Balade en noir et blanc dans le passé industriel de l’Estaque Riaux
Il a voulu capter l'invisible. Le photographe Jean-François Debienne a tourné le dos à la vue imprenable sur la baie de Marseille que l'on a depuis le quartier des Riaux, pour plonger son regard dans le passé industriel du lieu. Marsactu a plongé avec lui.
Photo de Jean-François Debienne, issue de l'exposition Traces d'usines.
De la pierre calcaire, des tuyaux qui ne vont nulle part, des passerelles en métal, de vieux bâtiments abandonnés… Le tout en noir et blanc. Quand le photographe Jean-François Debienne a posé l’œil sur le quartier des Riaux, à l’Estaque, il a vu la beauté dans l’architecture de ce lieu hors du commun. Sans conteste, cette originalité découle de l’important passé industriel de ce coin de littoral à l’extrême nord de la ville. Mais ce qui frappe dans ces images, exposées jusqu’en février au moins au théâtre Toursky, ce sont bien les visages marqués par la vie ouvrière locale.
Pendant plusieurs mois, Jean-François Debienne a exploré les lieux, rencontré ceux qui l’habitent, l’ont habité. De fil en aiguille, de rencontre en rencontre, a émergé un travail de plus de 300 photos. Devenu expert d’un monde qui n’existe plus, il a accepté d’emmener Marsactu sur les traces d’usines (nom de son exposition) pour tenter de sentir ce qui est aujourd’hui devenu invisible à l’œil nu, ou plutôt, à l’œil inattentif.
“Ça grouillait de vie”
Sur les hauteurs de l’Estaque, le vent glacial de janvier dégage le ciel de tout nuage. Protégé par son béret, Jean-François Debienne, à la base documentariste, ne cesse de pointer du doigts les lieux. Ici, l’ancienne usine chimique Kuhlmann, “qui subit depuis des années des travaux de dépollution”. Là, la cité ouvrière construite pour ses employés. Du linge pend toujours aux fenêtres. “Il y a ici une ferveur ouvrière, les gens se battent pour garder la cité Kuhlmann”, même si l’usine a fermé ses portes dans les années 1980.
À quelques dizaines de mètres seulement, trône une autre cité ouvrière, construite pour les travailleurs de l’usine métallurgique Peñarroya, sise juste à côté. “Aujourd’hui, il ne reste pratiquement aucune famille d’ouvriers, à part peut-être Jacqueline. Il y a eu un gros turn over, songe à haute voix le photographe. À l’époque, c’étaient des sortes de petites poches d’habitations d’ouvriers, au milieu des usines”. Aux Riaux, l’on vivait où l’on travaillait, dans une sorte de communauté.
“Mais les ouvriers des deux usines ne se mélangeaient jamais, il y avait une espèce de guéguerre entre eux, ils n’avaient pas les mêmes avantages sociaux”, poursuit Jean-François Debienne, dans un silence que seul le vent perturbe. “Il faut imaginer qu’ici, avant, ça grouillait de vie. Là devant le portail, des centaines d’ouvriers faisaient la queue pour rentrer dans l’usine”, ajoute-t-il, le regard rivé vers les friches industrielles. Pour parfaire ce saut dans le passé, ajoutez l’odeur pestilentielle de l’usine d’équarrissage Rousselot, dont le mur de l’enceinte tombe en ruine, juste au dessus. Voilà pour le décor.
Méthanol et gaz moutarde
Le bruit d’une voiture vient troubler le flashback. Pour mieux le raviver, Robert Nannini a fait le déplacement. Il faut dire que l’homme aime se replonger dans “les plus belles années de [s]a vie”. “Entre moi et la pierre que vous voyez là, il n’y a pas beaucoup de différence”, se marre ce retraité à la carrure imposante et aux mains de travailleur. S’il ne vit plus ici aujourd’hui, Robert Nannini y a passé de nombreuses années. “À la base, je voulais être journaliste, se souvient-il en regardant le carnet et le stylo. Mais je n’avais pas de bonnes notes. Alors j’ai fais un CAP, un BEP et l’équivalent d’un bac pro pour être conducteur d’appareils industriels.”
Finalement, c’est un tout autre métier qui va lui tendre les bras, grâce à l’entremise d’un père spirituel, en poste dans l’une des usines des Riaux. Il sourit : “Je suis arrivé ici comme un cheveu sur la soupe, et puis je suis tombé amoureux de la chimie.”
