Le graphisme underground nippon s'exhibe à la Friche
Le graphisme underground nippon s'exhibe à la Friche
Peut-on tout dessiner ? Cette question d'actualité est traitée par palier à la Friche Belle de Mai. Au rez-de-chaussée, une double exposition dédiée au journal satirique Charlie Hebdo, au sommet de la tour-panorama du graphisme underground dont les outrances colorées valent bien quelques fatwa. D'un continent à l'autre ils forment un vrai réseau de terrorisme graphique dont Pakito Bolino, membre fondateur de la Friche il y a près de 20 ans, est un membre actif. Par le biais de sa maison d'édition Le Dernier Cri, ce sérigraphieur a eu l'occasion de rencontrer et de collaborer avec des artistes japonais de tous âges. C'est eux qu'il a voulu mettre à l'honneur avec l'exposition Mangaro. Il nous invite à découvrir un aspect méconnu du graphisme japonais qui ose tout, ou presque.
Mangaro, habile jeu de mots entre "manga" le nom des bandes dessinées japonaises et "Garo", revient sur l’histoire du magazine japonais éponyme, mensuel actif de 1964 à 2002. "Avec le magazine Garo, c’était la première fois qu’on voyait au Japon un manga pour adultes", explique Pakito Bolino. lls avaient un vrai espace de liberté". Au cours de son existence, la revue a révélé une multitude d’artistes underground qui ont marqué de manière indélébile la scène du graphisme nippon et continuent à ce jour à l'enrichir. A l'entrée de la galerie, un mur blanc est recouvert d'une fresque de dessins à la peinture noire. "Lors de l'inauguration de l'exposition, tous les artistes ont peint ensemble sur le mur. Au total il y a trois générations d'artistes représentées".
Une collection authentique de vieux numéros de Garo du journaliste Claude Leblanc ouvre l’exposition à travers une rétrospective des dix premières années de vie du magazine. Petits formats noir et blanc aux pages jaunies par le temps dans lesquels alternent dessins volontairement simplistes et planches détaillées hyper-réalistes. Pakito Bolino a déjà la tête ailleurs, tourné vers un mur d'affiches aux couleurs vives. "Là ce sont les couvertures des années 80 faites par King Terry [alias de Teruhiko Yumura, ndlr]. Ses dessins sont très influencés par le pop art, c'est un peu le Andy Warhol japonais. La représentation des personnages est très moderne, surtout pour cette époque." On commence ainsi à comprendre le terme d'Heta-Uma, littéralement "mal-fait bien fait", utilisé pour représenter ce style d'illustrations atypiques. Les personnages et créatures sont mis en scène avec une bizarrerie maîtrisée.
Rapidement, Garo laisse la place à la scène underground du graphisme japonais, des artistes qui s'éloignent des représentations classiques du manga. L'exposition dévoile les créations d'artistes de tous âges. Les plus vieux, autrefois publiés dans le magazine, côtoient les nouveaux venus sans qu'il soit possible de voir la différence. Sur des stands en bois évoquant les échoppes ambulantes typiques sont présentées les maisons d'édition japonaises et françaises qui mettent à l'honneur cet art pas comme les autres. Des noren (petits rideaux de tissu qu'on accroche à l'entrée des restaurants ou des maisons au Japon) ont été accrochés sur les échoppes. "Je les ai sérigraphiés moi même avec les dessins des artistes de l'exposition", s'amuse Pakito Bolino devant des tissus arborant des femmes dénudées.
Culture de l'étrange
Le magazine Garo était le fer de lance d'une avant-garde graphique qui est difficilement arrivée en France. Jusqu'aux années 90, le manga était un genre méconnu. Ce n’est qu’à partir de l’arrivée du manga Akira de Katsuhiro Otomo que le genre s’installe vraiment en France. Il aura cependant fallu attendre ces derniers jours pour voir Otomo remporter le Grand prix de la ville d’Angoulême lors du 42e Festival international de la bande dessinée, preuve que le graphisme japonais commence à peine à se légitimer dans l’hexagone. Si le manga traditionnel pullule désormais dans les librairies, sa partie underground reste méconnue.
