Derrière le riz camarguais, l’histoire des Indochinois “immigrés de force” en Provence

Échappée
le 7 Oct 2017
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L'histoire des milliers de travailleurs forcés indochinois employés pendant la deuxième guerre mondiale reste méconnue. Pierre Daum, journaliste qui a déterré ce secret douloureux de l'époque coloniale, co-signe avec l'auteur de bande-dessinée Clément Baloup un ouvrage tout en nuances sur le sujet.

Image tirée du livre Les Linh Tho, immigrés de force.
Image tirée du livre Les Linh Tho, immigrés de force.

Image tirée du livre Les Linh Tho, immigrés de force.

C’est l’histoire d’un journaliste correspondant de Libération dans la région de Montpellier, qui met le doigt par hasard sur un “scoop d’ordre historique”. Cette histoire, c’est celle que raconte Les Lính Thợ, immigrés de force, une bande dessinée co-signée par le journaliste Pierre Daum et par Clément Baloup, auteur de BD installé à Marseille. Cinquante-deux pages aux couleurs douces ou plus tranchées pour retracer le parcours de quelques 20 000 hommes emmenés de force sur le territoire français pour contribuer à l’effort de guerre en 1940. Ils se sont retrouvés ballotés, pour certains pendant dix ans, sans pouvoir rentrer dans leur pays, et sans toucher de salaires pour les travaux épuisants qu’ils ont effectués dans des conditions sordides, aux quatre coins de la France, et surtout dans le Sud.

Pierre Daum dessiné par Clément Baloup.

Pierre Daum a publié en 2009 Immigrés de force, une enquête qui a fait date et réveillé les mémoires engourdies, et qu’il prolonge donc par cette collaboration avec Clément Baloup. “Ce qui me frappe, me choque quand je découvre cette histoire, explique le journaliste, c’est le recrutement forcé de types qui habitent à 8 000 kilomètres et n’ont pas du tout envie de quitter leurs familles. C’est aussi l’internement dans des camps”. Qu’ils travaillent à la poudrerie de Saint-Chamas, dans des usines d’armement dans le Calvados, à Sorgues, ou à Marseille, les MOI (pour main d’oeuvre indigène) étaient bien souvent logés dans des baraquements, dans des lieux fermés et fortement contrôlés. En partant à la rencontre des derniers survivants en France et au Vietnam, Pierre Daum a retracé le parcours de ces Lính Thợl’expression vietnamienne pour traduire le statut qu’on leur avait attribué : ouvriers non-spécialisés.

Le riz de Camargue, point d’entrée d’une histoire plus sombre

Auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire du Vietnam, lui même fils d’un père vietnamien arrivé en France dans les années 60, Clément Baloup a repris sous son crayon cette enquête qui fait écho à celles qu’il avait pu mener précédemment pour ses livres Quitter SaïgonLittle Saïgon ou encore Les mariées de Taïwan“J’avais déjà eu connaissance, à travers d’autres ouvrages de cette pratique, de faire venir les gens des colonies, mais ce que je ne savais pas, c’est la masse de personnes appelées, 20 000. Et les répercussions que ça a jusqu’à maintenant, dont ce fameux riz de Camargue. Ça ne se résume pas à ça, mais c’est le point d’entrée”confie Clément Baloup. Pour mettre en images et en récit l’enquête de Pierre Daum, il a choisi l’aquarelle, adaptée “aux flashbacks” mais aussi “à l’ambiance humide des rizières et des paysages de Camargue”.

Comme le raconte l’ouvrage, après l’armistice signée avec l’Allemagne, la plupart de ces appelés ont été envoyés vers le Sud dans différentes industries, et une partie d’entre eux, pour travailler dans les rizières de Camargue où leur savoir-faire traditionnel a fait des merveilles et relancé une culture qui se portait alors plutôt mal. “Cette histoire concerne 20 000 personnes, et le riz seulement 500, mais cela a permis qu’on en parle”, relativise aujourd’hui Pierre Daum. C’est tout de même la visite, par hasard d’un musée du riz en Camargue qui l’aura mis sur la piste de ces travailleurs indochinois.

Et c’est aussi du riz qu’est venu la reconnaissance de cette mémoire enfouie. Suite à la parution du premier livre en 2009, des communes ont, les unes après les autres, fait la démarche de reconnaître ce passé douloureux. “Le maire d’Arles, Hervé Schiavetti, a été le premier à réagir, c’est vrai, avec un certain malaise d’abord, car le fait est qu’un certain nombre de cultivateurs ont bâti leurs fortunes sur des mecs qui ont bossé trois ans sans être payés, logés dans des conditions indignes. Mais une fois qu’il a pris la décision d’honorer la mémoire de ces hommes il l’a bien fait, notamment avec une journée d’hommage en 2009, et il continue”, reconnaît Pierre Daum.

Pendant la guerre, deux à trois mille ouvriers Indochinois se trouvaient à Marseille.

