[Vivre à la Busserine] Killian, chouf à la retraite

Portrait
le 27 Juin 2018
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À la Busserine comme dans toutes les cités affectées par le trafic de drogue, la fonction de chouf, ou guetteur, est devenue un symbole. En bas de hiérarchie, elle est la porte d'entrée du réseau pour des mineurs qui courent ainsi des risques considérables. Pour le cinquième volet de notre série Vivre à la Busserine, rencontre avec un ex guetteur.

(Illustration par Julie Le Mest, d
(Illustration par Julie Le Mest, d'après une photo de presse)

(Illustration par Julie Le Mest, d'après une photo de presse)

Il avait oublié le rendez-vous. Notre homme arrive enfin après quelques coups de fil. Fait ses excuses d’une voix grave qui tranche avec un visage juvénile, il était parti prendre un café avec un collègue. Dans la vingtaine, sympathique, il sait raconter sans les enjoliver ses choix et son parcours. Tout juste s’assombrit-il quand il évoque les moments où il est sorti de la voie tracée. On comprend que malgré ses succès professionnels récents et son esprit vif, il lui reste des fragilités qu’il vaut mieux ne pas trop creuser. Rangé aujourd’hui, Killian* a fait le chouf, c’est à dire le guetteur, pendant plusieurs années dans un réseau de revente de drogue implanté à la Busserine. Il a accepté de raconter son itinéraire, sous couvert d’anonymat.

Moi, la raison pour laquelle j’ai commencé, c’était l’argent.” D’emblée, notre ancien chouf engage l’entretien dans le vif du sujet. Killian a débuté son activité quand il était mineur, à 14 ans, comme beaucoup. “Je n’ai jamais connu d’argent de poche, pas un sou, rien. J’ai commencé à fumer, et donc il fallait de l’argent. C’était aussi pour sortir avec des copines, des collègues.”Fumer“, c’est fumer du cannabis. À l’époque, il ne voit pas d’autres façons de gagner de l’argent, “il n’y avait pas de boulot pour nous, trop jeunes, l’alternance n’est pas possible avant 16 ans et l’école est obligatoire jusqu’à cet âge. Si j’avais pu travailler, peut-être que je l’aurais fait.” Le ton est pragmatique.

Killian commence par travailler le week-end pour préserver sa scolarité. Mais, dèche aidant, l’activité déborde bientôt sur le temps passé au collège. “S’il me restait un peu d’argent, j’allais à l’école, sinon non.” Le regard douloureux, il précise, “je ne voulais pas aller à l’école sans goûter, sans cigarettes et sans shit…“. Killian décroche après le collège. Il commence une formation en alternance d’employé de vente, en travaillant dans la boutique d’un oncle. Mais cela ne se passe pas bien et il arrête. “Je me suis retrouvé sans travail et sans diplôme. Alors je me suis démerdé par ci par là, des fois à travailler avec le réseau, des fois à voler.

Chouf à mi-temps, sept heures par jour

Dans le réseau, il occupe des postes en bas de la hiérarchie. Le système est bien organisé. “Comme chouf, je gagnais 70 euros pour un mi-temps.” Un mi-temps ? Killian confirme qu’on peut en effet être chouf à mi-temps, ce qui correspond en fait à sept heures de travail quotidien. “De l’ouverture du réseau, à 11h, à vers 17h-18h, c’est un mi-temps. Le temps plein va du matin jusqu’à la nuit. Il y a des relèves, et il y a ceux qui sont déterminés et qui restent toute la journée. Moi, je voulais avoir mes soirées pour sortir.

Chouf, une fonction emblématique

Le chouf, dont le nom vient du mot arabe “regarder”, est au bas de la hiérarchie du réseau. Postés autour du point de vente, il fait le guet pour alerter le charbonneur, c’est à dire le vendeur, de l’arrivée d’intrus, par exemple la police. Viennent ensuite les nourrices, ces habitants qui acceptent, volontairement ou sous la contrainte, de cacher drogue, argent, armes ou dealers chez eux contre rémunération. Reste le ou les gérants, qui supervisent le trafic local. Tous ces acteurs du trafic forment une frange ultra-minoritaire des habitants des quartiers.

