Rue d’Aubagne : la justice s’invite dans l’hommage aux victimes

Actualité
le 5 Nov 2020
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Deux jours avant la date anniversaire des effondrements de la rue d'Aubagne, les juges d'instruction ont procédé à la mise en examen de Marseille Habitat. Un geste judiciaire éminemment symbolique alors que le quartier rend hommage aux disparus.

La dent creuse de la rue d
La dent creuse de la rue d'Aubagne vue depuis l'appartement d'une des victimes, aujourd'hui partie civile. Photo : B.G.

La dent creuse de la rue d'Aubagne vue depuis l'appartement d'une des victimes, aujourd'hui partie civile. Photo : B.G.

C’est une manière peu ordinaire de s’inviter aux commémorations du 5 novembre, ce lundi matin pluvieux de 2018 où deux immeubles s’effondraient au 63 et 65 rue d’Aubagne. Deux ans plus tard, les trois juges chargés de l’instruction ont procédé ce mardi à la première mise en examen. D’autres vont suivre. Ce rythme accéléré, le juge Matthieu Grand l’avait signifié aux parties civiles et leurs représentants, lors de la réunion annuelle d’information sur le dossier. Selon certaines indiscrétions, il avait même visé la période de la date anniversaire pour notifier certaines des mises en examen.

La première est sans doute la plus symbolique puisqu’il s’agit de Marseille Habitat, société d’économie mixte et principal opérateur de la ville dans ses opérations d’éradication de l’habitat indigne. Le rapport de deux experts exposé le même jour devant les victimes et leurs familles est très clair sur la mise en cause de cette société, notamment pour ne pas avoir mis hors d’eau la partie arrière du 63 dont elle était propriétaire, ces écoulements ont contribué à affaiblir le mur commun avec le 65.

De fait, la première personne à se voir notifier sa mise en examen n’y est vraiment pour rien. Ce mardi, c’est la nouvelle présidente de la SEM en place depuis le 7 septembre dernier, Audrey Gatian, qui s’est vu signifier la mise en examen de l’organisme, notamment pour des chefs “d’homicides involontaires par violation délibérée”, et  “blessures involontaires”. “Le juge a rappelé le cadre de la mise en examen, explique l’adjointe au maire. Cela va nous permettre d’avoir accès au dossier et de pouvoir participer à la manifestation de la vérité”. Pour le reste, la nouvelle élue du Printemps marseillais a exercé son droit au silence comme le permet la procédure.

Le droit au silence

“L’interrogatoire de première comparution est quelque chose de très codifié, détaille Brice Grazzini, avocat de plusieurs parties civiles. Le juge notifie la mise en examen, indique la durée probable de l’instruction, lui rappelle la possibilité d’exercer son droit au silence et dans le cas contraire s’il est d’accord pour répondre à ses premières questions. Comme les avocats de la défense ont accès au dossier cinq jours seulement avant cette audition, ils conseillent généralement de garder le silence“.

D’après l’ensemble des avocats de parties civiles joints par Marsactu, le juge a prévenu que ces mises en examen allaient être nombreuses. “En revanche, il a tenu à rester discret sur les convocations pour éviter les vices de procédures, explique Chantal Bourglan. Les notifications de mise en examen sont donc versées au dossier a posteriori.

Parmi les personnes mises en cause, deux experts intervenus dans ces immeubles avant les effondrements devraient passer du statut de témoin assisté à celui de mis en examen. Joint par Marsactu, l’expert qui a inspecté le 65 au moment de sa mise en péril quelques jours avant le drame, Richard Carta, a indiqué que sa mise en examen était “en cours”, sans plus s’étendre sur la date de sa convocation.

“Participer au devoir de mémoire”

Ses avocats comme ceux des autres personnes convoquées pourraient légitimement s’interroger sur l’opportunité de les convoquer alors que la rue d’Aubagne ressurgit sous les projecteurs médiatiques en cette date anniversaire. Du côté des avocats des parties civiles, évidemment ça ne choque pas. “À l’heure où la porosité des dossiers d’instruction apparaît régulière, y compris dans des affaires de droit commun, cela ne me choque pas que cela intervienne dans des affaires qui ont trait aux politiques publiques et à ceux qui les mènent”, analyse Mourad Mahdjoubi.

Dire qu’on n’oublie pas et que la justice continue son travail.

Brice Grazzini, avocat

Symboliquement, je crois que cela participe au devoir de mémoire à l’heure du triste anniversaire, estime pour sa part Brice Grazzini. À l’heure où une information chasse l’autre, cela ne me paraît pas inutile de dire qu’on n’oublie pas et que la justice continue son travail“. Dès le début de l’instruction, le juge Matthieu Grand avait annoncé sa volonté de faire fi des rebonds de l’actualité, élections municipales comprises. “Les difficultés dans la réalisation de l’expertise et l’irruption du confinement l’ont obligé à modifier ses intentions, reprend un avocat, sous couvert d’anonymat. Là, il veut aller vite dans ce qu’il appelle la deuxième phase de son instruction”.

Cette première mise en examen d’une personne morale interroge sur la responsabilité des hommes et des femmes qui représentaient ces organismes et leur lien avec la municipalité. “C’est important de pouvoir mettre en cause les personnes morales parce que cela ouvre droit à des réparations si leur responsabilité est reconnue, poursuit Mourad Mahdjoubi. En revanche, cela interroge sur la capacité de la justice à interroger la responsabilité du donneur d’ordre. On arrive à le faire en matière de blanchiment, de trafic de drogue, pourquoi ne pourrait-on pas le faire dans les affaires qui touchent aux services publics ? En l’occurrence, il est tout à fait clair que la municipalité ne pouvait ignorer ce que faisait sa filiale au 63 de la rue d’Aubagne“.

Distinguer la personne morale de celle qui la représente

En droit, il faut pouvoir distinguer ce qu’une personne fait au titre de la personne morale qu’elle représente et du pouvoir qu’elle exerce à ce titre, ou par délégation, ou si les faits sont détachables de cette fonction et la concerne en tant que justiciable. La question se posera pour Arlette Fructus, présidente-directrice générale de Marseille Habitat de 2014 à 2018 mais aussi pour Julien Ruas, adjoint à la gestion et prévention des risques. L’instruction a démontré qu’il avait été destinataire de plusieurs alertes de l’expert Reynald Filiputti sur l’état préoccupant du n°65. L’absence de suite donnée à ces alertes tant du côté de la Ville que de l’expert lui-même est considérée comme autant de “manquements graves” par le rapport des deux experts.

“Pour moi, au-delà de Marseille Habitat, c’est la Ville qui apparaît en première ligne et notamment le service de prévention et de gestion des risques, estime Chantal Bourglan. La Ville ne pouvait pas ne pas savoir que la sécurité n’était pas assurée tant au n°63 qu’au n°65 de la rue d’Aubagne”. La juriste cite en appui de ces dires une décision de la Cour de cassation à propos des thermes de Barbotan, dans les Pyrénées, dont l’incendie avait causé la mort de 21 personnes. En 1999, la cour de cassation avait confirmé la responsabilité du maire dans l’accident “au regard de sa mission, de son expérience et des pouvoirs et moyens qu’il tenait de la réglementation”. Son “abstention fautive” avait causé la mort de nombreuses personnes. L’annonce des prochaines mises en examen nous dira jusqu’où le juge entend remonter dans la chaîne des responsabilités.

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