C’est d’ailleurs Salin-de-Giraud, situé sur la commune d’Arles, qui accueille le premier mémorial national en hommage aux travailleurs indochinois, érigé en 2014 sur l’initiative d’une association de descendants de ces travailleurs. Son inauguration apparaît en épilogue de la bande  dessinée, comme un prolongement heureux. L’association s’est créée suite à la parution de l’enquête de Pierre Daum. “Deux à trois mille de ces travailleurs sont restés en France, la plupart ont épousé des Françaises. Et à partir de là, silence total. Ceux que j’ai rencontrés m’ont dit “J’ai décidé de rester en France, mes enfants sont Français. Si je leur racontais les saloperies que la France m’a fait subir, ils détesteraient leur pays”. Et puis ils sont morts. La sortie du livre a été un grand chamboulement : beaucoup ont découvert l’histoire de leurs pères”.

“Le territoire le plus marqué, c’est Marseille”

Marseille aura été pour ces Indochinois une étape obligée. “C’est la ville par laquelle tous ces travailleurs sont passés“, commence le journaliste. Pour leur première nuit sur le sol français, beaucoup sont d’ailleurs hébergés dans la prison des Baumettes, tout juste construite et encore vide. “Le territoire le plus marqué, c’est Marseille. Pendant toute la guerre, près de 3 000 Indochinois étaient à Marseille, et en 45, ça a augmenté. Un camp puis un second ont été installés à Mazargues, route de Sormiou”. 

À la fin de la guerre, explique Pierre Daum, ils sont des milliers à patienter à Marseille dans l’attente de pouvoir regagner leur pays. Mais toute la flotte en direction de l’Asie est alors réquisitionnée par l’armée en vue de calmer les rébellions naissantes en Indochine et le grand rapatriement ne cesse donc d’être repoussé. Il ne commencera qu’en 1948, pour s’achever deux ans plus tard. “Ils étaient bloqués pendant trois ans, dans le cul de sac de Marseille”. La bande-dessinée fait notamment état de ce qui fût surnommé par la presse locale “la Saint-Barthélémy indochinoise”, une grande rixe qui fit 6 morts et 50 blessés, partie de divergences politiques entre staliniens et non-staliniens à l’intérieur d’un camp. Des camps qui donneront naissance par la suite au bidonville du Grand Arenas.

Une BD pour prolonger le livre

A contrario des hommages rendus par plusieurs communes à ces travailleurs forcés, Pierre Daum note que la ville de Marseille n’a pas eu un geste pour la mémoire de ces hommes, malgré des tentatives de prises de contact de sa part avec les élus locaux suite à la sortie du livre. “Rien n’a été fait, rien du tout”, déplore-t-il. “La région est marquée, mais il faut le savoir pour le voir”, complète Clément Baloup.

L’auteur a créé la bande dessinée notamment à partir de “la matière non-exploitée” par Pierre Daum pour son premier livre. “Ce n’est pas juste une adaptation, c’est un prolongement. Ça se complète”, espère celui qui s’attache à raconter les histoires des personnes “ballotées par l’histoire, ni grands généraux ni oppresseurs, qu’on voit au fond, à l’arrière-plan”.

Les Lính Thợ, immigrés de force est paru en septembre chez la Boîte à bulles

Jeudi 19 octobre à 19h00, Clément Baloup et Pierre Daum présentent Les Lính Thợ – Immigrés de force à la librairie Pantagruel à Marseille.

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Commentaires

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  1. one live one live

    De très nombreux acteurs de cette période sont enterrés dans les fosses communes du carré indochinois du cimetière saint pierre.

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  2. Alceste. Alceste.

    Certains de leurs descendants font des carrières remarquables.
    Salut à Fabrice

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  3. Véro - D'ici et aussi de là - Véro - D'ici et aussi de là -

    Merci pour cet article. Très intéressant de découvrir cette histoire méconnue en effet, y compris par beaucoup de ceux qui font valoir aujourd’hui cette production “de terroir”.

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  4. barbapapa barbapapa

    Merci pour cette info, que je ne connaissais pas, ça rappelle aussi l’histoire des enfants réunionnais importés de force dans les campagnes françaises. Et pour la ville de Marseille, certains élus prennent histoire et mémoire pour deux méchants gros mots…

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  5. Happy Happy

    Je ne connaissais pas cette histoire, merci d’avoir attiré notre attention dessus. Cruelle ironie que les places dans les bateaux de retour de ces hommes quasiment réduits en esclavage aient été prises par des soldats envoyés pour reconquérir une colonie – et non “calmer les rébellions” comme il est écrit avec un excès d’euphémisme. A la faveur de la seconde guerre mondiale et de la déroute française, puis japonaise, les peuples d’Indochine avaient pratiquement gagné l’indépendance, avant que l’armée française à peine reconstituée pour participer à la libération de la France soit expédiée pour restaurer l’ordre colonial, ce qui entraînera un cycle horrible de plus de 30 ans de guerres sur le sol vietnamien.

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  6. Valérie Valérie

    Un film documentaire de 52 minutes a également été tiré en 2015 du livre de Pierre Daum: “Riz amer” d’Alain Lewkowicz et Pierre Daum (52′), produit par Pointe sud productions et diffusé sur France 3. Les principaux survivants et acteurs de ce chapitre méconnu, étouffé et mal assumé de l’histoire du riz camarguais y apportent leur témoignage.

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  7. Trésorier Trésorier

    Je connaissais deja cette histoire douloureuse. Rien de nouveau.

    Cela merite toutefois d’etre rappelé

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