Dans l’éducation prioritaire, garder le lien avec les élèves est un casse-tête
Entre fracture numérique et inégalités sociales, les enseignants des collèges et lycées d'enseignement prioritaire doivent déployer des trésors d'inventivité pour garder le lien avec leurs élèves. Avec des réussites diverses.
Lakhdar Bouteraa, professeur d'histoire-géorgaphie au collège Jean-Moulin, assure des cours en visio-conférence.
“Et Sabrina ? Rayan t’as pas le numéro de Sabrina ?”, interroge le professeur. “Ah je l’ai sur Snap !”, lui répond un élève. “Essaie de la contacter !” En ce lundi après-midi, Lakhdar Bouteraa, professeur d’histoire-géographie au collège Jean-Moulin (15e), bat le rappel de ses élèves de 3e 4 pour sa visioconférence. À base d’écran partagé et d’exercices de compréhension de lecture, il déroule les grands principes de la doctrine Jdanov et du plan Marshall.
En période de confinement et, à une semaine des vacances de Pâques, le programme se poursuit. Mais les classes restent à effectif réduit. Pour ce cours sur l’histoire de la guerre froide, le prof a réussi à toucher 11 élèves soit un peu moins de la moitié de l’effectif. C’est dans la moyenne, explique-t-il. “Parfois, ça tourne entre les présences mais à 80 % ce sont les mêmes qui sont là. Je les appelle, je leur mets des messages sur Pronote [l’interface de l’Éducation nationale où sont concentrés l’emploi du temps, les cours et les échanges entre le collège, les parents et les élèves, ndlr]”. Il faut aussi assurer une forme de suivi plus proche des élèves : “les professeurs principaux les appellent régulièrement”, explique le professeur. D’autres établissements ont choisi de répartir les élèves en petits groupes et chacun s’y met : administratifs, personnels de la vie scolaire comme enseignants.
“Associés aux assistantes sociales, beaucoup d’enseignants sont entrés vraiment dans la prise en considération de l’enfant, au-delà de l’élève. Ils ont pris en considération leurs situations au sens le plus large possible”, se réjouit Dominique Beck, le directeur académique des services de l’éducation nationale des Bouches-du-Rhône. Mais il faut souvent faire avec les moyens du bord : “une assistante sociale, c’est environ deux demi-journées par semaine et par établissement. Et il y a une psychologue pour 1500 élèves”, rappelle Laurent Tramoni, secrétaire académique du syndicat d’enseignants SNES-FSU.
Fracture numérique
Depuis son salon, Lakhdar Bouteraa va enchaîner trois cours d’une heure avec des niveaux différents, parler de l’oncle Sam, de géographie mexicaine et de culture du soja. Il en sortira “lessivé”. À chaque fois, les mêmes tentatives sont faites pour rattraper les absents : un jeune élève de 6e Lorenzo n’arrive pas à se connecter, il passe vingt minutes avec son frère au téléphone pour lui expliquer les subtilités de Zoom, l’application qu’il a choisie par défaut “car celle du ministère buguait trop”. Pendant ce temps, les élèves répètent des danses de caméra en caméra. Lorenzo suivra les cinq dernières minutes du cours.
Ce collège fait partie d’un réseau d’éducation prioritaire renforcée (REP +), soit la catégorie d’établissements qui accueillent la population la plus défavorisée. Les enjeux d’assiduité y sont plus forts qu’ailleurs selon tous les acteurs interrogés qui notent cependant “la bonne volonté” des élèves et de leurs parents. Au collège Edouard-Manet (14e), aussi classé REP + Mélanie Perrichon, également professeur d’histoire-géo, estime que “les 3/4 d’élèves ont joué le jeu d’essayer de travailler. On était tous plutôt surpris. Mais cela dépend des niveaux. Les 4e, on les a perdus. Il n’y a pas d’enjeu pour eux, c’est un niveau pour lequel c’est compliqué traditionnellement. Je travaillais avec une dizaine d’élèves au début et la moitié maintenant”.
“La moyenne générale, c’est 5 à 10 % de décrocheurs, mais dans les quartiers populaires c’est beaucoup plus fort”, estime Laurent Tramoni, secrétaire académique du SNES-FSU. “On a fait faire une étude et on est à 10 à 12 % dans les quartiers les plus compliqués en écoles et collèges”, avance Dominique Beck, le directeur académique des services de l’Education nationale.
Barrières de la maîtrise technique
Les explications sont nombreuses. Les cours en visio-conférences offrent une fenêtre sur leur quotidien à Lakhdar Bouteraa : “On ne s’immisce pas chez eux en temps normal. Là, t’es plongé un peu chez eux. On a des minots, qui habitent parc Kallisté par exemple. Tu vois bien qu’ils n’ont pas tous une chambre à eux, au calme, ils sont les uns sur les autres.”
