[40 ans de la marche pour l’égalité] Des vies d’engagement et de désillusions

Série
le 25 Oct 2023
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La marche pour l'égalité et contre le racisme de 1983 célèbre ses 40 ans. À cette occasion, Marsactu consacre une série de trois articles à la mémoire de ce mouvement inédit, dont le parcours a débuté à Marseille. Ce troisième et dernier épisode revient sur les parcours de ceux qui ont marché, et de leurs enfants.

De nombreux militants locaux, dont certains marcheurs de 83, et des élus marseillais, lors d
De nombreux militants locaux, dont certains marcheurs de 83, et des élus marseillais, lors d'une cérémonie au Pharo, le 15 octobre 2023. (Photo : IH)

De nombreux militants locaux, dont certains marcheurs de 83, et des élus marseillais, lors d'une cérémonie au Pharo, le 15 octobre 2023. (Photo : IH)

“La marche des beurs” est le nom qui s’est inscrit dans la mémoire collective pour parler de ces quelques mois de la fin de l’année 1983. Le travail d’archive et d’enseignement de la marche l’utilisent régulièrement, et il y a 10 ans encore, la plupart des articles de presse qui en parlent s’en servaient. C’est peut-être son héritage sémantique le plus ancré, avec le “Touche pas à mon pote” venu de SOS Racisme, association fondée dans la foulée. Pourtant, les marcheurs ne l’ont jamais utilisé. C’est le journal Libération, devenu le relai principal de la marche car seul journal national, non issu des initiatives militantes, à la couvrir, qui titre en couverture le jour de l’arrivée de la marche « Paris sur “beur”, La Marche des jeunes franco-arabes “pour l’égalité” traverse Paris, le 3 décembre ».

Aujourd’hui, c’est aussi un nom qui symbolise une lecture faite par les institutions politiques et médiatiques, bien différente des volontés des militants. Quatre mots que l’on s’évertue à casser durant les célébrations des 40 ans, dans les discours ainsi que les expositions. Lotfi Moussa fait partie du collectif des jeunes au sein de la coordination des commémorations, composé de membres de moins de 40 ans et donc nés après la marche. Au sein de la population française, beaucoup ont oublié l’histoire de la marche : à l’occasion des 30 ans en 2013, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) a réalisé un sondage qui montrait que seulement 19% des Français disaient s’en souvenir. Lotfi Moussa attribue l’oubli par beaucoup de ces événements à cette réécriture : “Lorsqu’on parle de la marche des beurs, le message c’est des arabes qui parlent à des arabes ou de problèmes d’arabes. Il faut casser ça : la marche était pour l’égalité et contre le racisme, c’est plus que jamais d’actualité”.

“Il y a eu des vies d’engagement qui se sont fondées après ça”

Mais Lotfi, originaire de Campagne-Levêque dans les quartiers Nord, a pour sa part “grandi avec ce récit” d’une mobilisation inédite et fondatrice, lui qui était le fils d’une mère militante de l’époque. “Il y a eu des vies d’engagement qui se sont fondées après ça, et aussi des acquis. Même si c’était pas les revendications de base, sur des questions de nationalité ou de carte de séjour par exemple. Les papiers, pour nos générations, c’est acquis, mais il ne faut pas oublier que c’était loin d’être le cas pour beaucoup de gens nés en France à l’époque”. Il attribue également à cet héritage son propre parcours, ses études en Asie, son travail dans le collectif et son accès à des milieux sociaux différents de ses origines. Toujours avec ces questions en ligne de mire : “J’étais engagé dès mes 14 ans, et je le suis encore. Parce que peu importe l’élévation sociale, l’injustice est toujours présente”.

En 2023, beaucoup de marcheurs ne souhaitent plus s’exprimer sur le sujet. L’héritage de la marche, pour beaucoup, est une base de vie qui reste douloureuse. Parce que le début des années 1980, pour ceux qu’on a donc appelé les “Beurs”, c’est d’abord beaucoup d’espoir : l’arrivée de la gauche au pouvoir, la liberté de création d’association. Mais la plupart de ceux qui étaient présents à l’époque l’évoquent dans un soupir.

nos actions ont été récupérées à tous les niveaux.

Zoubida Meguenni, marcheuse et élue municipale

Zoubida Meguenni incarne l’unes de ces vies d’engagement fondées autour de la marche, dont l’action s’est initiée comme beaucoup dès le lendemain du meurtre de Lahouari Ben Mohamed. Ses souvenirs sont ceux de moments “de plaisir, d’espoir. Nous étions des romantiques”, mais cette nostalgie est aussi entachée d’une peine profonde, pas toujours résolue. “Aujourd’hui, c’est douloureux parce que ça a empiré, et que nos actions ont été récupérées à tous les niveaux”.

Elle décrit des rencontres sur les mêmes bases politiques avant et durant la marche : “Nous avions pour la plupart une culture politique, issue de nos parents, mais qui n’était pas la même que celle des institutions. La nôtre venait de nos origines, de la décolonisation, de la Palestine. L’organisation des milieux militants, puis de la marche nous a permis de réaliser tout d’abord que les jeunes issus de l’immigration de partout à Marseille et ailleurs rencontraient les mêmes problèmes de racisme. Et aussi nos premiers contacts avec les politiques. Les chargés de mission sont venus à notre rencontre, pleins de promesses pour le futur, en nous disant que nous étions les futurs cadres de ce pays. Ils nous ont rapidement déçus”.

