée. Certains de mes amis sont morts en mer. Je suis déjà heureuse d’être en vie”, glisse la jeune femme de 25 ans. Pour ce périple, elle explique avoir déboursé 20 000 euros. “Une madame m’attendait dans le camp où je suis arrivée en Italie. Elle savait quand j’arrivais et elle est venue me chercher directement.”
Quand je suis arrivée, ma madame m’a expliqué tout l’argent que j’avais à rembourser. Et que pour ça je devais me prostituer.
Mary
La “madame” ou “mama” – souvent une ancienne prostituée qui est montée en grade et est devenue elle-même une proxénète – est une des pièces maîtresses du réseau. Les filles sont, elles, tantôt “bitch” tantôt “princess”. “Quand je suis arrivée, ma madame m’a expliqué tout l’argent que j’avais à rembourser. Et que pour ça je devais me prostituer”, reprend Mary. Des femmes arrivent par leurs propres moyens en Europe, mais dans une proportion bien moindre que celle du trafic sexuel. D’après un rapport publié en 2017 par l’Organisme des Nations Unies chargé des migrations (OIM), “80% des filles arrivant [en Europe] du Nigeria sont des victimes potentielles de traite à des fins d’exploitation sexuelle”.
“Oui, les gangs existent”
Mary reconnaît s’être prostituée, en Italie. Mais élude quand il est question de la prostitution à Marseille. Même chose pour Faith, Joy, Daisy, Blessing ou Precious. “Oui, les gangs existent, admet cette dernière. Ils sont dangereux et organisent la prostitution en Italie. Mais moi, je ne suis pas victime de la mafia nigériane.“ Ces dénégations sont d’autant plus fortes, commente Grace Inegbeze, que pour espérer voir leur demande d’asile aboutir ces femmes “doivent faire la preuve qu’elles sont hors des réseaux et des gangs. Donc elles disent qu’elles se sont prostituées en Italie mais plus ici.”
La réalité dans les grands squats des quartiers Nord comme dans ceux de taille plus modeste du centre-ville peint néanmoins le tableau d’une mainmise bien ancrée. Elisabeth(*), bénévole au sein du collectif Alerte, composé d’une quarantaine d’associations et fédérations nationales de lutte contre l’exclusion, juge “quasiment impossible” pour ces femmes d’échapper au trafic sexuel. “La situation de mal-logement dans laquelle on laisse cette population aggrave tout ça, analyse-t-elle. À Corot, par exemple, ils placent les femmes dans les squats. Certaines sont retenues captives.”
Peu de meubles, effets personnels rares, matelas dans chaque pièce… Présenté comme un lieu de résidence, un appartement squatté dans une grande copropriété dégradée et dans lequel Marsactu s’est rendu pose la question de son usage réel. D’autres points de prostitution sont bien identifiés, comme le square Labadie (1er) ou le boulevard de Plombières, à la frontière des quartiers Nord. Selon une enquête judiciaire en cours, le “prix” d’une place pour installer une prostituée se vendrait 1500 à 2000 euros entre souteneurs.
Pression sociale et sorcellerie
La militante associative poursuit : “Tant qu’elles restent dans des quartiers qui sont tenus, les femmes sont obligées de se prostituer pour rembourser leur dette. À Corot, j’ai rencontré plusieurs femmes dans ce cas. Nous en avons aidé plusieurs. Mais c’est très difficile de réussir à fuir tout ça. Sous la menace, elles reviennent. Les hommes, eux, subissent parfois du racket, mais sont plus libres.”
Ils ont pris un bout d’ongle de ma main, un bout d’ongle de mon pied, un poil pubien, un poil des aisselles, un cil et une mèche de cheveux…
Daisy
Si les femmes sont si réticentes à dénoncer les acteurs des gangs dont elles sont victimes, c’est en raison, notamment, de la cérémonie du “juju”. Mary l’admet, elle a peur de cet “objet de vénération” créé lors d’une cérémonie de “sorcellerie”. Les propos de Daisy sont plus précis : “Mon amie m’avait prévenue qu’il fallait jurer de rembourser la somme devant un “native doctor”, un médecin traditionnel. Quand nous sommes arrivées, il y avait trois hommes, le “native doctor” et ses deux assistants. Ses deux assistants se sont mis derrière moi. Ils ont pris un bout d’ongle de ma main, un bout d’ongle de mon pied, un poil pubien, un poil des aisselles, un cil et une mèche de cheveux. J’ai dû donner un bout de tissu avec du sang de mon vagin. Ils ont aussi fait des petites scarifications dans mon dos, ma poitrine, mon front et mon pied. Le “native doctor” a coupé le cou d’un poulet vivant, lui a arraché le cœur et l’a mis dans un verre d’alcool que j’ai dû boire. Il m’a dit qu’il gardait tous les prélèvements jusqu’à ce que j’aie remboursé ma dette car, avec eux, il pouvait jeter un sort sur ma famille et moi.”
