14000 personnes à la rue à Marseille : “De plus en plus de monsieur et madame tout-le-monde”
Une étude publiée ce mois-ci présente un comptage précis du nombre de personnes sans-abri à Marseille. Ces premiers résultats basés sur les fichiers des structures d'accueil au cours de l'année 2016. Ils montrent une hausse de 11,2 % du nombre de personnes à la rue en 5 ans.
Maraude nocturne du Secours catholique auprès de sans-abri à Marseille (2017). Image LC
Être sans-abri, ce n’est pas forcément être visible sur le trottoir aux heures de grand passage. Rendue publique le 20 mars, une étude évalue à 14063 le nombre de personnes ayant été à la rue au moins une fois au cours de l’année 2016, à Marseille. S’il demande un retour en arrière de trois ans, ce chiffrage permet de saisir à la fois l’ampleur du phénomène et l’immense difficulté pour répondre aux situations de détresse recensées. Ces premiers résultats d’un travail sur la durée sont consultables sur le site de la préfecture. La dernière estimation remontait à 2011, et on constate une hausse de 11,2 % du nombre de personnes sans-abri entre-temps. Un prochain dénombrement est prévu au cours de l’année 2019.
Cette étude est menée par deux chercheurs, Alexandre Daguzan, psychosociologue et ingénieur hospitalier à l’AP-HM et Cyril Farnarier, socio-anthropologue au sein du LaSSA (Laboratoire de Sciences Sociales Appliquées) et coordinateur du projet ASSAb, projet d’envergure autour de la situation des personnes sans-abri à Marseille dont fait partie ce recensement, porté notamment par l’Agence régionale de santé, l’État et la Ville de Marseille. Ils expliquent à Marsactu l’intérêt d’une telle démarche, et les questions qu’elle soulève pour les acteurs de terrain et les acteurs publics.
Il y avait 14063 personnes à la rue à Marseille en 2016, qui sont-elles ?
Cyril Farnarier : Il n’y a pas de portrait type. C’est une diversité de parcours, de situations professionnelles, d’origines. Du grand marginal avec 25 ans de rue impossible à réinsérer au jeune étudiant sans logement, au migrant qui n’a pas encore entrepris de démarches administratives, aux femmes seules… Notre étude prend en compte le sexe, et la classe d’âge, au-delà nous sommes dans la prospective. La poursuite de l’étude permettra avec les différents acteurs des structures qui y ont participé de mieux caractériser les différents publics concernés par le sans abrisme à Marseille.
Alexandre Daguzan : Les personnes prises en compte ont toutes, au cours de l’année 2016, été au moins une fois confrontées à des situations de rupture, de précarité extrême, d’isolement, avec des trajectoires très variées.
Pour dénombrer le nombre de sans-abri à Marseille, vous avez fait le choix d’une méthode dite “danoise”, qui se base sur les fichiers d’enregistrement, les “files actives”, de 13 structures d’accueil et d’accompagnement des personnes sans abri, pourquoi ?
AD : À l’échelle d’une grande ville, il n’y a pas de méthode parfaite. En travaillant à partir des files actives au cours d’une année entière, l’hypothèse c’est que l’on aura une idée du nombre de personnes qui ont eu recours à ces structures au moins une fois dans l’année. L’autre méthode est le quadrillage de la ville, sur une ou deux nuits données. Cela permet un repérage géographique des lieux où se trouvent les personnes et de prendre en compte certaines des personnes qui ne recourent à aucun service. Mais la marge d’erreur est du simple au double.
CF : C’est aussi une question de moyens. Avec des moyens contenus, on parvient à obtenir ces résultats, contrairement à la méthode du quadrillage où un grand nombre de personnes doit être mobilisé. Et les objectifs sont très différents : avec la méthode que nous avons choisie on touche à des questions de fond telle que la saturation des structures et d’une année sur l’autre les données sont comparables. De notre côté, notre objectif est plutôt que les institutions et les acteurs de terrain lisent l’étude et puissent s’en saisir.
