La vie des livres : épisode 9
Après l'Alcazarie, José Rose poursuit sa quête des livres dans la ville avec une nouvelle fiction où les livres ont la parole.
La vie des livres : épisode 9
Je vis à la Joliette et c’est vraiment très chouette. Quand on est un texte destiné à être mis en scène, on est tout même mieux dans une bibliothèque théâtrale. J’étais pourtant angoissé avant de venir car mes compères m’avaient alerté : Si tu vas là-bas, tu n’y couperas pas ….Comment ça ?…A peine arrivé, tu seras mis aux normes … Non ! Pas le massicot ! Je veux rester intégral…Tu le resteras, mais tu y passeras tout de même…Je ne veux pas être broyé… Tu n’y es pas. Tu vas simplement être empaqueté….Ca, je veux bien, on n’est jamais assez bien protégé… Ne te réjouis pas trop vite tout de même…Pourquoi ? Toutes les couvertures ne sont pas similaires ?…Si l’on veut, si l’on veut…
Je suis donc entré plein d’inquiétude à la Minoterie. Et j’ai imaginé le pire quand on m’a posé sur une desserte aux allures de table de cuisine ou de dissection. Non, pas la lame, ai-je pensé lorsqu’une jeune femme trop souriante, grandes lunettes rondes et queue de cheval, m’a saisi et couvert en un tour de main. A peine arrivé j’étais emballé. Et je n’ai rien vu venir ni rien ressenti comme si sa caresse avait eu la vertu d’un patch. Le papier était blanc, les pliures soignées, les angles arrondis : tout semblait normal. Les gants de l’emballeuse auraient du m’alerter et certains commentaires me mettre la puce à l’oreille.
Une fois mis en rayon, ma crainte se dissipa et j’attendis le chaland comme à l’accoutumée. Un visiteur s’approcha de moi, m’effleura mais retira aussitôt sa main en grognant. Les livres voisins provoquèrent le même effet et je fus presque indisposé par le bruit sec et râpeux du frottement des couvertures les unes contre les autres. Notre seul contact serait-il répulsif ? Tous les livres sont-ils recouverts ainsi, demanda l’homme en se frottant les doigts ?… Oui, la plupart. Pourquoi ? Cela ne vous plaît pas ?… Si, si, c’est très beau. Mais ils sont bizarres au toucher. Ils donnent le frisson….Le frisson ?…Un peu comme les limes à ongles. C’est curieux de recouvrir les livres d’une toile émeri…C’est une œuvre d’art, monsieur !…Une œuvre de dissuasion massive, vous voulez dire…Tout le monde ne réagit pas comme vous monsieur, heureusement… J’étais donc recouvert par une œuvre d’art ! Rien à redire, le 1% pour la culture, c’est sacré… Vous verrez, on s’habitue, avait conclu la bibliothécaire.
Textes de pièces, essais sur le théâtre, nous étions ainsi tous blancs et à peine différenciables. Noyés dans la masse. Alignés comme les croix blanches des cimetières militaires. Et lorsqu’un passant voulait en savoir plus sur nous, il devait nous extraire des rayons, donc nous saisir, donc affronter le contact râpeux, donc… Ah, ces artistes ! Fascinés par le beau et l’original mais dépourvus de sens pratique.
L’homme, rides profondes et cheveux blancs épars, m’a finalement saisi. Avec des pincettes si l’on peut dire et en se demandant comment il allait parvenir à me lire. La chair de poule avant même l’ouverture : c’est incroyable l’effet que je produis. Il me reposa finalement car il venait de découvrir à proximité un livre brillant et coloré. Providence ! C’était justement le titre de cet ouvrage recouvert d’un film plastique transparent, couverture de bon aloi qui réjouit les doigts et sait se faire oublier tout en permettant de repérer aisément le nom de l’auteur et de lire la quatrième de couverture sans souci. Au bout d’un moment il est revenu vers moi, a avancé ses doigts à tâtons en se disant qu’ils allaient s’habituer. J’ai essayé d’être le plus doux possible mais cela n’a pas suffi et il m’abandonna une nouvelle fois… Un jour peut-être, des mains plus accueillantes ?
Commentaires
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Merci pour ce beau texte
Ou est donc caché ce livre que je déshabille pour le lire à nu
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