[Retour aux sources] L’adieu aux rigoles et à l’aiguadier
Si l'histoire de l'eau à Marseille est connue, il reste peu de traces du réseau d'irrigation qui a permis à des centaines de paysans de produire fruits et légumes. Première étape d'un retour aux sources qui commence avec la découverte d'un métier disparu : l'aiguadier.
Carte postale présentant un cantonnier arroseur devant le canal de la Barasse. Collection : Jean-Albert Chiapero.
La série
Depuis le robinet que l'on ouvre sans y penser, Marsactu remonte le fil de l'eau amenée par le canal de Marseille. Des rigoles aux glacier des Écrins, c'est notre retour aux sources estivales.
L’histoire commence là où l’eau finit. Il y a quelques mois, le pas de l’actualité nous menait au domaine des Charmerettes. Le dernier agriculteur du Cabot, Jean-Pierre Zurbuch craint de voir disparaître les terres arables qui ont fait vivre sa famille durant plusieurs décennies. Il y fait encore pousser quelques rangées de légumes dans la parcelle de subsistance que lui autorise son statut d’agriculteur retraité (lire notre article sur les Charmerettes).
Outre l’âge et la menace immobilière, un autre souci taraude le paysan : l’eau. Longtemps, cette campagne du Cabot était directement alimentée en eau brute par un réseau de canaux de dérivation, appelés roubines en Provence et rigoles à Marseille. Cette eau de la Durance était piquée sur le canal de Marseille puis amenée par un réseau de rigoles jusqu’au Cabot.
“Dix fois moins d’eau”
“Il y a à peu près dix ans, la société des eaux de Marseille a mis en place un compteur, explique Jean-Louis Zurbuch. Depuis on a droit à dix fois moins d’eau.” Pendant des lustres, cette eau qui arrivait jusqu’au Cabot était calculé au litre par seconde. “C’était l’aiguadier qui venait ouvrir ou fermer la vanne. On avait droit à 3,2 litres par seconde pendant cinq heures.” Parfois, l’eau coulait le jour, d’autre fois la nuit, en fonction des besoins des paysans qu’ils soient en aval ou en amont des Charmerettes.
“Je sais que la rigole qui nous desservait traversait ensuite le chemin de la colline Saint-Joseph pour alimenter les jardins familiaux Joseph-Aiguier. Puis ça continuait plus bas.”, raconte le paysan. Désormais il n’a plus droit qu’à 6000 mètres cubes par an. De l’eau qui est la même que celle qui coule au robinet de sa ferme, comme celle que consomment tous les Marseillais. Elle a été débarrassée des alluvions et nutriments charriés par la rivière et rendue potable par un traitement à l’ozone et au chlore. “Je ne sais pas si c’est lié, mais depuis les légumes ne poussent pas pareil”, soupire Jean-Louis Zurbuch.
L’abandon des rigoles
Les Charmerettes ne sont pas une exception. Les rigoles se sont taries en même temps que disparaissent les derniers paysans. La société des eaux ferme une par une ces rigoles et les remplace par des compteurs et des conduites. Dans le compte-rendu annuel de délégation de service public 2019, on peut lire ainsi que la Société des eaux de Marseille (SEM) a installés “60 compteurs d’arrosage en remplacement des vannes martellières.” Et dans l’annexe au contrat qui lie la société à la métropole on peut lire au chapitre “Environnement” : “Poursuite de l’abandon des rigoles d’arrosage”.
Avec cet abandon, disparaît un métier ignoré : l’aiguadier. Le mot formé sur l’occitan aiguo, qui signifie eau, est une version locale d’un emploi plus connue sous le nom de cantonnier arroseur, parfois aussi appelé fontainier.
Fils de cantonnier arroseur
Ce métier, Jean-Albert Chiapero le connaît bien. Il l’a exercé pendant cinq ans à son entrée à la SEM en 1982. Son père, Alexandre, y était lui-même aiguadier. “À l’époque, ça se faisait. On entrait parce qu’on y avait un parent. La SEM venait d’envoyer cent personnes à la retraite, j’y suis entré comme ça et je me suis formé sur le tas.” Il est donc devenu cantonnier arroseur, en tant que rouleur. Dans le jargon du canal, le terme définit l’employé chargé du remplacement des cantonniers titulaires. Car le métier n’est pas de tout repos.
“De mars à septembre, le travail était intense, raconte Jean-Albert Chiapero qui a exercé sur le bassin d’Aubagne. Ils travaillaient jour et nuit, une semaine sur deux, à raison de douze heures par jour pour distribuer l’eau aux paysans.” En revanche, les autres six mois étaient plus tranquilles : le règlement ne prévoyait que quatre heures de travail, essentiellement passées à nettoyer les rigoles et les bords de canaux.
Le maître de l’eau
Le métier avait aussi ses avantages : lors de la remise des feuilles d’arrosage, le cantonnier recevait quelques cadeaux en nature des paysans de son canton. Fruits, légumes, œufs, l’aiguadier se voyait régaler. “Mais l’inverse était aussi vrai, souligne Jean-Albert Chiapero. En période estivale, l’eau devenait précieuse. Les paysans pouvaient en venir aux mains. Et il n’était pas rare que le cantonnier retrouve son cadenas cassé pendant la nuit, parce qu’un des paysans avait ouvert la vanne pour arroser ses cultures, forcément au détriment d’un de ses voisins.”
