Les embarrassantes boues rouges de Mange-Garri
Avec l'arrêt des rejets en mer des boues rouges, Alteo stocke désormais à ciel ouvert les résidus solides de son procédé de fabrication. Deux rapports sont attendus d'ici la fin de l'année sur la toxicité des poussières issues de ce site de Mange-Garri pour les riverains qui les respirent.
Les embarrassantes boues rouges de Mange-Garri
De sa terrasse à flanc de colline, Abdellatif Khaldi aime décrire les silhouettes à l’horizon : “Là c’est le Luberon, ici l’aqueduc de Roquefavour. D’habitude, il est possible de voir aussi le Ventoux”. Ce quartier de Bouc-Bel-Air où il habite depuis une vingtaine d’années jouxte Mange-Garri, une trentaine d’hectares qui appartiennent à l’usine Alteo de Gardanne. La série de vallons est utilisée depuis plus d’un siècle par l’industriel pour stocker des matériaux divers mais le site a pris tout récemment une autre dimension.
“C’est simple, tout ce qui allait à la mer est aujourd’hui jeté ici”, déplore Abdellatif Khaldi. En 1995, l’usine s’est vue imposer de mettre fin aux rejets en Méditerranée des “boues rouges” – les résidus de fabrication de l’alumine chargés en métaux lourds toxiques. Alteo a donc récemment investi dans des filtres-presse, qui permettent de séparer ces boues en une partie liquide toujours rejetée en mer et une partie solide, stockée à l’air libre sur ce site. Effective depuis janvier, cette séparation est expérimentée depuis plusieurs années. “Ici, on peut pas avoir de chat, il aurait les pattes brûlées par la soude. Et imaginez s’il se lèche…”, assure ce riverain.
Mange-Garri est donc le versant terrestre de ce que les défenseurs de l’environnement présentent comme une atteinte au milieu naturel. Avec le risque que les matières toxiques que les boues rouges contiennent se répandent dans l’environnement immédiat du site. L’État s’est préoccupé de cette question. Au printemps 2015, quand la ministre de l’environnement Ségolène Royal bloque l’enquête publique sur la poursuite des rejets en mer, elle demande des analyses complémentaires. Une série d’entre elles doit évaluer l’impact sur les poissons au large des Calanques. L’autre doit s’intéresser à la toxicité des boues stockée à Mange-garri et leurs effets sur l’air, le sol et l’eau. Déjà, en janvier 2015, les riverains s’étaient inquiétés d’une résurgence d’eau potentiellement polluée sur le site. La commune avait interdit la consommation d’eau provenant de puits sur la zone.
Un an et demi plus tard, les riverains de Mange-Garri sont toujours dans l’attente. Deux rapports sont attendus d’ici fin décembre. L’un est piloté par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et un autre de l’Agence régionale de santé (ARS). Le premier est censé évaluer la toxicité des poussières et le deuxième faire le point sur les pathologies déclarées au sein de la population immédiatement riveraine du site.
Peu de candidats
Abdellatif Khaldi est persuadé que les poussières de Mange-Garri l’empoisonnent. “Cancer du cœur et cancer des poumons” énonce-t-il sobrement. Il montre des photos de sa terrasse blanche couverte d’une épaisse poudre rouge dès que le vent d’Est souffle. “Aucun médecin ne se mouillera à établir un lien avec les boues rouges pour 35 euros la consultation”, balaie l’homme de 69 ans. Sa maison est située à quelques mètres de la clôture de l’installation classée. Un vieux portillon permet même d’y accéder. Dès 2012 et les premiers apports conséquents de bauxaline – le nom donné à Alteo par ce dérivé des boues rouges – il a écrit au préfet pour lui faire part de ses inquiétudes et des nuisances subies. Si Alteo espère trouver des débouchés commerciaux à la bauxaline, la quasi totalité reste pour l’heure sur place. 300 000 mètres cubes par an pour une capacité totale de stockage de 2,6 millions selon l’entreprise.
Il y a deux ans, suite aux “réclamations de riverains”, l’ARS a demandé à la cellule d’intervention en région (CIRE), rattachée à l’ex Institut national de veille sanitaire (aujourd’hui Santé Publique France) de mener une étude auprès des riverains du site de stockage. Ses résultats n’ont pas encore été rendu publics. Ils le seront avant la fin de l’année. Et, pour l’heure, l’entité refuse de commenter, ni même de décrire la méthodologie d’enquête.