Le manga pour enfant "Kitaro le repoussant" de Shigeru Mizuki créé en 1959 n’a été édité qu’en 2007 par Cornélius en France. "C’est un peu le Astérix japonais", s’amuse Pakito Bolino, "c'est un manga que tout le monde connaît là bas". La différence culturelle est cependant marquée. "Ce sont des histoires où un petit garçon est confronté à des créatures du folklore japonais. Dans la culture japonaise, tout objet possède un esprit", précise Pakito Bolino. Une "culture du monstre" à laquelle les Français ne sont pas habitués.
Sérigraphie d'une illustration de KASAHARA Wataru
A ces "monstres" se greffent une imagerie sexuelle et gore qui peut déranger. Pakito Bolino relativise. "Les codes ne sont pas les mêmes. Chez nous, on va censurer dans la globalité. Au Japon ils peuvent tout à fait représenter des petites filles qui soulèvent leurs jupes, mais ils flouteront uniquement le sexe". Lorsqu'on s'interroge sur la censure qu'aurait pu subir le magazine Garo, Pakito Bolino précise qu'il "était vendu sous plastique". La censure n’était donc pas un problème.
Malgré le graphisme cru de l'exposition, Pakito Bonito ne voit rien de choquant. "C'est toujours plus facile de montrer son art à l'étranger, confie-t-il. C'est plus toléré par les institutions et le public. C'est visiblement plus simple d'accepter ce genre d'oeuvres lorsqu'on peut dire qu'elles viennent d'une autre culture."
Les artistes les plus jeunes marchent dans les pas des plus anciens en conservant les codes de leur maîtres. On remarquera l'utilisation des couleurs psychédéliques, jamais démodées, qui évoquent drogues et hallucinations en accentuant le surréalisme de certaines illustrations. Le monstrueux, le grotesque, le déformé et la nudité sont autant de nuances de la palette de ces artistes underground. Un mot que Pakito Bolino ne trouve pas juste lorsqu’il parle de cette culture graphique japonaise. "Là-bas, ce n’est pas underground, c’est tout à fait courant."
Art hybride
A l’illustration s’est greffée au fil des années une multitude de moyens d’expression, donnant naissance à des artistes multi-facettes, performance, sculpture, création textile, vidéo… "Il y a une scène qui mélange la musique et le graphisme". Par exemple, lors du vernissage de l’exposition à la Friche, l’artiste Atsuhiro Ito a réalisé de la musique à l’aide de néons pendant que les nombreux dessinateurs présents s’exprimaient pinceau à la main sur un mur dédié. Au fond de l’exposition, vestige de sa présence, des néons s’alignent sur un mur, couverts de sérigraphies aux couleurs psychédéliques pour un résultat stupéfiant. Aux yeux de Pakito Bolino, "ça va au-delà du manga, c’est de l’art". Dans la galerie, des films sont projetés sur les murs. S'y succèdent performances artistiques murales, clips musicaux subversifs et courts métrages conceptuels.
Avec Mangaro, Pakito Bolino et Ayumi Nakayama, deuxième commissaire de l'exposition venant de la librairie Taco Ché à Tokyo, souhaitent ainsi mettre en avant ces artistes hybrides. Au milieu des illustrations et des projections, on découvre des grandes sculptures surprenantes, mais aussi des figurines aux allures de monstres en jouet rétro. Il est surprenant d'imaginer que ces créations décalées sont faites par les mêmes artistes que les mangas les plus sophistiqués ou les plus violents. Ce mélange hétéroclite, le fondateur du Dernier Cri l'explique simplement : "En France, les artistes restent généralement dans leur domaine, alors qu'au Japon un artiste touche à une multitude de genres."
