Une avenue Ibrahim-Ali pour “honorer sa mémoire et guérir les vivants”
Lundi 8 février, le conseil municipal a donné le nom d'Ibrahim Ali à l'avenue des Aygalades. Retour sur ce jour historique avec ceux qui ont lutté 26 ans pour que cette reconnaissance puisse avoir lieu.
Une avenue Ibrahim-Ali pour “honorer sa mémoire et guérir les vivants”
Il y a des jours où on aimerait oublier sa fonction. Jeter le “nous”, le “on” dont se déguisent les journalistes en gage de neutralité. Revenir à soi, à sa propre histoire en ce qu’elle a de commun. Je me faisais cette réflexion alors que j’assistais au conseil municipal, le 8 février dernier, depuis le surplomb de la tribune de presse. Les conseillers municipaux examinaient le rapport 87 qui propose une nouvelle dénomination de voie à l’avenue des Aygalades.
Après 26 ans d’attente, cette longue rue qui serpente jusqu’aux confins de l’ancienne vallée industrieuse va porter le nom d’Ibrahim Ali. Sa vie s’est arrêtée là, le 21 février 1995 au soir, touché dans le dos par une balle tirée par un colleur d’affiche du Front national. Il n’avait pas 18 ans.
Ne pas applaudir
J’étais donc là, vissé à mon siège après une dizaine d’heures à suivre les débats. Immobile au moment où la salle s’est levée pour des applaudissements, engoncé dans mon rôle de journaliste auquel la tradition impose de ne jamais applaudir quand il est en reportage.
Une fois les applaudissements éteints, l’émotion retombée, le nom enfin donné, j’ai rejoint l’entrée de l’Espace Bargemon. La nuit déjà, le couvre-feu en vigueur et la pluie à verse. Dans mon dos, Gilles Rof, le correspondant du Monde, m’a demandé : “T’as pas vu Soly?” Non, je n’avais pas vu Soly. Ni Fatima, son épouse. Ni Hassani, Aly et tant d’autres figures du B.Vice, le groupe où le jeune Ibrahim Ali découvrait le hip-hop, ceux qui se battent depuis 26 ans pour qu’une rue porte le nom de leur ami disparu. J’ai entendu un youyou dehors, des cris. Et je les ai vus se tenant par les épaules, sur l’esplanade, la Bonne-Mère et le Vieux-Port en décor.
“On allait partir, c’était trop long”
La pluie efface les larmes sur leurs visages. Ils crient. On se saute dans les bras. On se laisse aller à la joie. Soly M’Bae, Fatima Ahmed et tant d’autres venus en soutien, ont suivi les débats depuis un coin sombre sous les arches du Vieux-Port, entre deux cafés fermés. “Avec nos cris, on a réveillé un homme qui dormait dehors, le pauvre”, regrette Fatima. Rivés au petit écran, ils ont suivi les débats et les prises de parole. Au fur et à mesure d’un conseil municipal marathonien, leur groupe s’est un peu étiolé. Certains ont rejoint la cité de la Savine, chassés par le couvre-feu.
“On allait partir, c’était trop long. C’est Nouriati Djambae [élue de la majorité, ndlr] qui nous a prévenus que ça arrivait”, se souvient Fatima. Ils ont vu le maire refuser la parole au RN, taper du plat de la main, crier “Dehors !” au conseiller municipal Bernard Marandat. “Il m’a fait plaisir, Payan, sur ce coup-là”, rigole Fatima.
“Nous ne sommes coupables de rien”
À l’écran, pas d’effet champ/contre-champ. On ne voit que le maire plein cadre et une rumeur en arrière-fond. Depuis la tribune presse, je pouvais voir Bernard Marandat crier à la censure. “Vous n’avez pas à m’incriminer de quelque chose. Nous ne sommes coupables de rien !”, hurle-t-il. Lui, qui saluait il y a peu d’un “le fascisme c’est la fête” la mort d’un vieux camarade royaliste, était déjà candidat en 1995 dans le 8e secteur où vivaient Ibrahim et ses parents.
