“Ramène l’argent pour avoir tes papiers” : un agent de la préfecture jugé pour corruption
Un ancien salarié du guichet pour demandeurs d'asile de Marseille comparaissait devant le tribunal correctionnel de Marseille pour corruption active. Avec l'aide d'une ancienne collègue et de plusieurs intermédiaires, il est soupçonné d'avoir modifié des dizaines de dossiers contre des sommes d'argent.
Entrée du guichet des demandeurs d'asile des Bouches-du-Rhône. (Photo : PID)
L’affaire éclate en juillet 2020, juste après le premier confinement, lorsqu’un beau jour, un homme turc débarque au tribunal de Marseille. Il soutient alors qu’un agent de la préfecture falsifie des demandes d’asile contre rémunération. Le plaignant est immédiatement reçu par un magistrat. Il nomme le fonctionnaire : Abdalla I., 55 ans, un père de famille sans histoire, salarié contractuel depuis 2018.
Depuis ce mercredi matin, l’agent est jugé par le tribunal correctionnel de Marseille aux côtés d’une collègue et de huit intermédiaires pour corruption passive, aide au séjour et trafic d’influence. Au magistrat, en juillet 2020, le plaignant turc explique avoir fait les frais des méthodes d’Abdalla I. Il l’a rencontré au guichet asile de la préfecture des Bouches-du-Rhône. Abdalla I. lui aurait dit de “l’attendre à la sortie”. Puis lui a donné son numéro de portable. Lui disant qu’il allait “s’arranger”.
Au final, l’agent lui demandera 3000 euros. “Ramène l’argent pour avoir tes papiers”, lâche-t-il au téléphone. Et ajoute : “je t’aide, mais c’est la dame qui reçoit l’argent.” Sauf que “la dame” n’existe pas. Et qu’Abdalla I. est seul à capter les sommes qu’il réclame aux demandeurs d’asile contre la promesse de faire avancer leurs dossiers.
Décocher une case
À l’époque des faits, Abdalla I. travaille au guichet unique pour demandeurs d’asile (GUDA) des Bouches-du-Rhône. En théorie, le travail qu’il doit accomplir est presque machinal. Les candidats à l’asile se présentent à lui, le fonctionnaire enregistre leurs dossiers. Avec un seul objectif : vérifier si les personnes ont déjà déposé une demande dans un autre pays.
Concrètement, lorsqu’il relevait l’empreinte digitale du demandeur, Adballa I. accédait au fichier Eurodac, qui centralise toutes les demandes d’asile effectuées en Europe. C’est la “procédure Dublin”, trop bien connue des professionnels et associations du secteur, qui tire son nom du règlement dit Dublin ratifié en 2013 dans toute l’Union européenne. Si la personne a déjà déposé une demande d’asile dans un autre pays, sa procédure en France est gelée, dans l’attente de la décision du pays étranger où il doit donc retourner. Dans le cas contraire, elle est directement évaluée.
Vous effaciez Dublin sur les dossiers.
Le juge Pascal Gand
“Les gens pensaient que j’agissais sur les dossiers, mais c’est faux”, se défend Abdalla I. face aux juges ce mercredi. En effet, le fonctionnaire n’avait pas ce pouvoir. Sa seule marge de manœuvre consistait à pouvoir décocher une case dans un logiciel informatique. Par cette seule action, il parvenait à enregistrer des demandes d’asile en France, quand bien même les candidats étaient déjà comptabilisés dans un autre pays. “Vous effaciez Dublin sur les dossiers”, résume le président du tribunal, Pascal Gand. “Je pouvais pas effacer Dublin du fichier européen, mais je pouvais ne pas le retranscrire sur le dossier”, précise le prévenu.
“Tous les Turcs viennent le voir”
En parallèle de l’enquête pénale, la préfecture des Bouches-du-Rhône a effectué des enquêtes administratives qui, sans pouvoir chiffrer le nombre de demandeurs d’asile qu’Abdalla I. a “aidés”, ont relevé des “anomalies” dans environ 10 % des dossiers. L’une d’elles a particulièrement alerté les services de l’État. Elle concerne un homme enregistré en Allemagne soupçonné d’activités terroristes en lien avec le PKK, une organisation armée kurde. Homme dont les empreintes digitales n’ont pas été prélevées à son arrivée au guichet de la préfecture à Marseille, contrairement aux règles de la procédure.
À cette période, les collègues d’Abdalla I. remarquent que “tous les Turcs viennent le voir” à son guichet. Le supérieur du prévenu le surprend en train de tutoyer des demandeurs d’asile. Mais personne ne nie ses compétences professionnelles. L’agent contractuel a grandi en Syrie puis étudié en Turquie. Sa connaissance de l’arabe et du turc permet au guichet de se passer d’interprète. “Au final, vous étiez devenu un personnage central à la préfecture, mais aussi dans les communautés turques, kurdes et syriennes grâce à vos capacités linguistiques”, note le président. L’agent acquiesce, le dos courbé, la voix lasse, il semble brisé par cette affaire.
