La Savine, capitale d’Afropea
Après avoir chroniqué la justice et plus récemment la campagne électorale pour Marsactu, le journaliste et écrivain Michel Samson revient dans nos colonnes pour reprendre, à sa façon, l'analyse de la vie artistique locale. Et suivre par la même occasion une saison culturelle marquée par les grandes ambitions de MP2018. Il a passé la fête de la musique à la Savine dans le cadre du festival Afropea.
Concert de la fête de la musique dans le cadre du festival Afropea. Photo: Benjamin Béchet.
Ainsi commence le reportage de Valeurs actuelles à la Savine, paru le samedi 9 septembre 2017 : “Tenus en coupe réglée par les petits caïds de la drogue, toujours plus violents, les quartiers Nord de Marseille souffrent en silence. La paix sociale prime sur l’ordre public”. C’est donc ce qui est censé se passer dans cette cité de 19 immeubles et 1500 habitants au bout du bout du monde, perchée au-dessus de Marseille, véritable cul-de-sac et terminus de bus n°30.
A 19 heures, jeudi 21 juin, on a plutôt l’impression que ce sont les mamans qui tiennent la cité. Assises avec leurs enfants et petits enfants qui font du vélo ou jouent au foot, elles écoutent sagement les sept musiciens noirs de l’Anif orchestra qui joue du toirab, une musique comorienne au rythme lent. Massilia Afropea, dont c’est la deuxième édition, organise la Fête de la Musique à La Savine, un exploit dans cette cité à mauvaise réputation dont les activités sociales et culturelles sont toujours oubliées. Au vrai, en ce jour de fête de la musique, la soirée n’est pas exactement festive. Après l’Anif orchestra, Soly, de B.Vice propose un “concert hommage à Ibrahim Ali”, ce gamin de la cité tué le 21 février 1995 par trois militants du Front National.
À 20h30, le public clairsemé a cru, les gens d’ici ont été rejoints par des gens de la ville, nous sommes 300 ou 400, assis sur l’herbe sèche et sous quelques pins, quand Soly arrive sur scène. Sur son T-shirt l’image d’une plaque de rue au nom d’Ibrahim Ali dont il demande chaque année qu’une rue de Marseille porte le nom. Poète, rappeur, chanteur à casquette et à voix grave, il nous annonce qu’il va nous proposer une thérapoésie, une thérapie collective mais aussi un témoignage sur Ibrahim Ali : il en rend un chaque année à son copain disparu. Cette année 2O18, ce sera sur une création musicale d’Imhotep, avec le groupe Boras, une chorale de mères et d’enfants, de Sarah Ly, jeune chanteuse et compositrice formée à la Sound Musical School B.Vice, de Waka, rappeuse et beatmakeuse et de Hedi Mogne, neveu d’Ibrahim Ali.
Sur un son de rap sourd et lourd, il rappe “tu meurs de soif et de faim/le long du chemin », le rythme accélère, « il n’y a plus moyen de choisir son destin“. Résonnent alors les annonces des radios de l’époque “Ibrahim Ali est mort à 17 ans tué par trois militants du Front National, Bruno Mégret parle de légitime défense“. De sa voix grave Soly évoque le destin de ceux qui sont “venus au monde sans la bonne couleur de peau” : d’origine comorienne, comme nombre des habitants de la Savine des années 1995, il slame “au pays des droits de l’Homme, des humanistes, le grand sachem de la cause aryenne, la France aux bons Français, blancs évidemment, aux beaux yeux bleus“. Arrivent sur scène les sept femmes et deux gamin.e.s de Boras : chœur doux, “pourquoi je pleure/pourquoi tu pleures“. La nuit s’avance et enlace les barres d’immeubles plus ou moins réhabilitées dont les fenêtres ont commencé à s’allumer : ce concert hommage devient très émouvant, 23 ans après ce meurtre sordide et en ce lieu où Ibrahim est né. Singulièrement quand le rap du jeune garçon arrivé sur scène se clôt, par “tué de sang-froid, tué de sang-froid” dans un silence musical total. Glacial.
Les femmes de Boras reviennent, chorale, gospel à voix nues, ce concert hommage serait une sorte d’opérap, d’autant que l’accompagnement musical devient celui d’une musique classique à violons–que je ne sais identifier.
Le salut de ces musicien.ne.s est touchant, ils arborent tous cette plaque de nom de rue dont ils réclament encore et toujours la pose au boulevard des Aygalades où, chaque année, Soly vient dire des textes pour “son frère tombé sous la haine”.
Des dames sont venues proposer des morceaux de pastèque au public, il est 22 h 15, Casey entre sur scène. Les jeunes gens descendent devant, des mamans sont parties, d’autres mangent des sandwiches près du parking, il est manifestement l’heure de danser avec ce groupe hard qui revendique une ascendance martiniquaise avant de dire : “L’Afrique, c’est le passé, l’Afrique c’est le présent, l’Afrique c’est le futur”.
La soirée de ce jeudi représentait assez bien ce que Massilia Afropéa tenait à faire savoir aux Marseillais. Qu’ils vivent ou viennent à la Savine. Ou se rendent à la Friche de la Belle de Mai où se déroulait, dimanche 24 juin, la suite de cette manifestation.
PS : j’ai assisté en 1995 à une grande marche sur la Canebière le samedi qui a suivi le meurtre d’Ibrahim Ali. C’était la première fois que je voyais tant de personnes noires à Marseille : beaucoup venaient d’arriver des Comores. Quelques-uns vivaient dans les taudis loués très cher par un marchand de sommeil du Panier ; la majorité d’entre eux habitaient très loin du centre, n’importe où ; à la Savine par exemple. J’ai suivi pour Le Monde le procès des trois tueurs aux assises d’Aix. Je me souviens qu’une petite fille d’un des tueurs, se sentant “coupable du crime de son grand-père”, était venue témoigner spontanément. Son grand père lui avait dit : “Entraîne-toi à tirer sur les melons”.
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