Soly et Fatima ne veulent retenir que l’immense joie du 8 février 2021. Tant pis si personne ne les a appelés pour assister à l’évènement depuis l’intérieur de l’hémicycle. L’essentiel était que la délibération passe. Soly a eu la boule au ventre toute la journée. “Je me suis réveillé avec. Je l’ai eue alors que j’avais une intervention au lycée Simone-Veil. Les élèves avaient vu ma gueule dans 20 Minutes. On a pu en parler. Mais j’ai traîné mon stress jusqu’au bout. On ne sait jamais avec ces conseils de fous”.
Samosas et thé au gingembre
Ils me reçoivent quelques jours plus tard dans leur petit appartement du Panier. Sur la table du salon, la machine à coudre de Fatima, les livres de Soly et quelques panneaux de plastique imitant ceux des rues qui leur servaient de support de revendication ces dernières années. Il y a aussi des piles de Thérapoésie, le recueil écrit par Soly à la mémoire d’Ibrahim Ali, que ses amis appelaient Chibaco. Le prochain texte est déjà mis au propre de sa belle écriture pleine d’arabesques. Fatima a fait des samosas et du thé au gingembre pour ma gorge enrouée.
Ils sont heureux et soulagés. Ils ne se souviennent plus de quand est née la revendication d’une rue à son nom. “Je me souviens que l’année suivante, en 1996 nous avons fait une marche de la Savine jusqu’aux quatre-chemins des Aygalades, se remémore Soly. Je crois qu’on s’est dit, Aly et moi, qu’il fallait qu’on fasse quelque chose pour guérir ces minots de cet assassinat”.
“Sa mort a influé sur leurs vies”
Membre fondateur des B.Vice, Aly Ibrahima ne se souvient pas de cela. “Le 21 février 1995, j’étais à l’armée à Nancy. Je n’ai su que le lendemain ce qui s’était passé. Mes deux frères étaient là avec Chibaco. Je me souviens être revenu le week-end suivant pour la grande marche en sa mémoire sur la Canebière”. Ceux qui ont vu mourir Ibrahim n’étaient pas toujours là, les 21 février suivants. Certains ne sont jamais venus. Jamais remis. Aly Ibrahima le dit sobrement : “Cela a influé sur leur vie”. Soly le souligne joliment : “C’est pour cela que nommer l’avenue a du sens : pour honorer sa mémoire et guérir les vivants”.
Soly et Fatima se souviennent du jour où ils ont vu un rond-point prendre son nom, au bas de la Savine, à l’entrée du Vallon des Tuves. “On remontait en bus au B.Vice et cela fait comme quand tu vois un truc et que tu réagis. Ton regard passe et d’un coup tu réalises“, raconte Fatima. Les panneaux plantés sur ce rond-point en haricot ont surgi pendant la nuit à l’initiative de Gaudin. “Je me souviens qu’un peu avant j’ai vu les mêmes panneaux sur un rond-point en bas de la Castellane, rigole Aly Ibrahima. Le lendemain, ils les avaient enlevés”.
L’entêtement de Gaudin
Longtemps l’ancien maire a pris prétexte de ce rond-point pour dire que l’hommage suffisait bien. Il a fallu attendre son départ pour que les choses bougent à droite. Au nom “du groupe majoritaire du 13-14”, Hayat Atia a pris la parole pour dire qu’ils allaient voter “à l’unanimité” cette proposition. “C’était un de nos engagements de campagne, souligne la jeune élue à la voix rauque. Il aurait le même âge que moi. J’ai grandi avec sa mémoire, avec ce que sa mort voulait dire pour nous les jeunes des quartiers Nord”. Elle refuse de commenter l’inaction de Gaudin : “Ce n’est pas mon histoire”.