“Combien vous demandiez pour aider ces personnes ?”, demande le président. “Au début, environ 200 euros. Et après, on m’a proposé des plus gros montants. Puis c’est moi qui ai demandé plus. Parfois, 500 euros.” Dans les écoutes téléphoniques, il est plutôt question de “un”, de “deux”, ce que l’enquête a interprété comme correspondant à “mille” ou “deux mille euros”. Mais de son côté, Abdalla I. soutient n’avoir pas gagné plus de dix mille euros au total.
Formés sur le tas
Abdalla I. comparaît aux côtés de son ancienne collègue au tribunal. Raja D., une mère célibataire de 45 ans, a été radiée de la fonction publique à cause de cette affaire. Cette ancienne employée avait effectué des modifications sur trois dossiers de demandes d’asile. À chaque fois, elle a agi sur demande de son collègue.
On est tous formés sur le tas, on est en binôme les deux premiers mois, c’est tout.
Raja D., co-prévenue
“La première fois, il me sollicite pour un monsieur qu’il présente comme un ami de Turquie. Il me dit qu’il risque de retourner en Allemagne, il me prend par les sentiments.” Sauf qu’il s’agit de l’homme fiché pour activités terroristes. Mais à l’époque, Raja D. n’était “pas au courant”. Elle se promet tout de même que c’est “la première et dernière fois”. Mais quelques mois plus tard, Abdalla I. “revient en tirant sur la corde sensible. Il me parle d’un homme qui allait être renvoyé en Espagne alors que sa famille est là. Comme je suis moi-même mère célibataire, je me suis sentie concernée”.
Dans la foulée, Raja D. acceptera d’intervenir sur un troisième dossier. Là encore, elle n’a qu’à “décocher la case « Dublin » du fichier”. Le président lance : “c’est extrêmement simple, au fond”. Son avocat, Brice Grazzini, ajoute : “En fait, vous n’êtes pas formés aux procédures d’asile, mais simplement à utiliser le logiciel ?” La femme répond : “Oui. On est tous formés sur le tas, on est en binôme les deux premiers mois, c’est tout.” Par la suite, Raja D. reconnaît avoir reçu 100 euros en liquide de son collègue.
En compatriote
Les deux anciens fonctionnaires ont passé du temps en détention provisoire après leur interpellation en octobre 2020 : huit mois pour lui, quatre mois pour elle. Le tribunal a également convoqué huit personnes considérées comme des “intermédiaires”. Elles comparaissent pour corruption active. Toutes sont ressortissantes de Turquie ou de Syrie, et ont présenté des proches à Abdalla I. À l’instar de Filis T., présidente d’une association kurde à Marseille, qui appelait régulièrement l’agent de la préfecture.
Ou de Anas N., un ressortissant syrien de 27 ans, aujourd’hui employé dans le nettoyage, qui reconnaît avoir présenté “deux familles de 13 personnes” au fonctionnaire. Les écoutes téléphoniques laissent penser qu’il y en a eu davantage. À la barre, Anas N. a soutenu qu’Abdalla I. n’en demandait “pas plus de 200 euros. Nous sommes Syriens, nous fuyions la guerre, il savait qu’on n’avait pas d’argent et il nous aidait en compatriote”.
Le procès est prévu sur une semaine. La préfecture des Bouches-du-Rhône, qui s’est constituée partie civile, n’était pas représentée lors de ce premier jour d’audience.
Commentaires
L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.
Vous avez un compte ?
Mot de passe oublié ?Ajouter un compte Facebook ?
Nouveau sur Marsactu ?
S'inscrire
que deux pays déclarent une procédure d’asile sur le fichier dublin ne lève aucune alerte ?!
Se connecter pour écrire un commentaire.
si j’ai bien compris le second pays ne mentionne rien sur le fichier Dublin, il se contente de ne pas cocher la case dans son propre fichier national.
Se connecter pour écrire un commentaire.
Je note que la mère célibataire a été radiée de la Fonction Publique. Mais qu’est-il advenu du principal intéressé par rapport à son emploi de contractuel . Merci de nous éclairer.
Se connecter pour écrire un commentaire.
J’avais mal lu et plus bas je lis “les deux anciens fonctionnaires”. S’ils sont tous les deux “anciens”, c’est que le monsieur a été licencié. Le monsieur “contractuel” qui n’est donc pas “fonctionnaire”.
En fait je voulais savoir si les deux agents, un homme et une femme donc, ont été logés à la même enseigne (et je ne parle pas de leur détention provisoire. Je ne me permettrais pas ce cynisme dans une affaire aussi grave et triste).
Se connecter pour écrire un commentaire.