Dans une semaine, ce sera la fin de la trêve hivernale, et le nombre de personnes à la rue va augmenter. En faisant notre étude à l’échelle d’une année, on a une visibilité plus large. Les gens ne sont pas figés dans cette situation, heureusement, les choses évoluent, on passe du squat à la rue, de la rue au foyer, etc.
L’un des chiffres marquants de votre étude, c’est cette hausse globale de 11,2 % de la population sans-abri…
CF : Il y a certains fichiers que l’on avait en 2011 auxquels nous n’avons pas eu accès cette fois-ci, et inversement, donc si on prend uniquement les structures strictement comparables, la hausse est de 6,7 %. Et cette hausse est, je pense, loin de la réalité du terrain. Pour les hommes de 30 à 50 ans, les chiffres ne bougent pas beaucoup car leur nombre dans les structures n’a pas beaucoup bougé puisqu’elles sont saturées. Mais il y a en revanche une augmentation du nombre de personnes qui n’ont pas accès à ces services d’hébergement.
AD : Le nombre de refus au numéro du 115 par manque de place a explosé, 94 % d’augmentation entre 2016 et 2017, et c’est un vrai souci pour les structures d’aide et d’accompagnement qui ne trouvent pas de solution d’hébergement pour les personnes.
CF : En 2017 le 115 ne parvenait à répondre qu’à deux appels sur 10, et les opérateurs parvenaient à donner une réponse positive pour un hébergement une fois sur deux. Soit un taux de réponse positive pour un appel sur dix. Néanmoins, 750 personnes dorment chaque soir dans une structure d’hébergement d’urgence à Marseille.
Vous faites état d’une situation de saturation constante des structures d’hébergement d’urgence. Y a-t-il toutefois davantage de places qu’en 2011 ?
CF : Oui, et ces places sont toutes occupées. Il y a notamment plus de places pour les femmes, avec l’ouverture d’un lieu dédié à l’école Saint-Louis, qui présente un taux d’occupation de 96 %, donc la structure tourne à plein. Le nombre de nuits d’hôtel octroyées a aussi augmenté. Sur cette période l’effort [de création de nouvelles places] a été mis sur les CHRS [centres d’hébergement et de réinsertion sociale, qui proposent une prise en charge sur la durée], plutôt que sur l’urgence. Être en hébergement d’urgence c’est souvent mieux qu’être à la rue, mais cela devrait rester une réponse à l’urgence. Et cela ne fonctionne pas, puisque les gens restent longtemps dans ces structures d’urgence, jusqu’à une décennie pour certains.
AD : Ce que disent les acteurs de terrain, c’est que l’objectif c’est de permettre aux personnes de sortir de l’urgence, de la simple mise à l’abri.
CF : On s’inquiète beaucoup des gens à la rue et de leur chiffre qui augmente, mais la réalité c’est que notre société produit de plus en plus de précarité, et en construisant des centre d’hébergement d’urgence, on ne lutte pas contre ça.
Si l’on compare vos résultats aux études menées à Paris par exemple, la situation marseillaise est-elle particulière ?
CF : Nos méthodes de comptage sont différentes, donc il est forcément impossible de comparer précisément. Mais comme à Paris, on observe plus de femmes, de mineurs, et une précarité globale. Il y a de plus en plus de monsieur et madame tout-le-monde à la rue.
AD : On voit bien la diversité des publics. Il faut sortir de la représentation de la personne à la rue qui est visible dans l’espace public. Il y a le mal logement, les squats, la question est encore plus large.
Dans le détail, l’estimation pour l’année 2016 montre une hausse du nombre de mineurs (+85 %) et de femmes (+47 %) à la rue depuis 2011, est-ce une surprise ?
AD : Concernant les femmes, une étude de 2013 menée par l’Insee au niveau national indiquait déjà que deux personnes sans-domicile sur cinq étaient des femmes. Notre hypothèse, c’est que dans la réalité, la hausse constatée sur Marseille est encore plus importante, car il y a moins de structures pour accueillir les femmes. Historiquement, le sans-abrisme est représenté par une public masculin isolé, donc les structures ont été pensées en fonction de cela et restent sous dotées pour l’accueil des femmes et des familles.