Pendant les trois heures de cours auxquelles nous assistons, il n’est pas rare de voir passer une maman ou un petit frère taquin sur fond de lits superposés. Certains autres, tout en restant connectés, préfèrent couper micros et caméras, de telle sorte qu’il est difficile de savoir s’ils suivent réellement le cours. Mais ce sont aussi les problèmes techniques qui marquent. La plupart n’a pas d’ordinateur à la maison sur lequel travailler. Collégiens et lycéens peuvent pour une partie compter sur les tablettes distribuées par le département et la région quand elles ne sont pas restées en classe. Un outil qui permet certes de suivre une leçon mais pas de rédiger.
Les barrières de la maîtrise technique sont réelles, constatent les enseignants avec lesquels nous échangeons. Delphine Deville, en poste au collège Pythéas, situé près de la Busserine (14e), en fait le constat avec ses collègues : “Plein de parents ne savaient ni se servir de Pronote ni d’un mail, ça a été compliqué, il a fallu commencer par là.” Mais la sensibilisation paie : elle évalue désormais à “80 %” le taux de connexion, “ce qui est très élevé, on est impressionné”.
Tous les moyens sont bons pour toucher un élève
Pour cette coordinatrice du réseau Ulis, réservé aux élèves en situation de handicap, il faut donc déployer des trésors d’inventivité. “On essaie de passer par les moyens de communication qui sont les leurs. De temps en temps, j’envoie un snap public [l’application Snapchat, prisée des adolescents, ndlr]. Pour 4 sur 13 ça passe par là, deux par mail, un par Pronote et il y a quatre gamins que je n’ai que par téléphone, relate-t-elle. Et pour ceux qui n’ont pas de connexion internet à la maison, toutes les semaines, j’envoie du travail sur papier au collège. Les chefs impriment et les parents passent les prendre.”
“Il y a une vraie inventivité des enseignants qu’il faut saluer. On en a vu faire par exemple des capsules vidéos. D’autres fonctionnent par des échanges de photos avec les élèves. Le temps venu, il faudra savoir évaluer tout cela mais ce qui est sûr, c’est qu’on a fait plus avancer en trois semaines le numérique à l’école qu’en trois ans”, se réjouit Dominique Beck.
Préoccupation dans les filières professionnelles
Certains profs n’étaient pourtant pas décidé à jouer le jeu. Nicolas Rambaud, enseignant dans le privé en filière professionnelle, l’admet sans détour : “Au début, je m’étais dit : je mets les éléments sur Pronote et les élèves font ou ne font pas. Mais j’ai dû me rendre à l’évidence des chiffres : au lycée Saint-Michel près de la Plaine avec des filières tertiaires et dans une maison à taille humaine, j’étais à 60 % de rendus. Mais à Saint-Jérôme, où j’enseigne en CAP à de futurs agents de sécurité, plaquistes ou étancheurs, j’avais 10 %”. Alors, il s’est résolu à se frotter “au défi le plus important de [sa] carrière”, pourtant démarrée il y a dix-huit ans. “On est abreuvés de moult consignes et donc on navigue entre tout ça. C’est pas évident mais c’est très stimulant. On s’oblige à trouver des approches pédagogiques qui fonctionnent. Cela change du tout au tout.”
Dans la filière professionnelle, où les élèves issus des réseaux REP et REP+ sont surreprésentés, l’enjeu est en effet encore plus grand qu’en collège. Tous les élèves sont – quand ils sont présents – cantonnés à des apprentissages théoriques, sans la pratique essentielle à leur entrée dans le monde du travail. “C’est difficile d’avoir des réponses à ce niveau-là. Les stages ont été interrompus”, explique Nicolas Rambaud. Les adolescents et jeunes adultes qui sont scolarisés s’évaporent parfois dans la nature, alors que le contrôle parental est moins présent.
“Je n’ai même pas essayé de me connecter en vidéo, j’arriverai pas à les mettre tous en même temps devant un écran, constate Olivier Azzopardi, enseignant de français et d’histoire-géo au lycée professionel Léonard de Vinci (7e). Nous, on couvre le centre-ville et les élèves de Noailles, par exemple, qui n’ont pas accès à un ordi ou un forfait téléphonique qui leur permettrait de se connecter. Il y a une classe parmi les plus difficiles du lycée que j’ai complètement perdue. J’ai peur qu’à l’issue, certains aient complètement décroché scolairement“.
“C’est là où il y a les besoins les plus urgents. On parle là des élèves issus des familles les plus en difficulté d’un point de vue économique, notamment pour les CAP et les filières pro en général”, confirme Caroline Chevé, la secrétaire académique adjointe du SNES-FSU. “C’est déjà en lycée professionnel que le décrochage est le plus important, souvent entre 10 et 15 % entre la seconde et la première professionnelle. Là, on va avoir encore plus de difficultés à faire revenir les jeunes après le confinement”, admet lui aussi Dominique Beck au rectorat. Dans ce contexte complexe, les enseignants s’accrochent à des lueurs d’espoir. Lakhdar Bouteraa s’amuse ainsi d’avoir vu un élève un peu geek “autant de fois en viosioconférence que depuis le début de l’année en cours”.
Commentaires
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merci pour ce regard sur le lien pédagogique en milieu populaire
et bravo aux enseignants pour leur tenacité et leur inventivité
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