Nicolas Maisetti : “Chaque espace national a sa ville maudite, chaque pays a son Marseille”

Interview
le 2 Oct 2021
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Cette semaine est paru Maudire la ville, ouvrage qui analyse et compare les histoires de cités mal-aimées et stigmatisées. Marseille y occupe – sans surprise – une place prépondérante. Entretien avec Nicolas Maisetti, qui a codirigé le livre, suivi d'extraits.

photo : B.G.
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“Ça, c’est Marseille”. Cette expression, tout le monde l’a déjà entendue, que ce soit sur place ou au-delà du corset montagneux. Une excuse, une explication, le plus souvent utilisée au sens péjoratif pour déplorer, critiquer, dénoncer un engambi, un scandale, une affaire. En le disant, la ville prend des capacités sulfureuses qui dépassent largement sa nature géographique, et à chaque fois qu’on le dit, vient s’ajouter une pierre à la mythologie du lieu. Qu’on se rassure, Marseille n’est pas seule à porter le fardeau d’une lourde réputation, nous disent les auteurs de Maudire la ville. Au fil des articles, il est beaucoup question de stigmatisation, mais souvent aussi de retournement du stigmate.

“Maudire la ville”, sous la plume de ces auteurs, c’est pointer les dysfonctionnements jusqu’à la blâmer elle-même. C’est ce jeu permanent entre dénoncer les habitudes et pratiques qu’on voudrait normaliser, “démarseilliser” ou parfois, à l’inverse, revendiquer. Historiens, sociologues et politistes de plusieurs pays, ils racontent ces villes mal famées et les processus sociaux qui les enferment dans une image parfois indécrottable.

Mais Marseille reste au centre du livre. Certainement parce que les deux co-directeurs de l’ouvrage en sont spécialistes. Le sociologue Cesare Mattina, auteur de nombreux textes sur le clientélisme, et le politiste Nicolas Maïsetti*, habitué à décrypter les pouvoirs urbains locaux, sont allés s’aider de l’expertise de leurs confrères pour tisser des liens avec Chicago, Naples, Glasgow ou Montréal. Et dire… non, ce n’est pas “que” Marseille.

Vous réunissez dans ce livre plusieurs villes qui souffrent d’une mauvaise image sous le terme de “villes maudites”. C’est quoi, une ville maudite ?

Nicolas Maisetti : C’est un phénomène qui se construit dans le temps, qui évolue, se cristallise, puis s’ancre dans l’imaginaire collectif. Il nous faut être modeste : on n’a pas analysé toutes les villes, on n’a ici que des villes européennes et d’Amérique du Nord, portuaires, caractérisées par des centralités populaires, des villes dont, justement, on dénonce le caractère populaire. À Glasgow, on peut identifier le moment où la réputation se renverse : de joyaux de l’Empire, avec la Première guerre mondiale, puis la Révolution bolchévique, et l’effervescence populaire qu’elle entraîne dans le centre-ville, elle devient la ville qu’on dénonce.

La ville maudite dit aussi un rapport compliqué à la centralité, à la capitale. Il y a un phénomène de dénonciation du centre envers une ville trop bouillonnante, dont les mœurs ne sont pas dans la norme.

Dire “C’est Marseille !”, c’est contribuer à cet imaginaire ?

Oui ! Au bout d’un moment, il n’est plus nécessaire d’expliciter, il y a un implicite partagé qui permet de dénoncer d’abord des pratiques, puis la ville elle-même. C’est un glissement qu’on observe partout. La corruption, les incivilités, la saleté, etc : c’est la ville qui devient coupable. Quand on dit “c’est Marseille”, on naturalise, et tout le monde comprend. Même si dire cela, ça peut aussi être positif, sur un ton, pour dire “c’est formidable”. Mais c’est le revers d’une même pièce, on pointe du doigt une singularité.

Forcément la ville avec une mauvaise réputation peut aisément servir de laboratoire aux politiques de l’État, dans l’idée d’en faire un exemple, comme on le voit aujourd’hui avec Emmanuel Macron, et avant lui Manuel Valls, et d’autres…

Oui, on vient pour parler des “chicayas locaux” ou pour vanter les formidables ressources de la ville. Dans le discours du Pharo, il y avait ces deux aspects. Il y a une construction de Marseille comme un problème public par l’État. La dénonciation de la ville maudite repose aussi sur une construction de la politique nationale. Ça passe par des visites ministérielles où Marseille est un terrain de jeu, sans autre équivalent en France.