Aujourd’hui, Zoubida est élue à Marseille, conseillère municipale déléguée à la prévention des conduites à risque chez les jeunes et à la médiation sociale, après une longue carrière dans le domaine. Mais elle estime qu’il n’y a pas là un héritage de la marche : “à l’époque, nous avons refusé les contrats aidés, ou même d’être présents sur les listes électorales. Quand je me suis rendue compte qu’on était utilisés, j’ai compris qu’on était simplement devenus un outil d’achat de la paix sociale.”

La crainte d’être récupérés

De nombreuses initiatives sociales, culturelles ou de projets de soutien et de développement toujours existants se sont fondés ou structurés à cette époque, dans lesquelles on retrouve souvent les parcours professionnels des marcheurs. Mais l’amertume est toujours présente chez l’élue. “Il y a eu de nombreuses initiatives qui se sont formées via la politique de la Ville, mais qui ont servi à contrôler : si tu ne rentres pas dans les clous, les fonds sont coupés”.

Un sentiment d’instrumentalisation déjà présent à l’époque, et qui aujourd’hui se traduit encore sur le terrain. Lotfi relate d’innombrables discussions avec des amis, des gens du quartier, qui décrivent un esprit où la lutte est jugée respectable, mais ne mène à rien. “Les asso du quartier sont respectées, et quand on organise des actions, souvent on nous dit bravo, qu’on est des belles personnes. Mais que ça sert à rien. Et c’est là que c’est important de faire des piqûres de rappel pendant les anniversaires. On a une histoire qui est belle, et que nous même on ignore. Souvent, on va chercher des figures outre-Atlantique, alors qu’elles sont devant chez nous”, souligne le trentenaire.

Yamina Benchenni a participé à la marche à Marseille, puis a travaillé 32 ans dans les 13e et 14e arrondissements de la ville, en particulier à oeuvrer au développement local. Malgré son histoire personnelle entachée de deuils liés à des meurtres racistes, elle veut se remémorer un héritage différent. “Dans ces années là, l’impunité généralisée sur les meurtres des nôtres faisait de nous naturellement des victimes, analyse-t-elle. Depuis, nous avons largement avancé, aussi de part notre propre éducation, sur la procédure judiciaire. Les policiers accusés aujourd’hui sont mis en prison, une chose qui aurait été impensable à l’époque. Nous ne sommes plus que des victimes”.

Et d’insister sur la nécessité de ne pas baisser les bras, malgré des difficultés toujours présentes. À ses yeux, “les jeunes des quartiers Nord doivent toujours lutter pour se faire leur propre place”. Ce qui rend toujours nécessaire un accompagnement fort, “socialement et économiquement”. “Parce que tant que nous serons dans la survie, les questions d’identité nous reviendront violemment en pleine face”, appuie Fatima Benchenni.

Des questions en décalage avec les autres militants de l’époque

Extrêmement impliquée dans les célébrations des 40 ans, Zohra Boukenouche était militante de la marche, notamment depuis la régie de Radio Gazelle, fondée durant ces années-là. Faute de médias présents au début de la marche (“Avec le recul, les violences qu’on subissait n’intéressaient pas les gens”), en 1983 la radio suit la marche via des appels en direct depuis des cabines téléphoniques de toute la France.

Zohra Boukenouche, le 15 octobre 2023 à Marseille. (Photo : IH)

De cette époque, elle décrit les rencontres avec des institutions en décalage, mais également avec les autres milieux militants déjà structurés : “Les féministes de l’époque étaient très portées sur un désir de nous libérer. Lors des premières manifestations pour Lahouari, beaucoup d’entre elles sont venues à notre rencontre pour nous demander si notre entourage nous faisait souffrir. Mais on n’avait pas besoin d’être libérées : nos questions étaient simple : comme fait-on pour que nos maris, nos frères ne se fassent pas tuer ? Comment fait-on pour aller manifester sans avoir peur d’être expulsés ?”.

De génération en génération

Zohra Boukenouche aussi souligne la filiation politique venue des parents, avec la nécessité de l’engagement remise au premier plan face au crimes racistes. “Nous étions naturellement politisés. On aurait largement préféré aller en boîte et à la fac que dans les réunions et les manifs, mais notre héritage et notre quotidien nous ont obligés de fait à rentrer en résistance”.

Une filiation qui fait qu’aujourd’hui, à son tour, Lotfi se sent une responsabilité : “Beaucoup me demandent pourquoi je ne vais pas prendre un boulot dans le golfe, ou en Asie, où j’ai fait mes études. J’estime qu’il y a encore trop de choses à faire, il y a trop de missions ici. On voit bien aujourd’hui que peu importe la manière dont tu arrives à t’élever socialement, tu ne peux pas échapper à l’injustice et le racisme. Et même si tu peux échapper à ça : quelle est l’utilité de la réussite si tu ne peux pas participer à faire avancer ?”.

Ce mercredi 18 octobre marquait le 42e anniversaire du meurtre de Lahouari Ben Mohamed. À cette occasion, le film documentaire Ya Oulidi, est diffusé au sein de l’église désacralisée de la Tour Sainte, en plein coeur des quartiers Nord. Sous titré “Droit à l’oubli, devoir de mémoire”, le film est conclu par une chanson éponyme, chantée en direct par Lina, la nièce de Lahouari. Du haut de ses 14 ans, sa voix porte des paroles qui font baisser la tête aux plus solides des membres du public. “Un contrôle de papiers, et deux coups de fusil. C’est un arabe en moins, et la presse n’en dit rien”. Lina, à son tour, s’est saisie à sa manière de son histoire, déjà tout à fait consciente. “J’ai grandi avec cette chanson comme j’ai grandi avec l’histoire de mon oncle. C’est chargé de peine, de tristesse, d’injustice, mais c’est ma façon de partager la mémoire”.

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