Sur la rue d’Aubagne et ce qui a suivi la destruction des immeubles
LA COLÈRE ET LA RAISON
Deux semaines, déjà. Deux immeubles s’effondrent, rue d’Aubagne, dans le quartier de Noailles, lundi 5 novembre. L’opinion, à Marseille, a connu plusieurs étapes. Peut-être peut-on commencer, sinon à faire un bilan – c’est bien trop tôt pour cela, au moins, à essayer de comprendre à la fois ce qui s’est passé et ce que cela a entrainé dans la ville, dans ce que J. Habermas appelait « l’espace public ».
Que s’est-il passé, au juste, rue d’Aubagne ?
Au 63 et au 65, rue d’Aubagne, deux immeubles se sont effondrés, cette chute entraînant des morts, la disparition de foyers, la recomposition d’un paysage urbain. Cela, c’est la désignation brute (dans tous les sens du terme) d’un événement qui s’est produit dans l’espace de la ville, contribuant, un peu plus, à la dégradation du paysage urbain. Mais nous y reviendrons. Sans doute faut-il, à présent, avec un peu de recul, y voir un peu plus clair dans cet événement. On peut, notamment, parmi d’autres, lui donner trois significations. La première est le constat de la dégradation d’immeubles entiers de la ville. C’est d’autant plus important à noter qu’aussitôt après, d’autres immeubles sont pleinement apparues dans toute la brutalité de l’état de dégradation auquel ils étaient parvenus – sans que l’on s’en rende compte, ou plutôt, sans doute, sans qu’aient voulu s’en rendre compte les pouvoirs publics qui ont autorité sur la ville. Des espaces entiers du centre de Marseille semblent proches de la ruine. La seconde signification des événements du 5 novembre est l’incurie des pouvoirs publics. On peut parler d’une double incurie : la première, qui apparaît à présent que l’on en sait un peu plus, est d’avoir ignoré les appels à la réhabilitation, à l’intervention de la municipalité pour la refonte de l’espace urbain ; la deuxième, qui, elle, est apparue presque immédiatement, est l’absence d’intervention, le retard avec lequel la municipalité est intervenue, ignorant, par ce retard, le fait que le pouvoir s’accompagne de devoirs et de responsabilités. Une troisième signification des événements de la rue d’Aubagne se situe, elle, à l’échelle de la ville entière : c’est Marseille toute entière qui, sans doute, est touchée par ces événements, qui sont un symptôme – un symptôme de plus, est-on tenté d’écrire – de la situation de crise dans laquelle se trouve la ville, crise économique, crise sociale, crise même, sans doute, d’identité. Si Marseille en est à laisser des immeubles entiers se détruire et des vies humaines disparaître, c’est que la ville ne sait plus où elle en est, c’est qu’elle ne sait plus, en quelque sorte, qui elle est.
L’expression de la colère
À ces événements, les habitants de la ville ont répondu de trois façons. La première a été la solidarité. D’autres habitants ont manifesté cette solidarité, exprimant, ainsi, le partage d’une identité commune, venant rappeler qu’être un citoyen consiste, d’abord, avant tout, à être un concitoyen. La deuxième réponse a été l’émotion, qui s’est exprimée, en particulier, lors de la « marche blanche », qui a réuni tout Marseille, peut-être, le 10 novembre. Cette marche blanche exprimait la sympathie des habitants de Marseille avec les habitants disparus ou dont le toit avait disparu. Il s’agissait de dire la citoyenneté en la fondant sur la solidarité. Mais il y a eu une troisième réponse – sans doute, d’ailleurs, dès le commencement. Cette troisième réponse s’est, en particulier, manifestée mercredi, le 14 novembre : c’est la colère. Au-delà, est-on tenté d’écrire, de l’émotion. En associant la colère à l’émotion, les habitants de la ville ont donné à l’événement sa dimension pleinement politique. Sans doute, à ce propos, convient-il de revenir sur le chiffre de 8000 personnes avancé par les pouvoirs publics et repris, peut-être un peu rapidement, par des journaux. Sans doute étions-nous plus de 8000 à dire notre colère dans les rues de Marseille, du lieu de l’événement, rue d’Aubagne, au lieu du pouvoir, à la mairie. Colère contre l’absence de réelle politique du patrimoine urbain et de l’architecture de la ville. Colère contre l’inaction des pouvoirs municipaux. Colère contre les inégalités sociales dont témoignent les événements survenus rue d’Aubagne, mais aussi dans d’autres sites de la ville.
Où se situe la violence ?
Et c’est autour de cette dimension politique de la colère qu’il faut se poser la question de la violence. Pour justifier la violence dont elle a fait preuve par l’emploi de gaz lacrymogène, la police a parlé d’une violence survenue du côté des manifestants. Mais c’était déjà, pour elle, dire qu’à la violence de la destruction des immeubles, dont les habitants étaient les victimes, avait succédé une autre violence : celle qui consistait à empêcher par l’affrontement avec la police, l’expression de la colère des habitants de la ville. Si la police s’est permis d’évoquer des barrières détruites et des pétards éclatés, qu’était cette violence face aux gaz ? Plus au fond des choses, sans doute est-il nécessaire de distinguer deux violences. La première est celle du temps court, celle de l’affrontement entre les policiers et les manifestants. Mais la deuxième violence est bien plus grave, bien plus profonde : c’est celle qui s’exerce dans le temps long, c’est celle qui a conduit l’indifférence des pouvoirs et des institutions de la ville à laisser mourir des habitants, c’est celle des inégalités sociales qui représentent des formes d’oppression, c’est celle qui pourrait finir par rendre impossible d’habiter Marseille. À moins que ce soit de cette violence-là qu’il se soit agi le 5 novembre : la violence qui consiste à vider le centre de la ville de ses habitants populaires pour les remplacer par des ghettos de riches. Serait-ce être victime d’une violence que d’habiter aujourd’hui Marseille ? Ce serait la violence la plus grave : celle de l’absence de liberté, en n’étant pas libre d’habiter le quartier que l’on veut, et celle de l’absence d’égalité en étant exclu d’espaces entiers de la ville.
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