[Cuisine à croquer] Les “crevettes de Marion” par Brigitte Cirla
Pour Marsactu, Malika Moine va à la rencontre des gens dans leur cuisine et en fait des histoires de goût tout en couleurs. Aujourd'hui, elle croise la route de Brigitte Cirla, cheffe de chœur qui fait goûter aux crevettes de Marion, sa belle-fille.
Brigitte Cirla. Dessin : MAlika Moine.
Il y a une vingtaine d’années, Brigitte Cirla que je n’avais jamais rencontrée, m’a invitée à dessiner pendant trois jours une rencontre de chœurs à Notre-Dame-des-Anges. J’ai aimé la façon dont elle m’a accueillie et a présenté mon travail. Aujourd’hui, je me rends chez elle, vers le jardin Michel-Levy dans le 6ème, pour la préparation des “Crevettes de Marion”.
Sa maison lui ressemble : des peintures sensibles habitent les murs et voisinent avec de nombreux livres. Chaque objet a une présence particulière, déploie une histoire. Elle m’offre un café et raconte : “J’ai grandi dans les années soixante avec mes parents instituteurs. J’ai longtemps cru qu’ils n’aimaient pas le poulet car seules ma sœur et moi en mangions. La nourriture n’était pas le centre de notre vie. Ils sauvaient le monde ou du moins ses gamins qui restaient un, deux ou trois mois à la maison”.
Cette fibre populaire et solidaire raconte aussi le berceau constitué par le service public. “Je n’ai pas connu les parents de ma mère. Sa mère est morte quand elle avait huit ans, et elle a été élevée au couvent où elle a beaucoup souffert. Elle a été jusqu’au bac, a fait l’école normale et a rencontré mon père en Normandie alors qu’ils commençaient tous deux à enseigner. Une fois qu’ils avaient payé leur chambre, il leur restait de quoi faire un seul repas par jour. Mon grand-père paternel était d’origine italienne. Je me souviens de sa pasta aux oignons revenus à l’huile d’olive et du goûter quand il me donnait du pain avec de l’huile d’olive. Il était marbrier dans les carrières en Ariège et à 11 ans, mon père travaillait avec lui à la carrière. Mais l’instituteur, Monsieur Rouch, est allé voir ses parents pour proposer de le prendre chez lui. C’est ainsi qu’il a fait des études. J’ai été élevée dans le service public. Même malades, mes parents allaient travailler : « On ne peut pas laisser les enfants sans éducation ! »”
Des Pyrénées à la Géorgie
L’aventure culinaire de Brigitte Cirla s’enracine du côté des Pyrénées, dans un refuge reconstruit pas son père. “J’ai grandi à moitié en Ariège, à moitié à Toulouse. La ville était peuplée d’anciens réfugiés espagnols. Mon grand-père crachait quand il voyait passer un curé ou une bonne sœur… Mon père a reconstruit un refuge dans les Pyrénées que mon grand-père avait incendié pour ralentir les Allemands pendant la guerre. Il faisait passer des réfugiés en Espagne. J’ai tenu ce refuge il y a longtemps, j’y faisais à manger. J’ai accueilli une fois une centaine de personnes qui y étaient passées pendant la guerre, des familles persécutées qui y transitaient pour rejoindre le Portugal et gagner les Amériques… Mon grand-père était passeur. Quand tu t’imagines des gens en plein hiver marcher avec des chaussures de ville ! Ils ne devaient pas s’arrêter, les autres ne pouvant pas les attendre poursuivaient leur route.” Le temps passe et il faut commencer la cuisine. Brigitte sort les ingrédients pour quatre personnes.
Les ingrédients des crevettes de Marion-600 g de crevettes
– 2 gousses d’ail
– 400 ml de lait de coco
– Epinards frais
– Huile de sésame
– Gingembre
– 1 citron vert et son zeste
– Sel
– Piment de cayenne
– Le vert d’un oignon frais
– Coriandre
– Riz
“Il faut mettre les crevettes en marinade une petite heure avant la cuisson”. Elle hache menu l’ail, un bout de gingembre et de la coriandre fraîche, qu’elle plonge dans un saladier avec le jus du citron vert et de l’huile de sésame. Elle y ajoute les crevettes et met le plat au frigo, avant de poursuivre son récit : “J’ai découvert la nourriture avec Marie-Josée des Grandes Tables. Ça m’a alors passionnée. Je cuisine, même seule – mais je fais des plats pour sept ou huit… et je réalise le buffet final du festival que j’organise avec d’autres au Danemark ! C’est souvent autour de la nourriture que les gens chantent ensemble. Quand j’ai été en Géorgie, pour un voyage ethno-musicologique, j’étais chez une femme, Médée, qui avait le même âge que moi mais paraissait avoir 20 ans de plus. Elle se levait à cinq heures du matin pour cuisiner et un matin, je l’ai rejointe à la cuisine et on a fait des beureks et des baklavas.”