Vous expliquez comment ce stigmate peut être retourné pour défendre la ville. Quand Jean-Claude Gaudin criait au “Marseille bashing”, quand Martine Vassal et Michèle Rubirola s’unissent pour dénoncer le traitement injuste de la ville pendant la crise du Covid, en sous-entendant qu’on maltraite la ville en raison de ce qu’elle est, c’est encore cet imaginaire qui est à l’œuvre ?

C’est ce qui fait la conversion d’un scandale en affaire : le moment où celui qui est accusé, dans une stratégie de défense, pointe les accusateurs en retour. On peut à la fois défendre la ville et participer à alimenter le mythe. C’est ce que fait Gaston Defferre dans le petit scandale de l’Urbaine immobilière que j’analyse dans mon article.

Comment peut-on résumer cette affaire ?

Cela se passe au début des années 60 à Marseille. Un acquéreur se plaint auprès de la justice qu’un promoteur, l’Urbaine immobilière, lui a demandé une somme en plus en liquide. Il y a un coup de filet, on se rend compte que systématiquement, cette entreprise demande un complément, qu’il y a un carnet noir qui sert à payer des fonctionnaires municipaux et de la préfecture. L’enquête va tenter de déterminer jusqu’où remonte ces comportements au sein des collectivités, voir si cela va jusqu’à des élus. Pendant plusieurs semaines, il y a une effervescence, la presse nationale s’en empare pour faire des enquêtes à Marseille et pour peindre une ville corrompue par essence.

Au final, on verra qu’il n’y avait pas d’élus impliqués et que chez les fonctionnaires cela ne remontait pas très haut, que les contreparties étaient difficiles à caractériser. C’est une affaire finalement anecdotique, qui permet pourtant de réactiver le mythe de la ville corrompue, qui vient donner une coloration exotique à l’affaire : forcément, c’est Marseille.

On passe du scandale à l’affaire, avec l’intervention de Gaston Defferre qui dénonce un “commando médiatico-politique”, ce sont ses mots, un complot contre la ville mais aussi contre lui-même puisqu’à cette époque [en 1964, ndlr] il est en campagne et vise aussi l’Élysée. Il s’agit bien à ce moment-là de complotisme, puisque rien n’est vérifié. C’est la stratégie de défense du maire, qui passe par la ville. Et plus tard, pour aider un agent incriminé à se défendre, il va lui donner une liste de cas où il y a eu des scandales immobiliers qui y ressemblent dans d’autres villes. Pour banaliser la chose : vous voyez bien, c’est partout pareil et ce n’est pas à Marseille de payer les pots cassés.

On trouve dans cette affaire des ressorts proches de ceux qu’on a vus au moment de la crise du logement suite aux effondrements de la rue d’Aubagne…

Oui, dans les deux cas, on a les responsabilités croisées de la municipalité et de l’État et dans les deux cas est pointée l’incurie des élites, mais aussi la ville elle-même. On culturalise ce qui se passe dans cette ville. On dit que le Marseillais est rebelle, incivil, parce qu’il est marseillais. On va tenir un discours qui fait écran aux faits. Au nom du refus du “Marseille bashing”, on va pointer un complot et dire “à Paris c’est pareil”. Dans une stratégie de défense, on va dire : “c’est un problème de réputation, pas de pratiques”.

“Maudire”, dans le livre, est souvent un synonyme de dénoncer ce qui dysfonctionne. Est-ce qu’il y a une bonne et une mauvaise dénonciation ?

La bonne dénonciation repose sur le fait d’avoir documenté des faits. Mais en fonction de quels critères ? Quelle morale ? Celle de la ville-centre ? Une mauvaise dénonciation serait une dénonciation injuste. Tout au long du livre, on essaye de tenir cette ligne de crête entre les faits objectifs et leur dénonciation. Ce qui nous a intéressés, c’est de savoir d’où ça vient, quelle rhétorique, quels acteurs interviennent. Et de considérer que chaque espace national a sa ville maudite, qu’il n’y avait pas d’exception. Chaque pays a son Marseille.

Ces dernières années ont été marquées à Marseille par beaucoup d’affaires impliquant des politiques. Certes, elles ternissent l’image de la ville, mais elles ont en même temps abouti à un renouvellement des acteurs locaux, à des condamnations puis à une alternance politique. La dénonciation de la ville peut-elle avoir des effets positifs ?