Une note de l’ARS sur les calanques datant d’août dernier et que Marsactu a pu consulter livre de premiers indices. Mange-Garri y est cité. On peut y lire qu’“un faible nombre de personnes a répondu favorablement à cette étude qui est en voie d’achèvement”. Des questionnaires ont été envoyés aux riverains leur demandant de lister les pathologies déclarées. “Ils sont venus en personne chez ma voisine et chez moi, raconte Abdellatif Khaldi. Ils m’ont posé des questions, je leur ai ouvert mon dossier médical. Mais j’ai peur que ce ne soit que des statistiques”. La faible participation de ses voisins ne l’étonne guère : “Les gens n’aiment pas parler de leur maladie et comme à Gardanne, la plupart d’entre nous ont un proche qui travaille à Alteo. Et puis il y a la peur pour la valeur immobilière de sa maison”. Quand il s’est installé, le lac à proximité était “parfois un peu rouge”, aujourd’hui, il n’est plus que boues rouges et troncs morts.
À l’automne 2015, peu avant le renouvellement de l’autorisation de rejet en mer, le préfet avait d’ailleurs pris, sans communication particulière, un arrêté de mise en demeure de l’industriel. Objet : les poussières et les infiltrations d’eau. Parmi les mesures imposées, Alteo a dû par exemple mettre en place un système d’asperseur sur les tas de bauxaline pour limiter l’envol de poussières, mettre en place des dalles de béton sous les emplacements de stockage à venir, recouvrir les anciens.
Cinq semaines de mesures
En parallèle de cette étude, trois autres organismes ont travaillé depuis le printemps 2015 sur ces poussières. Ségolène Royal a demandé dans un premier temps à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), au bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et à l’Anses de mener une “analyse critique de l’étude d’impact sanitaire” qu’avait menée en 2013 la société Antéa pour le compte d’Alteo (à lire ici). De manière unanime, les trois entités publiques ont jugées insuffisantes les données disponibles sur les poussières que subissent les riverains (lire le rapport). De nouveaux relevés ont donc été effectués sur place par le BRGM à l’automne dernier.
“Nous avons travaillé avec un prestataire dans le cadre d’une campagne de cinq semaines, explique Nathalie Dörflinger, directrice “eau, environnement et écotechnologie” du BRGM. Nous avons étudié l’ensemble des types d’exposition, dans le sol et dans l’air. La partie “risques sanitaires” est menée actuellement par l’Anses sur la base de ces données”.
Le BRGM a présenté sa campagne de mesures le 26 septembre, lors de la dernière commission de suivi de site où sont représentés riverains, élus et associatifs. L’IRSN a fait de même, ce qui a permis à Alteo de communiquer sur l’absence de danger en terme de radioactivité de ces poussières. En revanche, les résultats concernant l’eau ne sont pas encore connus. C’est la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) qui en serait chargée.
Pour la dispersion des poussières dans l’air, le BRGM est tout en retenue, mettant en avant des valeurs moyennes inférieures “aux valeurs réglementaires”. Pour les sols environnants, dans un rayon de 500 mètres, il retient d’ores et déjà une contamination aux métaux lourds et à la soude. Le rapport évoque des “anomalies de teneurs en éléments traceurs du site tels que le titane, le fer, le vanadium, le chrome, le sodium et le zirconium”.
Accéder au rapport final du BRGM sur les poussières (mars 2016)
Soucis techniques
Pour l’heure, les rapports déjà rendus publics ne disent rien du risque mais se contentent d’évaluer des variations vis-à-vis des normes en vigueur. “Le BRGM ne s’engage pas sur la présence ou non de risque. Il évalue par rapport à la valeur réglementaire qui ne tient pas compte de la composition des particules, commente le chercheur Yves Noack qui étudie depuis deux ans les poussières du site de Mange-Garri pour le compte de l’Observatoire Homme/Milieu “Bassin minier de Gardanne”, rattaché au CNRS.
Un certain nombre de limites ont par ailleurs été soulevées concernant les données récoltées par le BRGM. “Ils sont venus en octobre quand il pleut le plus”, s’insurge le riverain. Autre réserve, il n’y pas eu “d’épisode venteux” durant les relevés du BRGM. La question a été posée en commission de suivi de site. “Nous estimons que les mesures sont cependant significatives, répond la responsable. L’Etat dira s’il souhaite que de nouvelles mesures soient effectuées”.
Le rapport fait mention également de petits soucis techniques dans la mesure des particules fines et très fines qui rend complexes l’analyse des données. Ainsi le BRGM confesse-t-il “dans un contexte général d’évaluation des risques sanitaires, puisque les particules les plus fines sont les plus toxiques par inhalation, ces données de PM2,5 sont à utiliser avec précaution”. Tout ceci laisse planer un doute sur l’usage possible des données recueillies par le BRGM par l’Anses en charge de l’évaluation du risque sanitaire. Le BRGM indique que les données concernant les particules fines ne sont présentées qu’à titre indicatif. L’Anses demandera-t-elle de nouvelles mesures pour se prononcer sur le risque sanitaire ?