Agent le plus visible du réseau, le chouf est emblématique à plusieurs égards. Ce poste est la porte d’entrée “professionnelle” dans le trafic.  Mal payée, la fonction est également exposée. Aux descentes de police, d’abord. Et également aux règlements de compte entre réseaux. Après les événements de la Busserine, la thèse, aujourd’hui fragilisée, de l’enlèvement d’un guetteur a été évoquée par les médias pendant plusieurs jours. L’hypothèse n’est pas absurde : il est arrivé plusieurs fois que des guetteurs soient tués dans des manœuvres d’intimidation visant leur réseau. Cela a été le cas pour un jeune homme de 16 ans, en 2010 dans la cité du Clos La Rose.

Au tarif horaire, le salaire est donc à peu près au SMIC, malgré les risques. Notre interlocuteur est tout à fait conscient de ce fait mis en avant dans de nombreuses études sur les trafics. Il invite cependant à nuancer le constat. “Dans le trafic, comme tu travailles plus longtemps, tu fais plus d’argent et tu l’as tout de suite. Quand tu commences à travailler légalement il faut attendre la première paye pendant un mois !” L’ordinaire peut aussi être amélioré. “Tu n’es pas censé le faire, mais si tu es vendeur, tu peux faire passer un morceau de dix pour un vingt euros. Ça fait dix euros dans ta poche. Si tu le fais plusieurs fois dans la journée, ça devient intéressant.” Killian a peu fait le charbonneur, le bénéfice lié à la triche a dû être assez peu important au total. Mais c’est assez pour jouer sur la perception que l’on a de son salaire.

Celui qui arrive en premier se poste et fait la journée. Ceux qui sont vraiment sérieux, ils ont leur poste non discutable.” Pour l’embauche, le système que Killian décrit ressemble à du travail journalier. Où on se bagarre pour éviter d’être sur les postes les plus exposés. “Il y a des disputes, c’est la loi du plus fort.” Le salaire est le même quelle que soit la place occupée, mais Killian ajoute en souriant, “à un moment, on avait des paniers repas !” Ce fonctionnement date d’il y a plusieurs années, et a depuis, semble-t-il, évolué. “Maintenant, je ne comprends plus rien, avoue Killian. Toutes les deux-trois heures il y a quelqu’un de différent. Je ne sais plus comment ils marchent.

Un entourage démuni

Scolarisé, entouré, Killian s’est pourtant lancé dans une activité illégale sans être freiné. Pendant le temps où il exerce comme guetteur, il garde des liens avec les animateurs de son quartier. De ses professeurs, en revanche, il ne dira rien de positif. “Je n’ai eu aucune discussion, ils faisaient leur vie. Leur phrase préférée : “que tu viennes ou que tu viennes pas, moi je suis payé.En poussant un peu, l’ancien chouf admet qu’il a parfois été convoqué au collège. “Il y a eu des petites crises.” Il semble plus compliqué pour lui de parler du monde du collège que de celui du réseau.

En ce qui concerne la famille, la situation est plus complexe. Comme beaucoup d’adolescents qui arrivent dans le trafic, Killian vient d’une famille monoparentale. “Enfant modèle“, selon ses mots, à la maison, il essaie de préserver sa mère en cachant ses occupations illégales et en faisant passer les objets qu’il s’achète avec son salaire de chouf pour des cadeaux. Ce n’est pas forcément crédible, mais le sentiment d’impuissance fait le reste. “Elle se doutait de ce que je faisais, c’est sûr, avec tout ce qu’on entend dans le quartier, mais me croire était peut-être sa manière de se rassurer.

Killian a aussi un grand frère, qui n’a jamais “glissé” et travaille depuis sa majorité. Complices quand ils étaient enfants, et encore aujourd’hui, leur relation était alors tendue. “Quand on avait des contacts, c’était que pour morfler. On n’a jamais eu le sens de la communication chez moi.” Je suis content qu’il soit là, j’aurais pu mal finir”, ajoute-t-il pourtant immédiatement. Il se rappelle que son frère le dépannait parfois financièrement. “À chaque fois que j’allais faire quelque chose, je pensais à ma mère, mon frère, ça me freinait.

