L’horizon professionnel restreint d’une jeunesse défavorisée
Tous les mardis, le Théâtre de l'Œuvre accueille des jeunes suivis par l'Addap, association de prévention de rue qui passe par les activités culturelles. Grands ados ou jeunes adultes, ils racontent leurs perspectives d'insertion professionnelle où la quête d'autonomie passe avant la quête d'un métier valorisant. Reportage.
L’horizon professionnel restreint d’une jeunesse défavorisée
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Il a tout d’une ruche à l’œuvre, le petit théâtre à l’italienne de Belsunce. Le bourdonnement incessant des conversations, les corps qui se croisent, chacun sur leur trajectoire. En fond, le rythme trépidant d’un rap s’échappe dans les bouffées des portes qui claquent. Chaque mardi, le Théâtre de l’Œuvre se transforme, au rythme de ces actions de prévention que l’Addap y mène depuis deux ans. Le public accueilli oscille entre 16 et 21 ans. Certains y viennent s’essayer au rap, d’autres ont la danse comme passion. Il y a aussi des curieux qui se coulent dans un fauteuil, timides et attentifs.
Les éducateurs vont des uns aux autres dans une ambiance d’émulation plutôt chaleureuse. Garçons et filles traversent parfois la ville pour venir passer quelques heures ici. “Nous sommes en partenariat avec le théâtre pour des actions de prévention qui ont pour support des activités artistiques. Pour nous, c’est un moyen d’accompagner ces jeunes, de mettre en place un parcours éducatif, qui se déploie en fonction de leurs envies et de leurs besoins, explique Gilbert Roux, un des éducateurs présents sur place. Certains de ces jeunes sont dans des prises de risque fortes. L’action est alors un support à un suivi éducatif fort, en lien avec les familles”.
23 % à quitter le système scolaire sans diplôme
Un terrain idéal pour tenter d’interroger ce qui anime ces jeunes, arrivés à ce croisement de leur vie, où il faut quitter l’adolescence pour tenter de se tracer un destin d’adulte. Les jeunes réunis là viennent tous des quartiers dits populaires, ceux qu’on nomme aussi les quartiers prioritaires de la politique de la ville, autre fois appelés “zone urbaines sensibles”. À Marseille comme dans les autres grandes métropole de la région, entre 18 et 24 ans, les jeunes des quartiers prioritaires sont 23 % à avoir quitté le système scolaire sans diplômes. Il suffit de s’écarter de 100 mètres pour que cette statistique tombe à 14 %, affirme l’Insee.
Contre 10% dans le reste de la population du même âge. 44 % de ces jeunes cherchent un emploi, un quart d’entre eux travaillent et un tiers ne font ni l’un, ni l’autre. Là encore, la comparaison avec des jeunes du même âge est sans appel. Même sans formation, ils sont deux fois plus nombreux au travail dans la population hors quartiers prioritaires des métropoles régionales. Une simple statistique qui dit la forêt d’obstacles qui s’élèvent entre leur quartier et l’emploi.
Sur la scène du théâtre, il sont deux, micro en main qui tentent de caler leurs mots sur le flot des instrus se succèdent. Capuches, casquettes, ils sont fidèles à l’uniforme des jeunes urbains et se dandinent, intimidés par la scène et le public clairsemé. “Mets un trap, c’est trop rapide”. Sabrito a le téléphone dans une paume et tente de poser sa voix dans un micro qui oscille. Ses mots sortent par à-coups. Sabrito pour le blaze, Sabri pour l’état-civil, vient du 14e pour participer à cet atelier. Sur son portable, il fait défiler une longue file de textes à base de clash et de kalash.
“Trop le sang, avocat”
À 18 ans, il s’espère un avenir dans ce rap balbutiant. “Aujourd’hui, tout le monde peut réussir dans le rap”, croit-il savoir. Sabri dit tout aimer de cette musique mais peine à citer des artistes qui seraient pour lui des modèles. Le rap offre une meilleure carte de visite que le CAP mécanique qu’il est en train de passer. “Ce n’est pas un choix, glisse-t-il. À l’école, ils m’ont dit soit on te vire, soit tu vas là”. Problèmes de comportement, le collège jusqu’en troisième avant d’atterrir au lycée professionnel La Floride, d’où il s’est fait renvoyer pour atterrir au Chatelier, autre lycée professionnel de Saint-Mauront connu pour sa filière mécanique auto. Le jeune des Rosiers s’est longtemps rêvé un avenir brillant. “Je me voyais, psychologue ou avocat quand j’étais petit”, sourit-il, un regard en coin vers ses amis. “Trop le sang, avocat, je t’aurais pris moi. Tu m’aurais défendu”, rigole Chaka Zoulou.