Quel cocktail pour les Gardannais ?
Pour sa part, Yves Noack a installé un de ses capteurs dans le jardin d’Abdellatif Khaldi et y mesure la quantité et la composition de particules fines, à la fois les “PM10”, les poussières, et les “PM2,5”, ces particules inhalables. “Pour l’instant on ne peut pas se prononcer sur l’impact sanitaire. Il ne suffit pas de s’intéresser à la quantité ou même à la composition mais également au cocktail et à la forme des particules. De ceux-ci dépendent les dommages causés, signale-t-il. Pour l’amiante par exemple, ce sont des aiguilles d’où la toxicité”. Le chercheur a exposé ses travaux fin septembre lors d’une journée consacrée aux boues rouges (intervention visionnable en vidéo).
“En condition standard, sans vent d’Est, le niveau d’empoussièrement sur ce quartier de Bouc-Bel-Air est faible, inférieur à Gardanne centre où se trouve l’usine. Pour moi, on ne peut pas séparer les deux”, poursuit-il. En somme, le centre-ville de Gardanne ne peut pas être pris comme le point de référence, comme le fait le BRGM, puisque les poussières de roche brute, la bauxite, y sont importantes.
Selon lui, la gestion sanitaire de la pollution atmosphérique d’Alteo ne doit donc pas se limiter à Mange-Garri. Yves Noack s’intéresse tout particulièrement au quartier du Bon-Pertuis, à Gardanne, situé entre le site de stockage et l’usine, qui est fortement exposé quel que soit le sens du vent. A terme, il aimerait pouvoir étudier de son côté, avec d’autres partenaires, la toxicité des poussières provenant à la fois de Mange-Garri et de l’usine. “Mais ça, ça dépendra des moyens dont on pourra disposer”. L’affaire n’est plus à un grain de boue rouge près.
Commentaires
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J’ai justement baladé dans le coin hier (https://www.visorando.com/randonnee-la-luynes-entre-luynes-et-gardanne/), c’est édifiant. L’impact sur la végétation environante est également criant. Tout ça pour du chantage à l’emploi…
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Bonjour, le chantage à l’emploi est un paravent, il s’agit en fait de la fabrication d’un composant indispensable à des alliages dont la composition fait appel à des éléments fabriqués sur cinq autres sites. Ces alliages qui sont nécessaires à l’aéronautique et au nucléaire., sont qualifiés de matériaux stratégiques. Cela n’enlève rien à cette immonde pollution.
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Bonjour
Il faut aussi ajouter que, lors des épisodes de mistral, c’est tout le quartier de la Calade et de la Madrague (Marseille 15 et Marseille 02) qui est exposé à la poussière d’alumine micrométrique. L’alumine est chargée au mole G du port et une partie assez notable s’envole par grand vent. Il m’est arrivé de “récupérer” près de 20 grammes en une journée sur ma petite terrasse. Et ça c’est ce que l’on voit. Impossible de mesurer ce que nos poumons récupèrent car ce sont forcément les particules les plus fines. L’alumine est très stable, il est non soluble donc je suppose que l’organisme n’a pas de possibilité de l’évacuer. Le anciens du quartier disent qu’ils avaient obtenu qu’on ne charge plus l’alumine par grand vent. Il semble que depuis 3 ou 4 ans ce ne soit plus le cas et le quartier est maintenant régulièrement recouvert de cette poussière blanche. Mourir de silicose à Marseille comme un mineur du siècle dernier, ironie de l’histoire ?
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Le grand écologiste local maintient-il sa “fierté d’avoir innové et évité le départ vers un pays moins regardant” ? Si l’alliage est utilisé par le nucléaire et l’aéronautique, il doit bien y avoir des fonds disponibles pour mieux gérer ces déchets ? A moins que les hyper-phénix et autres notre-dame des landes aient tout mangé :o))
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La bauxite a longtemps été extraite des mines de la région de Brignoles sans dommage…On voit la roche rouge dans ce secteur. Quelle différence ?
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Comparaison n’est pas raison !
La différence c’est la micronisation des particules. Les pierres et les roches ne font rien aux poumons car elles sont stable et “restent à leur place” mais si on les tranche ou les broie, la poussière qui en résulte entre dans les poumons. C’est pour cette raison qu’il faut être très prudent quand on travaille avec des minéraux (un des pires étant l’amiante) et que l’inspection du travail demande de porter des maques pour tout ces travaux. Et sans dommage ??? Les mineurs qui mourraient avant 50 ans ne sont plus là pour contredire.
Autre exemple : on regarde une flaque d’eau, on en meurt pas. On est exposé quelques heures au brouillard d’une chute d’eau, on meurt noyé par les microgouttes qui envahissent les poumons. Certains pratiquant de canyoning sont mort de cela.
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