“Quand tu es là, tu as peur”

Dans une activité légale, tu es serein.” Pour Killian, la barrière entre la légalité et l’illégalité n’a jamais été floue. “Quand tu es là, tu as peur, il y a des risques dans la rue, il y a des risques d’aller en prison.” Ce sont ces risques qui pousseront finalement Killian à partir. Il a déjà arrêté de fumer du cannabis, et échappe deux fois à des descentes de police. Il finit par arrêter complètement quand il voit le vide se faire autour de lui. “On était cinq-six collègues, toujours ensemble. Et il y en a un qui est parti en prison. Puis un autre. À la fin on était à trois, à deux… L’argent du réseau part très vite. Je me suis dit, si je vais en prison pendant deux ans, j’aurai fait mieux en travaillant. Les risques étaient trop grands.

Il n’est jamais monté dans la hiérarchie et son départ se fait sans problèmes, il lui suffit de cesser de se présenter aux postes de chouf. À cette époque, il a vingt ans. Il arrive à trouver des petits contrats dans des secteurs divers, grande distribution, restauration rapide, bâtiment. Il fait un chantier d’insertion et épaulé par des amis, il reprend une formation d’électricien, qu’il vient de terminer.

À cette époque, pour que je comprenne, il fallait que je voie. Les risques, je savais qu’ils étaient là, mais à cet âge tu ne veux rien entendre. On m’aurait dit quelque chose, j’aurais répondu, “Si j’y vais pas, c’est toi qui va me donner de l’argent ?” Mais tu sais que c’est mal, que c’est dangereux. C’est pour ça que tu as peur. Rien que du regard de ta famille, tu as peur.” L’ancien chouf évoque aussi la peur d’être tué. “Aujourd’hui, tu peux servir d’exemple si tu es au mauvais endroit au mauvais moment.” La “parano” ne disparaît pas en sortant du réseau. Killian craint parfois d’être visé en même temps que des amis.

Les tirs de kalachnikov survenus le 21 mai dans le quartier de la Busserine n’ont rien fait pour alléger cette angoisse. Comme beaucoup dans le quartier, Killian est choqué. “J’ai l’impression que les équipes qui passent là maintenant nous font plus peur à nous qui n’avons rien à voir avec le trafic qu’à ceux qui sont concernés. Ils tirent en pleine journée, alors qu’il se peut qu’il y ait des enfants qui passent, des mères qui passent…”

 

*Afin de respecter l’anonymat de cette personne, le prénom et certains détails ont été modifiés.

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Commentaires

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  1. Clémentine Vaysse Clémentine Vaysse

    Très intéressant, bravo d’avoir su créer les conditions pour recueillir ce témoignage !

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    • Electeur du 8e © Electeur du 8e ©

      Le retour de Clémentine Vaysse, mais de l’autre côté de la barrière, celui des commentateurs/trices !

      Signaler
  2. Bakto13 Bakto13

    Cet entretien sur une activité illégale dans la cité de logements sociaux de La Busserine est rarissime. D’autant plus qu’il est réalisé par une femme dans un milieu sexiste, machiste et… raciste. Car ce réseau, tenu et entretenu par des maghrébins, est fermé à ceux que ces derniers qualifient avec mépris de Gaulois. Cet entretien relate cependant une situation qui d’ailleurs n’existe plus, comme le déclare l’interlocuteur de Julie Le Mest. Mais cet ancien guetteur constitue néanmoins un cas d’école. Il a abandonné son activité coupable par peur de ses risques. Risques qui ont encore augmentés ces derniers mois avec les charbonniers qui vendent de la cocaïne pure à 50% à côté du cannabis. L’immense majorité des habitants de la cité qui ne sont pas complices du trafic, réagissent heureusement contre ce dernier qui empoisonne leur vie et souillent leur cité. Puisque la police se révèle très peu efficace.

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