De 1976 à 1985, Robert Nannini a transformé le méthanol en chlorométhane pour Kuhlmann. “J’étais ce qu’on appelle fabriquant, si je n’avais pas fait ça, j’aurais peut-être mal tourné”, relativise le vieil homme, les mains dans les poches. “À cette époque, les conditions de sécurité et d’hygiène n’étaient pas prioritaires, il y avait des risques d’ingestion, des risques d’accident, se souvient Robert Nannini. Un jour, les vannes ont pété et des pêcheurs ont été intoxiqués”. Durant ces années passées à l’usine, “il y a eu des morts, c’est certain”, assure cet homme, pas du genre à flancher. Et Robert Nannini de citer “le gaz moutarde, celui qu’on produisait pendant la guerre” et sa formule chimique sans oublier une molécule. Normal, quand on l’a tant manipulé.
“Sentiment d’appartenance”
À un moment, je pensais que j’étais fou d’aimer l’usine. Ce n’est pas normal d’aimer la chimie. Mais je n’ai jamais souffert et c’était un plaisir de travailler ici.
Robert Nannini, ancien fabriquant chez Kuhlmann
“Il devait y avoir des alarmes qui sonnaient sans cesse”, se projette à son tour Jean-François Debienne. Rober Nannini acquiesce. “Mais on travaillait en shorts et en sandales, on faisait ce qu’on voulait.” Les conditions de travail étaient dures. Mais avec le temps, l’ancien fabriquant retient une ambiance de joyeuse solidarité. “On était dans une usine familiale, où l’on entrait de père en fils. 90 % des gens se connaissaient. Il y avait un sentiment d’appartenance, et on était bien payés, regrette-t-il. La situation n’était pas tendue avec les patrons, quand on demandait quelque chose on l’avait.” L’équipe de foot entraînée par le contremaître, les dimanches après-midi à se baigner dans les bassins de l’usine, les heures de travail bénévoles pour rester avec les collègues… “Tout le tissu social tournait autour de l’usine”, résume Jean-François Debienne, dont une partie de la famille est issue de la classe ouvrière du nord de la France.
“Quand les mineurs parlent de leur mine les yeux mouillés, c’est pour les mêmes raisons, conclut Robert Nannini, dont le propre regard s’embrume. Il y avait des Maghrébins, des Polonais, nous et aucune barrière. À un moment, je pensais que j’étais fou d’aimer l’usine. Ce n’est pas normal d’aimer la chimie. Mais je n’ai jamais souffert et c’était un plaisir de travailler ici.” Et puis, Robert Nannini est parti travailler à Lavéra, gigantesque plateforme pétrochimique située dans la zone industrielle du port de Marseille-Fos.
Pour lui tirer le portrait, Jean-François Debienne a demandé à Robert Nannini, et quelques anciens collègues à lui, de poser devant le grillage de son ancienne usine, devenue friche industrielle. “Je leur ai demandé de se tenir la main, dans ma tête, c’était comme s’ils disaient ‘c’est notre patrimoine’. Ils ont parlé entre eux, et puis ils ont docilement accepté, sans poser de question”, se remémore le photographe.
Cette photo n’est pas la préférée de Robert Nannini, qui reste modeste. “Mais c’est assez génial, on se tient la main, comme pour marquer l’aliénation qu’on avait”, commente ce dernier, sans soupeser l’aspect péjoratif du mot. De sa vie d’ouvrier aux Riaux, il retient “le positif, malgré des conditions de travail étaient dures”. Derrière lui, les imposantes machines de l’entreprise Recylex s’activent dans un chantier titanesque de “désintoxication” des sols à plus de 10 millions d’euros.
Face à lui, la Méditerranée. La même qu’il y a quarante ans. “Ici, il y a eu de la souffrance, et en même temps, à travers le portail de l’usine, on voit la mer, métaphorise Jean-François Debienne, en pointant une dernière image. Il y a le beau, et le moins beau.” En noir et blanc, on voit mieux les contrastes. Et la profondeur.
L’exposition Traces d’usines est visible gratuitement au théâtre du Toursky (3e) jusqu’au 18 janvier (prolongation possible). Tous les jeudi des visites guidées sont organisées au théâtre à 15* heures. Page Facebook de l’événement à consulter ici. *L’heure a été avancée après l’annonce du couvre-feu.
Commentaires
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« Dépollution des sols », c’est probablement un minimum. Faudrait aussi penser au chenal, le long du terrain de foot dans lequel se déversait le « bouillon de culture » juste avant l’entrée du tunnel du Rove. En plein hiver, l’eau pouvait atteindre les 20 degrés. C’est dire si le débit devait être conséquent.
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Dommage que dans l’article il n’y ait pas d’allusion au(x) syndicat(s).
Merci quand même pour cette classe ouvrière qui disparait et dont les lieux de travail subsistent encore…
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