Le jeune homme n’avance pas d’autre identité que ce surnom dont il ne connaît pas l’origine. “Je sais que zoulou, ça veut dire j’ai faim en comorien, mais les Zoulous, connais pas”. Et encore moins le personnage historique, héros de la résistance africaine face aux Anglais. Le jeune homme a 17 ans et dit déjà “avoir atteint son but”. Un rien bravache, il lâche “je travaille”. Il est en première année d’une formation en alternance dans l’électro-technique. “J’ai déposé mon CV dans une boîte au Prado et ils m’ont pris”. “T’oublies de dire que ton cousin, c’est carrément le chef de la boîte”. Le jeune homme acquiesce. Il revendique le choix d’études courtes “pour travailler tôt”. Avant de lâcher dans un souffle : “on n’a pas le choix, c’est la misère”. C’est un état de fait. Ses deux parents travaillent, la famille est nombreuse. Sa mère est aide-soignante. Son père fait des ménages. “Il se lève à 4 heures du matin et traverse la ville. C’est comme ça”, lâche-t-il, pudique.
Le père de Sabri, lui, travaille “vite fait”. Trois syllabes pour dire qu’il enchaîne les CDD. Sa mère ne travaille pas, ses parents sont divorcés. Il assure comme un mantra : “vouloir tout faire pour réussir” malgré une orientation construite par défaut. Et un environnement qui, parfois glisse vers la délinquance et parfois la prison.
Aller en licence, le bout du bout
Un peu plus loin, un groupe mixte patiente. Dans quelques minutes, ils doivent investir une des salles des étages pour les répétitions de leur groupe de danse. Hip-hop, afro, dance-hall, ils goûtent tous les styles et s’entraînent selon la disponibilité des scènes accessibles gratuitement. Nakib et Céline, 21 et 20 ans, dressent la liste : “l’esplanade du Pharo, la gare Saint-Charles, la Friche, le parc du 26e centenaire, le Prado…”
Leur groupe s’est constitué par affinités puis ils ont mené des auditions pour l’étoffer. Nakib se donne des allures de meneur. Son insertion professionnelle est toute tracée, ou presque. “Je suis en BTS systèmes numériques. Je me prépare à faire de l’administration de réseau et à poursuivre en licence, si je peux“. Ces trois années d’études sont le bout du bout pour les jeunes interrogés.
“Vas-y ! Raconte, t’as l’occasion de te plaindre”. Nakib exhorte ainsi Réhéma à témoigner. La jeune femme a 20 ans et rêve d’être infirmière. Réhéma soupire. “Ce n’est pas que j’aime me plaindre mais c’est long d’arriver où on veut aller”. Et la jeune femme ne parle pas des longs trajets en bus qui la sépare de la cité du Bosquet, tout au bout de Marseille.
Même si cette question des transports est pour elle “l’obstacle n°1” à ses déplacements et donc à son insertion. “J’ai préparé un bac Pro pour s’occuper des personnes âgées avec l’objectif de passer les concours d’école d’infirmière. Mais c’est long et difficile. Quatre ans, le temps de choisir une filière et de réussir. Je suis perdue. Je ne sais pas ce que je dois faire : une formation, poursuivre des études, chercher du travail. J’ai pas confiance en moi”. Là encore, entre les différents quartiers populaires, les difficultés d’insertion s’accroissent avec l’éloignement du centre-ville.
“Ils cherchent à acquérir très vite une autonomie”
À 20 ans, Rabian poursuit le même rêve du métier d’infirmière, valorisant et riche en débouchés. “J’ai fait un bac sciences et techniques de laboratoire dans cette perspective, explique la jeune femme, nouvelle arrivée dans la troupe. Ensuite, j’ai passé des concours et j’ai échoué. Je me suis donc rabattue vers la chimie”. Elle termine un BTS dans cette filière qui la prépare autant à l’industrie qu’à des laboratoires d’analyse. Elle pourrait aussi poursuivre en licence.
Mais, comme à chaque fois, l’impératif initial est de trouver un emploi rapidement. Les jeunes présents ce soir-là, choisissent donc plus volontiers des filières porteuses que des études longues, parfois difficiles à financer avec à la clef, un métier valorisant et valorisé socialement. “Aides à la personne, puériculture, sécu… Ils ne se posent pas de question parce qu’ils cherchent à acquérir très vite une autonomie pour quitter le domicile familial, analyse Gilbert Roux, de l’Addap. Ou alors parce qu’il faut donner un coup de main et aider la famille”.
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