Maître de l’eau dans son canton, l’aiguadier tenait ses comptes dans un carnet de roulement dans lequel était inscrit le nom de chaque paysan, le volume d’eau en litre par seconde, le jour et l’heure de l’arrosage. “Le cantonnier devait veiller à ce que l’eau coule bien et sans obstacle jusqu’aux champs pour éviter les débordements”, reprend notre collectionneur qui a gardé précieusement des vestiges de cette époque en sus des quelques 400 cartes postales issue de sa passion du canal de Marseille qu’il partage sur un blog.
Marseille agricole
Il a également conservé une carte non datée de l’ensemble des rigoles et des dérivations de la commune de Marseille. Elle permet de visualiser d’un seul coup d’œil l’ampleur du système d’irrigation marseillais, permis par l’arrivée de l’eau de la Durance. Les zones en blanc sur la carte sont celles où la ville avait déjà grignoté sur les terres. “En 1968, il y avait encore 482 agriculteurs sur le canal, raconte Jean-Albert Chiapero. Aujourd’hui, il ne reste que deux rigoles en activité : celle de la campagne Pastré qui n’a qu’un intérêt esthétique et celle de Sainte-Marthe qui dessert encore quelques paysans.”
C’est là le dernier vestige d’une formidable révolution agricole offerte par la mise en service du canal de Marseille en 1849. Le travail titanesque de Frantz Mayor de Montricher pour canaliser l’eau de la Durance jusqu’à Marseille ne permet pas seulement d’étancher la soif des Marseillais. D’ailleurs, il faudra attendre quelques décennies pour que cessent les épidémies de choléra dues à la faible qualité des eaux et au piètre assainissement.
Les eaux de la Durance permettent le développement de l’industrie, en plein essor, mais aussi d’une agriculture vivrière aux portes de la ville. Là où ne poussaient qu’amandiers, oliviers, où paissaient chèvres et moutons, on trouve du maraîchage, des céréales et même des vaches par centaines. Les souvenirs de ce miracle de l’eau se tarissent aujourd’hui comme un bête robinet que l’on ferme.
Commentaires
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Sympa cet article.
Vivement la suite ( enfin, l’amont… 😁)
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Une serie d’été qui commence bien ! Un petit voyage dans le temps rafraîchissant….
et une possible projection dans le futur : à quand un plan de développement de l’agriculture périurbaine ?
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Bonjour,
La métropole mène un plan, auquel nous nous sommes intéressé à son lancement en décembre : https://marsactu.fr/le-plan-metropolitain-pour-lagriculture-urbaine-grand-projet-encore-friche/
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Ces canaux étaient présents jusque dans le centre ville actuel. Par exemple, la rue Jussieu (4ème – aujourd’hui voie privée partiellement fermée) était traversée par un canal d’irrigation il y a encore 70 ans. Mon mari a rencontré un vieux monsieur qui lui a raconté les cultures maraichères encore présentes dans ce temps-là. Il y a des restes visibles dans cette rue et dans les parcelles environnantes : fontaines, bassins, etc. Il y a parfois des promenades urbaines qui passent par là. Un article là-dessus, Marsactu ? Merci
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Ah mais oui ! Avant que la Ville ne réquisitionne et ne rase une partie de la propriété à Saint Mauront, dans le jardin il y avait un immense bassin alimenté par l’aiguadier. Tous les soirs, mon grand-père vidait l’eau pour arroser l’immense terrain cultivé et irrigué par une foultitude de petits canaux et le lendemain il était de nouveau rempli ce qui l’été, faisait la joie de la famille parait-il. Je n’ai pas connu, c’était du temps où le quartier était encore une campagne…
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Du Chemin du Four de Buze à la traverse du camp Long (maintenant boulevard Notre Dame de Santa Cruz et à la propriété Montgolfier (14°) quartier maintenant renommé Hauts de Ste Marthe, les rigoles étaient en eau jusqu’en 90 je crois, avec grands bassins d’arrosage qui servaient de piscine aux mioches. J’espère que la large bande de terrains agricoles (actuellement propriété de la Soleam) devenus disponibles par l’abandon de la voie RD4D et de la tranche nord de la ZAC pourra être confiée à des jeunes maraîchers qui pourraient s’y installer assez facilement (il reste d’ailleurs quelques maisons expropriées mais en bon état) L’eau du canal tout proche pourrait leur être fournie par les anciennes rigoles remises en état. Un idée pour la nouvelle municipalité.
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Quid du canal de Marseille nord qui pourrait également servir de réseau structurant cyclable, puisque quasi horizontal? 1 structure, 2 usages?
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Il serait sans doute utile de préciser que la SEM, c’est Véolia et que Véolia est la nouvelle appellation de la Compagnie générale des Eaux… A quand une gestion de l’eau par la ville et la fin des subsides à une multinationale ?
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