On manque de recul historique pour voir les effets d’un renouvellement de la magistrature, dans la presse : quels effets cela aura sur la gouvernance de la ville ? Et quels effets de l’alternance politique ? Pour ça, on peut prendre pour enseignement l’histoire passée. Si on prend l’affaire de l’incendie des Nouvelles galeries en 1938 et ses conséquences sur la gouvernance, analysée par [l’historienne, ndlr] Laurence Montel dans le livre, on a à cette époque de nouveaux acteurs qui entrent en jeu pour dénoncer les dysfonctionnements de la ville et la transformer et on se rend compte qu’il n’y a pas trop eu d’effets. En fait, plus on dénonce, moins on change les pratiques, mais plus on renforce les effets de stigmatisation la mauvaise réputation.

Dans les années 30, la réputation de Marseille Chicago, d’un pouvoir gangréné par la mafia, eh bien même quand ça va plus exister, on va encore avoir ça en tête. Ça va se consolider. Il y a la guerre bien sûr, mais après dans les années 50, on a des acteurs complètement nouveaux, à la tête de la ville, dans les médias, au niveau de l’État, mais pourtant on va toujours avoir ces formes de dénonciation. Les affaires continuent, il y a un effet d’accumulation, de sédimentation. On va continuer à considérer que Marseille est ingouvernable, gangrénée par la mafia, corrompue par ses élites économiques. Les successions des petits et gros scandales forgent la réputation de la ville et il va être de plus en plus difficile de s’en défaire.

Donc dénoncer, révéler, ça ne sert à rien ? Voire, ce serait contre-productif ?

Est-ce qu’on apprend grâce à la dénonciation ? En fait, c’est un peu l’inverse. Il y a un côté sisyphéen, on a beau monter la pente, on retrouve toujours une nouvelle affaire. En effet, ce n’est pas très réjouissant.

À Montréal par exemple, [l’historien, ndlr] Mathieu Lapointe observe comment le maire Jean Drapeau, dans les années 50, est arrivé au pouvoir au nom de la lutte contre la corruption et des pratiques immorales et comment ça s’est retourné contre lui, comment il a été pris au piège de la réputation de sa ville. Un chevalier blanc peut tomber aussi.

Est-ce que comme pour une malédiction, la mauvaise réputation d’une ville, c’est pour toujours ?

Nous essayons d’historiciser, et donc de placer un début et une fin au phénomène. On s’intéresse aux processus de stigmatisation sur le long terme, leur linéarité, ou au contraire leur renversement. Cela va contre l’idée que certaines villes sont condamnées à avoir cette réputation et ces pratiques. Ceci-dit, la singularité de Marseille est peut-être là : il y a une très forte continuité dans le temps, qui repose sur le même imaginaire, la corruption des élus, la saleté, les incivilités, l’esprit rebelle.

Cependant, et c’est peut-être une impression personnelle, depuis 20 ans, l’arrivée du TGV, on a la cohabitation entre deux imaginaires, la corruption toujours – les affaires Guérini, Andrieux, les éboueurs, l’affaire de la rue d’Aubagne – et en même temps, des anti-dénonciations, on va vanter Marseille comme une ville à la mode, parler de movida, de hype, de ville accueillante pour les artistes, dans un discours enchanté. Ce sont des vagues qui s’entremêlent : on a la conjonction de scandales autour de marchands de sommeil et un immobilier avec des loyers en hausse.

Maudire la ville, socio-histoire comparée des dénonciations de la corruption urbaine (dir. N. Maisetti et C. Mattina, PU du Septentrion, 2021) est paru le 30 septembre. Plusieurs événements et débats sont organisés autour de sa sortie, le mardi 5 octobre au musée d’histoire de Marseille et le 9 octobre à la MMSH d’Aix

Extraits

Laurence Montel, De « Marseille Chicago » à « Marseille propre ». Logiques de dénonciation de la ville (passage au sujet de l’incendie des Nouvelles galeries) :

