Guillaume Origoni vous présente
Les fantômes de l'hôpital

[Les fantômes de l’hôpital] Peau noire, masques blancs

Chronique
le 11 Oct 2025
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Après "Marseille secret", le photographe et journaliste Guillaume Origoni lance une nouvelle chronique dans les hôpitaux de la ville. Il y traque les histoires de revenants. Cette fois-ci, il est question d'ombres blanche ou noire qui hantent les couloirs.

Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas.
Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas.

Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas.

C’est l’heure de la pause déjeuner. Dans la salle de repos, le personnel du service de cet hôpital marseillais est attablé. Ça mange, ça discute, ça rigole et ça vanne. Cette joyeuse assemblée, essentiellement composée de femmes, tente de se dégager de la compression qui s’exerce sur elle de façon continue, prise en étau entre les exigences de ce travail à la fois banal et extraordinaire, sans oublier la seconde partie de cette mâchoire qui impose une présence de la mort et de la souffrance à chaque instant.

Les dieux, les Djinns et les mondes parallèles

Sophie, jeune aide-soignante, est déjà une vétérane. Le regard vif, le geste doux, elle explique : “Au départ de ma carrière, je ne voulais pas avoir de contact avec un corps décédé. Je choisissais toujours les services et les affectations qui pouvaient m’éviter de faire la toilette des morts. Puis, un jour, je ne sais pas encore pourquoi, on m’a proposé l’oncologie et j’ai dit oui. Depuis, je ne changerais pour rien au monde. Tout est plus intense, plus fort ici. Maintenant, lorsque je fais ce travail, je sais que c’est la suite logique de ma mission qui est aussi d’accompagner les malades vers le grand saut.”

Autour de la table, toutes s’accordent à dire qu’ici, deux mondes se côtoient : le visible et l’invisible. Ces deux réalités s’amalgament et mutent jusqu’à devenir parfois le portail des limbes. D’ailleurs, tout le monde s’y fait plutôt bien, que l’on soit croyant ou non.

Seul homme présent ce jour-là, Pierre, grand gaillard au calme olympien, écoute les bras croisés ces histoires de dieux, de djinns et de mondes parallèles avec sagesse, même si ce sont des histoires auxquelles il ne croit pas. “Je n’ai jamais vu dans les chambres et les couloirs une quelconque manifestation inexplicable”, explique-t-il, avant de préciser que peut-être, “je ne suis pas assez réceptif à ces choses-là, contrairement à d’autres”.

Son sourire et sa bonhomie s’adressent subrepticement à Sophie, mais aussi à Malika, car ces deux-là partagent une expérience qu’elles consentent à me raconter.

Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas.

“Il s’est évaporé”

C’est Malika qui commence et très vite, je me rends compte que son histoire peut se raccrocher à l’exorcisme de la chambre 211 que je vous avais raconté dans une chronique précédente. “Habituellement, je suis de l’équipe de jour, mais au mois d’août, j’ai fait des remplacements la nuit. Un soir, devant la chambre 209 (qui fait face à la 211), je vois un homme grand et blanc de peau. Ça m’intrigue, car il est tard pour une visite. Je sais que ce n’est pas le patient de la 209, car il est mat de peau. Ce patient a d’ailleurs l’habitude de faire des allers-retours entre sa chambre et l’extérieur. Il aime bien prendre l’air souvent et il m’a semblé l’avoir vu descendre. Je me demande donc qui est ce visiteur du soir. L’infirmière qui était avec moi est, elle aussi, étonnée par cette présence. Je vais sur-le-champ vérifier si le patient est bien à l’extérieur et effectivement, je le trouve en bas des escaliers.”

Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas.

Pour continuer son témoignage, Malika doit se maîtriser, tant le souvenir de cette nuit-là relève pour elle d’une expérience effrayante. Elle hésite, touche un peu le médaillon de son collier puis enchaîne : “L’infirmière, restée dans le couloir, me dit, lorsque je remonte, que cet homme blanc et grand a disparu. On comprend que quelque chose ne tourne pas rond et on appelle la sécurité après avoir nous-mêmes regardé toutes les chambres. Les gars fouillent partout, inspectent les couloirs, les chambres, les escaliers, les extérieurs du bâtiment et ne parviennent pas à mettre la main sur cette étrange personne. Il s’est évaporé.”

“Éric, viens m’aider !”

Un peu secouée, Malika se tourne vers Sophie qui, à son tour, raconte son expérience. Car elle et Malika pensent que les “apparitions”, toutes les deux survenues au mois d’août, sont liées dans leur substance. Sophie a aussi vu une silhouette passer dans le couloir : “Elle était habillée en blanc. J’ai donc cru que c’était mon collègue Éric. J’étais en train de faire le lit et je l’interpelle pour qu’il me donne un coup de main : Éric, viens m’aider !

Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas.

Mais voilà, dans un premier temps, Éric ne répond pas. Sophie insiste et obtient un retour d’Éric qui n’avait pas bougé de la salle de repos. Elle lui demande s’il est passé dans le couloir à l’instant. “Non, pas du tout !”, affirme Éric. “Je ne parviens toujours pas à expliquer qui est cette personne”, conclut-elle avec un grand sourire.

Les ombres de la nuit

Attentive à tout ce qui se dit autour de la table, Magali, le verbe haut, le sourire large et les mains en mouvement, intervient et apporte une précision, in fine assez curieuse : “Vous savez, les équipes de nuit, ça fait des années qu’elles nous disent que des ombres passent dans les couloirs et que parfois, on peut aussi les voir dans les chambres. Tout le monde a admis l’existence de ces ombres sans que l’on puisse vraiment dire de quoi il s’agit. Mais, là, ce que Malika et Sophie ont vu, c’est autre chose, et nous ne savons pas ce que sont ces autres choses.”

Ces récits de soignants s’inscrivent dans une tradition universelle d’expériences dites “liminales” ou “subjectives extraordinaires”. Dès les années 1970, l’anthropologue Ernesto De Martino s’était intéressé aux expériences de seuil et aux visions collectives liées aux contextes rituels ou dramatiques. Plus récemment, des travaux en psychologie et en sciences sociales ont étudié les perceptions d’apparitions dans les hôpitaux, souvent associées à l’état de fatigue psychique, à la symbolique de la mort ou à la construction de récits partagés dans les groupes de soignants.

Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas.

Ainsi, qu’elles soient interprétées comme hallucinations, comme manifestations spirituelles ou comme trames narratives permettant de donner sens au quotidien, ces visions participent d’une mémoire invisible des lieux de soins. Elles rappellent que, derrière les murs des hôpitaux, s’exercent toujours des batailles nocturnes et discrètes entre le tangible et l’intangible. Et si nos anges-gardiens du service public étaient les nouveaux Benandanti dont Carlo Ginzburg a retracé l’histoire ? Ainsi, l’hôpital, espace à la fois athée et religieux, rationnel et magique, païen et agnostique, ne serait que la projection post-moderne des champs jadis cultivés par les benandanti. Chère lectrice, cher lecteur, peut-être que ces lieux et ces gens te ressemblent bien plus que tu ne le crois ?

 

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