Brigitte sort le livre de cuisine qu’elle a édité à l’issue du second confinement : “J’ai demandé aux choristes de donner des recettes, et celle que j’ai moi-même donnée me vient de Marion, ma belle-fille d’origine vietnamienne.” Comme j’aime l’idée que la transmission puisse se faire aussi dans ce sens !
Le chant, le féminisme… et les crevettes
“Je vais mettre du riz gluant mais ce n’est pas obligé…” Elle sort un gros sac de cinq kilos de riz, met dans l’autocuiseur un verre de riz et deux verres d’eau. “Normalement, il faut le faire tremper avant mais je le préfère comme ça…” Tandis que le riz cuit et les crevettes marinent au frais, je l’interroge sur son itinéraire. “En fait, je suis chanteuse par accident. J’étais comédienne et on me faisait chanter. Je me suis cassé la voix, et l’orthophoniste m’a dit de prendre des cours de chant. Dans les années 80, j’étais engagée dans la visibilité des femmes dans le spectacle vivant. On a créé avec d’autres « The Magdalena Project » en 1986. On refusait la hiérarchie, on voulait procéder par contamination, horizontalement. Dans beaucoup de pays, on organisait un festival dédié à la création féminine et chaque fois, les femmes venues d’autres pays organisaient à leur tour des festivals chez elles mais il y avait du mépris de la part des institutions. Ce mouvement, cette colère m’a emmenée à rencontrer des artistes, des femmes pour qui survivre en tant que femme et artiste était une utopie totale. Ça m’a remise à ma place et quand je revenais en France, je me rendais compte de ma chance. Et on semait des graines…”
En 1991, Brigitte débarque à Marseille et à l’invitation de Philippe Foulquié, l’ancien directeur de la Friche, elle s’installe dans l’ancienne manufacture de tabac. “J’y ai créé des chœurs, et j’y ai installé ma compagnie Voix Polyphoniques. On fête cette année ses 30 ans. J’ai beaucoup voyagé pour étudier les chants a capella dans le monde, et j’ai continué à travailler comme chanteuse, à faire des mises en scène, à être chef de chœur. J’ai aussi créé les « Indéchiffrables », qui regroupe des chœurs amateurs. En 2004, la direction régionale des affaires culturelles (Drac) m’a enlevé ma licence car je travaillais avec des amateurs, ce n’était pas encore la mode ! Aujourd’hui, tu n’as pas une subvention sans travailler avec un public en réinsertion ! J’ai beaucoup travaillé avec le groupe scolaire de la Busserine, j’y ai appris énormément. Mon travail est dans la rencontre avec le public, d’autres artistes et d’autres personnes. Je pense que l’artiste dans la ville doit aller dans les lieux d’éducation, d’exclusion.”
Il est temps de sortir les crevettes du frigo. Elle les fait revenir à feu vif. Quand elles deviennent roses, elle met le lait de coco. “J’ai envie de rajouter une échalote émincée ou un oignon rouge – tu peux le manger cru !” Elle enlève un peu de marinade et laisse cuire à gros bouillon. “Je fais tout au feeling”. Elle jette dans le wok une belle poignée d’épinards, du piment de Cayenne (ou du piment de Tam-ky). Elle ajoute encore des épinards, coupe aux ciseaux de la coriandre et saupoudre de zeste de citron. “Je rajoute du sumac – ça, c ‘est vraiment moi ! Je ne vais pas remuer, c’est prêt !”
On s’attable devant les belles assiettes que Brigitte a dressées. Le fumet chatouille les narines, les saveurs enchantent les papilles… et ses aventures engagées, féministes et internationales m’enchantent.
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