Aly Ibrahima ne peut que constater l’entêtement du vieux maire qui a gouverné la région avec le FN d’alors. Tout comme Soly salue l’acharnement des communistes, de Samia Ghali, à plaider pour sa cause. “Ils ont poursuivi ce que Guy Hermier, l’ancien maire de secteur a initié”, analyse-t-il. Ces mots, cette mémoire, il les a distillés dans le discours de Nouriati Djambae, l’élue EELV qui a pris la parole dans l’hémicycle. “Je lui ai demandé de relire mon texte parce que je voulais être juste sur les faits”, explique la jeune élue dont le discours était prévu au protocole. Elle a tenu à reprendre les mots de Soly pour conclure son discours.
“Je rêve d’une maison sur l’avenue Ibrahim-Ali”
Soly et Fatima se prennent à rêver désormais. “Moi qui n’ai jamais eu l’âme d’un propriétaire, je rêve d’une maison sur l’avenue Ibrahim-Ali”, sourit-il. “Ou une maison de la lutte contre le racisme, l’exclusion, la haine”, enchaîne Fatima. C’est là leur nouveau combat : faire de cette mémoire un levier positif.
Mais avant cela, Soly doit se coltiner d’autres mots. La famille d’Ibrahim a demandé à ce que ce soit lui qui écrive la phrase explicative sur la plaque qui sera dévoilée, dimanche 21 février, à 11 heures. Pour la première fois, le maire de Marseille sera là. Et comme depuis 25 ans, les vers de Soly s’envoleront en slam, parce que c’est la légèreté des mots qui relie le mieux les hommes.
Commentaires
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Merci Benoît Gilles, quel article émouvant, cet emploi du “je” impossible à d’autres moments!
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Benoît Gilles, pourriez vous écrire un article le 21 février pour l’anniversaire du groupe Manoukian assassiné le 21 février 1944? Peut être y aura-t-il une commémoration?
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très bel article, très émouvant.
je garde un souvenir très triste de cet assassinat.
j’ai comme une culpabilité : 26 ans ! il a fallu 26 ans….. je partage la joie et le soulagement de B.Vice, j’irai le 21 février.
et beaucoup dans la population n’ont pas encore compris le vrai visage du fn ou rn….marandat est une caricature significative pourtant.
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Samedi *20* février?
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Merci pour votre vigilance ! C’est DIMANCHE 21 février. La modification a été apportée dans l’article.
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Enfin ! Bravo à tous ces jeunes qui devenus adultes n’ont rien lâché pour que vive la mémoire d’ Ibrahim Ali et que ce drame issu de l’ignorance et de la haine de l’autre, ne tombe dans l’oubli.
Une pensée émue pour sa famille et ceux qui l’ont entourée.
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La véritable mort c’est l’oubli a dit un poète. Ibrahim Ali, jeune victime innocente — abattu par une idéologie haineuse et destructrice sortie de la profondeur la plus sombre de l’âme humaine —, aurait pu être porté une deuxième fois dans l’oubli par cette plaque commémorative cachée entre des panneaux de signalisation et des supports téléphoniques dans un carrefour anonyme.
La ville, par sa décision, a réparé une injustice.
Le procureur le plus féroce est sa propre conscience.
Désormais son nom sera inscrit dans « le marbre » sur une avenue importante de Marseille. Son nom, ne pourra plus être oublié par les générations futures. L’implantation de plusieurs plaques marseillaises émaillées sur les murs de l’avenue Ibrahim Ali, les milliers de lettres à l’adresse postale ainsi que les cartes routières porteront longtemps son nom pour pérenniser ainsi sa mémoire et éveiller les consciences.
Marsactu a su avec cet article compassionnel, honorer sa mémoire. Quant à Benoît Gilles, lui, a surtout un peu guéri ses lecteurs.
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Bravo !
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Merci Benoît Gilles.
L’émotion fait aussi partie de la politique, quand elle n’est pas mise en scène exhibitionniste ou faux-semblant opportuniste.
Et la colère quand on voit que les Marandat et Ravier en remettent une couche.
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