“L’étude des publications sur Marseille du magazine Détective entre 1928 et 1939 a conduit à montrer la dégradation des représentations de la ville et de ses habitants, durant la crise économique, politique et morale que traverse le pays, en particulier à partir de 1934-1935. Lorsqu’éclate la polémique relative à la gestion municipale de l’incendie des Nouvelles Galeries, des représentations positives, quoique versant souvent dans l’exotisme, restent prégnantes. Rechargées dans les années 1920 par le théâtre, le cinéma et l’opérette, elles mettent à l’honneur un Midi rieur et bon enfant, simple et gouailleur, dans un décor perpétuellement ensoleillé. Mais la chronique politico-judiciaire et le grand reportage ont prêté à Marseille des bas-fonds, puis dans les années 1930, des gangsters redoutables, de sorte qu’à la fin de la décennie, Marseille est la capitale du crime autant que celle de la galéjade. Les journaux parisiens puisent dans ce répertoire pour camper la catastrophe dans un décor familier, quitte à s’emparer à revers des motifs les plus parlants, s’ils ne sont pas de circonstance. Le Journal attribue ainsi les trois jours de pluie qui précèdent le 28 octobre à un “Midi trompeur” tandis que Jacques Audiberti écrit que, endeuillée par le drame, la population marseillaise est moins gaie, “moins bruyante et, si l’on peut dire, moins marseillaise que jadis”. En revanche, les gangsters trouvent tout de suite leur place : les prédations commises dans les établissements et les immeubles évacués lors du drame leur sont immédiatement attribués, en dépit d’un profil clairement plus opportuniste que professionnel. Mais en retour, les faits et la critique qu’ils inspirent, de la municipalité, renforcent la stigmatisation de la ville et de ses habitants.”

Cesare Mattina, “Dénoncer la politique marseillaise, dénoncer Marseille. Acteurs et rhétoriques de la dénonciation judiciaire et médiatique d’une ville maudite”.

Que ce soit par le biais de l’accusation mafieuse, de corruption ou de clientélisme, certains registres rhétoriques repérés à la fois dans le langage des médias et des acteurs judiciaires s’apparentent à du culturalisme essentialiste et naturalisé renvoyant à un traitement de « Marseille » au-delà de la dénonciation de ses acteurs. (…) C’est ainsi que Marseille (au même titre que ses élus ou sa population) est définie mafieuse car son banditisme est « corso-marseillais », cela résumant une « mafiosité » naturalisée.

[…]

On retrouve au moins en partie cette rhétorique à la fois dans les résultantes des interactions entre milieux médiatiques et magistrature et dans la rhétorique de ces magistrats. Voici ce qu’écrivent les journalistes du quotidien La Provence s’appuyant sur “une source proche de l’enquête” :

“On est dans un véritable système mafieux au sens littéral du terme […], avec des chefs d’entreprise peu regardants sur les méthodes, des hauts fonctionnaires, des décideurs et des personnages en lisière du milieu. Que veut-on de plus ? Et tout cela se passe au soleil, comme en Italie du Sud”.

“De “bonne source”, on évoque un statut aussi féodal que mafieux, avec un homme [Alexandre Guerini] qui décide, qui recrute et qui arbitre et un degré de complaisance de ses interlocuteurs qui s’explique assez mal”.

Par ailleurs, voici comment le procureur de la République Jacques Dallest relate son expérience marseillaise quittant ce poste en juillet 2013, lors d’une interview dans la presse locale :

“Question : Qu’est-ce qui vous manquera le plus de Marseille ?

Dallest : Les aubergines à la parmesane de Rose, rue Glandevès, et la daurade grillée à l’huile d’olive de la brasserie de l’OM (sourire). J’ai trouvé à Marseille des gens intéressants, chaleureux, qui souffrent de l’image que renvoie la ville et ont besoin de changer. Mais c’est aussi aux Marseillais d’abandonner leurs vieux démons : les mauvaises habitudes, les laxismes, les facilités, ce clientélisme synallagmatique qui fait que l’un demande à l’autre. Il ne faut pas de contrepartie à une faveur. Il me manquera aussi mes joggings du palais de justice au Prado, aller par la Corniche, retour par le Roucas et la Bonne-Mère. C’est aussi agréable que mes joggings au bout de la route des Sanguinaires, lorsque j’étais procureur à Ajaccio. C’est étonnant comme les territoires durs, violents, se situent parfois dans des sites exceptionnels. Comme la Corse, comme Marseille”.”

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Commentaires

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  1. Fougère Fougère

    Merci. Très pertinent. Ce mélange de “réalité” et d’imaginaires donne à réfléchir. Les “faits”, en tout cas, sont essentiels. Pour savoir de quoi on parle.

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  2. TINO TINO

    merci pour ce très intéressant article. Tout simplement.

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  3. didier L didier L

    Dallest a tout compris … pour le reste !!!!

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  4. didier L didier L

    Dallest a tout compris … pour le reste !!!!

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  5. didier L didier L

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  6. didier L didier L

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  7. didier L didier L

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