CF : Et depuis 2016, ce chiffre a certainement continué d’augmenter. Pour ce qui est des mineurs, il ne s’agit pas principalement des mineurs non-accompagnés, dont l’augmentation sera certainement visible sur les années suivantes, mais des mineurs qui se retrouvent dans le parcours d’hébergement d’urgence en famille, ou seuls avec leur mère. C’est alarmant. Il y a aujourd’hui à la rue un nombre ahurissant de femmes enceintes ou avec des enfants en bas âge. C’est un public qui ne devrait pas du tout être à la rue, qui est le plus prioritaire de tous pour une mise à l’abri.
AD : Notre étude ne devrait pas évoquer la situation des mineurs, puisque nous n’étudions que des structures destinées aux adultes. Mais on les retrouve pourtant dans certaines files actives et en particulier sur les mises à l’abri en hôtel.
CF : Ce à quoi on ne s’attendait pas comme donnée, c’est le vieillissement de cette population. On constate une hausse de 24 % des plus de 60 ans, et de 28 % pour les plus de 70 ans. Il faut avoir en tête ce que c’est que d’avoir 70 ans, à la rue. En termes sanitaires c’est une très grosse question. Aucune équipe n’est aujourd’hui équipée pour ça. Les projets d’insertion ne sont pas pensés pour ça, on ne peut pas insérer ces personnes par le travail, à leur âge tout ce qu’elles demandent c’est d’être tranquilles. Cela, on ne l’avait pas vu venir. Ces données vont permettre de soulever pas mal de discussions.
Ce comptage de la population sans-abri fait partie d’un projet plus large piloté par l’ARS, la DRDJCSCS (direction régionale de la jeunesse et des sports et de la cohésion sociale), la Ville de Marseille, et porté par l’hôpital européen, pouvez-vous nous en dire plus ?
CF : Il y avait eu une première étude sur la ville menée en 2010 par l’Observatoire social de Lyon, qui constatait qu’il y avait beaucoup de ressources et de structures à Marseille, mais qu’elles ne se connaissaient pas, ce qui entraînait beaucoup de mésusages. C’est de ce constat qu’est né le projet ASSAB en 2011. ASSAB travaille en réseau avec les acteurs de terrain, du social et du sanitaire et les institutions. L’étude répond à l’un des axes de ce projet : l’amélioration de la connaissance des publics.
Quels sont à vos yeux les urgences pour la prise en charge des sans-abris à Marseille ?
CF : À Marseille, on expérimente beaucoup, il n’y a pas une seule réponse ou un seul dispositif qui sera la solution. Il faut multiplier les formes d’accompagnement. Les expérimentations s’adressent souvent à des personnes qui ont déjà des droits potentiels, des revenus, c’est compréhensible. Mais il y a aussi beaucoup de gens qui sont dans un entre deux. Il faut se permettre de faire des choses pas complètement formatées ou régulières.
Le contexte déjà tendu l’est d’autant plus depuis les effondrements de novembre. Les évacuations ont mangé tout le contingent préfectoral, toutes les réserves. Bien sûr, ce n’est pas qu’une question de moyens, mais il faudrait déjà parvenir à remplir les obligations légales en terme de mise à l’abri. Comme à Saint-Just où on voit qu’on n’arrive pas à mettre à l’abri les mineurs isolés qui y ont droit. Et puis si toutes les procédures DALO [droit au logement opposable] aboutissaient, il y aurait sûrement beaucoup moins de monde à la rue.
Commentaires
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Chiffre à mettre en relation avec le nombre ahurissant de logements vacants, vides, neufs ou pas, dans le patrimoine municipal comme dans le privé.. Mais bon, tant que jean-clooooode et ses petits copains arrivent à dormir sereinement, où est le problème ?
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Excellent et éclairant (et effrayant) article, merci Marsactu l’indispensable !
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