Il prend l'exemple de Yoshikazu Ebisu. Découvert en 1973 dans le magazine Garo, il se tournera dans les années 90 vers le cinéma et la télévision pour laquelle il est réellement connu. "C'est le Lagaf' de la télévision japonaise, mais qui, à côté, va faire des dessins comme celui-ci", explique Pakito Bolino en désignant une sérigraphie aux couleurs acides d'un homme accroupi la tête enfoncée dans le vagin d'une femme jaune fluo. A 68 ans, il continue d'asséner son style si particulier. Pakito Bolino le compare au mondialement célèbre Takeshi Kitano, cinéaste reconnu, star de la télé, poète…
Ces artistes underground japonais virevoltent d'un genre à l'autre sans, semble-t-il, aucune limite. Il faut voir là l'héritage du magazine Garo qui en 38 ans d'existence aura su bouleverser le paysage du manga et du graphisme nippon. A sa disparition, une multitude d'autres magazines et éditions se sont créées, faisant perdurer cette tradition du bizarre et du grotesque avant-gardiste et lui offrant un rayonnement international. Exposition soeur de Mangaro Heta-Uma, au Musée International des Arts Modeste (MIAM) de Sète, présente sous forme de performance visuelle et sonore les univers underground de ces artistes atypiques du genre Heta-Uma, avec la participation d'artistes français sélectionnés par le Dernier Cri.
Mangaro – Exposition collective – déconseillée aux moins de 12 ans
La Friche de la Belle de Mai, jusqu'au 1er mars 2015, du mardi au dimanche de 13 heures à 19 heures.
Commentaires
L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.
Vous avez un compte ?
Mot de passe oublié ?Ajouter un compte Facebook ?
Nouveau sur Marsactu ?
S'inscrire
Expo tout juste extaordinaire-magnifique, superbement présentée, une ballade enchanteresse et hors du monde et du temps dans un univers riche, étrange- fascinant, bref, je recommande! Merci pour l’article et bravo au Dernier Cri !
Se connecter pour écrire un commentaire.
Point de vue tout à fait personnel d’un profane. On tourne dans l’exposition comme dans un escargot. Beaucoup de texte au départ, mais il faut bien au minimum savoir que le (un des ?) père des mangas est Osamu Tezuka. Son histoire des 3 Adolf forme une chronique échevelée, un livre d’histoire de ceux qui manquent à l’école, sur la dernière guerre vue par les Japonais. On se dirige ensuite vers le cœur de l’exposition / explosion, charnelle, érotique, critique aussi de la présence américaine au Japon, avec l’énonciation d’un dilemme haine / amour à l’égard des formes esthétiques et du mode de vie américain.
Passé les commentaires du début, on est absorbé deux ou trois heures par ce qu’on découvre. Impossible d’y échapper, on ne se pose d’ailleurs pas la question.
L’exposition se termine par un certain nombre de vidéos, d’auteurs que sans doute seuls les passionnés connaissent. C’est assez époustouflant.
Andy Warhol au MAC, c’était plus académique, c’était une invitation à la réflexion sur la création artistique. Avec une notion de groupe d’auteurs que l’on percevait mieux qu’à la Friche à propos des mangas. Le public n’était pas le même non plus, plus branché à la Friche, avec un temps d’arrêt et de rendez-vous dans l’ambiance chaleureuse d’une cafeteria.
On peut voir en plus une expo d’art conceptuel, qui commence comme il se doit, par un tas de débris soigneusement érigé en cône. Devant chaque œuvre, un petit tas de notices explicatives. Mais ce n’est pas comme dans les bureaux de vote où l’on complète chacun des tas de bulletins lorsqu’il baisse. Ici, devant les trois œuvres les plus énigmatiques ou les plus drôles, il n’y avait plus de tas. Un mystère négligemment entretenu.
Les lithographies qui tapissent l’exposition, réalisées par Dernier cri, dans une édition numérotée, sont à vendre 50 € pièce.
Pour arriver à la Friche, compter un quart d’heure de marche depuis la gare St-Charles, trois rues dans la même enfilade, prodigieusement monotones, si ce n’est le petit pont sous la voie ferrée que l’on franchit à mi-parcours, avec une jolie petite arche-pissotière au-dessus de chaque trottoir.
Se connecter pour écrire un commentaire.
Le Dernier Cri est un très bon atelier de sérigraphie.
.
On est bien loin de Jean Berto et de l’époque de Rive Neuve (une autre aventure , un autre temps..) mais c’est en feuilletant les productions du
“dernier cri” j’ai découvert les lithos d’un des meilleurs peintres Marseillais vivants actuel et méconnu du grand public : FRANK OMER.
A suivre donc ..
Se connecter pour écrire un commentaire.