La pression sociale qui s’exerce sur ces femmes est de l’aveu de Grace Inegbeze extrêmement puissante. “Selon ton village, tu baignes dans tout ça dès ta naissance. Ce n’est pas un mythe, les filles sont vraiment terrifiées. Elles doivent être très fortes pour ne pas croire. Moi, je cherche à travailler sur ces croyances. Je leur dis que si ces déités les aiment vraiment, elles ne peuvent pas les mettre sur le trottoir.” Elle mentionne également la déclaration de l’Oba du Bénin, le 8 mars 2018, annulant tous les serments prononcés par des “native doctor” au nom du “juju”. D’après Grace, cette annulation contribuerait à un tarissement de la traite des femmes.
Dépôts de plaintes rarissimes
Les services de police confirment la présence du proxénétisme nigérian à Marseille. “Ce sont des réseaux très structurés et d’une grande violence. Lorsque que l’on recueille les victimes elles sont très marquées”, indique une source. Par ailleurs, “la communauté est très fermée”, ce qui rend les dénonciations et les dépôts de plainte rarissimes, poursuit-elle. “Mais on ne peut pas demander à quelqu’un de sortir de sa communauté comme ça du jour au lendemain. Il faut comprendre que cela n’est pas évident”, reprend Grace Inegbeze. Le militant associatif Pierre Albouy rappelle qu’en France “une demande d’asile parce que l’on est victime d’un réseau de proxénétisme ne peut être acceptée que si la personne porte plainte contre le réseau français. Or cela n’arrive quasiment jamais parce que les femmes sont terrifiées et que cela est beaucoup trop dangereux.”
Très vite, le parquet a pris la mesure de ce phénomène en ouvrant un certain nombre d’informations judiciaires.
Alain Lhote, avocat
Accompagnées par des associations comme The Truth ou l’Amicale du Nid, pour laquelle Grace Ingbeze travaille, certaines franchissent le pas. Les plaintes et constitutions de partie civile de deux victimes ont conduit en octobre dernier, à la condamnation par le tribunal judiciaire de Marseille de cinq femmes et sept hommes. Ces membres de la Eiye confraternity – ou Blue berets – ont écopé de peines de prison, de deux à neuf ans, pour traite d’êtres humains, aide au séjour irrégulier et proxénétisme. Coups, viols, séquestrations, intimidations, extorsions… À la barre, les récits des parties civiles ont révélé le quotidien sordide et profondément violent subi plusieurs mois durant. “Nous avons affaire depuis plusieurs années à des activités gravissimes menées par des gangs sophistiqués et très organisés qui ont choisi de faire de la traite des femmes le cœur de leurs activités, déplore l’avocat Alain Lhote, qui représentait l’association Groupes contre le proxénétisme, partie civile lors de ce procès. Très vite, le parquet a pris la mesure de ce phénomène en ouvrant un certain nombre d’informations judiciaires”. Selon nos informations, des instructions en cours aboutiront à de nouvelles audiences dans les mois à venir. Les acteurs ne seront pas tout à fait les mêmes : un réseau différent, piloté par un gang aux bérets d’une autre couleur, de nouvelles jeunes filles aux prénoms évocateurs. Mais toujours cette même exploitation brutale des femmes nigérianes.
(*) À sa demande, son prénom a été modifié.
Près de 3 jours après la publication, aucun commentaire à ce versant de l’article sur les Nigérians.
Étonnant !
Silence gêné ?
Moi ça m’a fait beaucoup réfléchir : l’esclavage existe toujours.
Il y a ces gars qui s’exposent sur le boulevard Gèze pour vendre leur bras et ces filles qui s’exposent pour vendre leur sexe à divers endroits de Marseille (et ailleurs). Et en creusant on trouverait d’autres abus.
Mais tout cela existe aussi car il y a des acheteurs-consommateurs-profiteurs. C’est sûrement eux, les plus coupables et responsables. Mais ils sont à l’abri.
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