Procès du travail détaché : une fraude à 112 millions et des milliers d’ouvriers sans droits

Actualité
le 17 Mai 2021
10

Du 17 au 21 mai, le tribunal de grande instance de Marseille reçoit un procès qui pourrait faire date dans l’histoire de l’agriculture française. L’entreprise espagnole Terra Fecundis y sera jugée pour exécution de travail dissimulé et marchandage de main-d'œuvre illégale, le tout en bande organisée.

Des travailleurs détachés agricoles dans une exploitation des Bouches-du-Rhône en 2020. (Photo DR).
Des travailleurs détachés agricoles dans une exploitation des Bouches-du-Rhône en 2020. (Photo DR).

Des travailleurs détachés agricoles dans une exploitation des Bouches-du-Rhône en 2020. (Photo DR).

112 millions d’euros de fraude à la Sécurité sociale, des charges en bande organisée de travail dissimulé avec dissimulation d’activités, dissimulation de salariés et marchandage de main-d’œuvre. Voilà ce qui attend à partir de ce lundi Terra Fecundis, l’entreprise de travail temporaire espagnole basée à Murcia, devant le tribunal de grande instance de Marseille. Cette société championne du travail détaché est dans le collimateur de la justice française depuis plusieurs années.

Depuis 2008, cette entreprise fait venir des milliers de travailleurs détachés d’Espagne pour les récoltes de fruits et légumes dans le Sud de la France. Environ 5000 pour l’année 2020 dans les seules Bouches-du-Rhône, selon la chambre d’agriculture départementale, pour un chiffre d’affaires de 58 millions d’euros. Plusieurs signalements et plaintes contre l’entreprise, ainsi que des fraudes suspectées par l’URSSAF et la Sécurité sociale dans différents départements depuis 2010 ont poussé la juridiction inter-régionale spécialisée (JIRS) à regrouper les procédures dans un seul procès programmé pendant cinq jours.

Un procès historique

Perpignan, Mont-de-Marsan, Chalon-sur-Saône, Tarascon, Nîmes… L’étendue de l’activité de l’entreprise ne s’arrête pas qu’aux Bouches-du-Rhône : 35 départements au total sont concernés. Au terme d’une enquête titanesque menée entre 2012 et 2019 par différents services de l’Inspection du travail, de l’Office de contrôle et de lutte contre le travail illégal et de la police aux frontières, ce sont finalement sept affaires, datant pour certaines de 2010, qui sont regroupées. Une première sur la question du travail détaché.

L’enquête a montré que l’entreprise utilisait le travail détaché pour des prestations permanentes et non ponctuelles.

Selon une source proche du dossier, les premières investigations menées dès 2010 sur Terra Fecundis ont abouti au constat que “l’entreprise avait une activité permanente, durable et continue en France”. Ce qui est contraire au principe du détachement, qui garantit à des travailleurs ou des résidents communautaires de la possibilité de venir travailler dans un autre pays membre. Pour cette source requérant l’anonymat, “le détachement est un artifice utilisé par cette entreprise pour faire venir des salariés en très grand nombre et leur faire effectuer des travaux saisonniers qui s’apparentaient en fait à une prestation permanente”. Si cette activité est jugée permanente en France, alors, l’entreprise aurait dû s’acquitter de cotisations sociales en France.

L’État attend des réponses

Dirigeants, administrateurs, responsables hébergement, chefs d’équipe… La quasi-totalité des représentants de Terra Fecundis est sur le banc des prévenus. Face à eux, les parties civiles entendent bien qu’on leur rende des comptes, à commencer par les agences d’État qui attendent de voir sanctionner des infractions constatées depuis des années. En effet, depuis 2017, l’Inspection du travail française avait alerté sur les pratiques constatées de l’entreprise espagnole incitant à “ne plus faire appel à cette entreprise pour un retour à des situations normales permises par le travail détaché.”

Le détail des prévenus
Appelés à justifier de leurs faits dans le cadre de ce procès, les prévenus sont nombreux : Juan José et Francisco Pacheco, deux frères originaires de Noves (13) et dirigeants et co-fondateurs de Terra Fecundis avec Anne Perez, par ailleurs épouse de Julian Perez, gérant de la SARL des Sources où un travailleur équatorien a trouvé la mort il y a dix ans. Les soeurs Julie et Anne-Laure Mariotti ont été, respectivement, chargée de la gestion de Terra Fecundis pour l’une et chargée de l’hébergement et des relations avec les clients en PACA pour la deuxième. Enfin, parmi les prévenus figurent aussi Wilson Enrique Sanchez Mera, un des anciens dirigeants de la société et Celedenio Perea Coll, ancien chef d’équipe pour le compte de Terra Fecundis. Les sociétés satellites de transport de travailleurs par bus Terra bus Mediterraneo et le Grupo Jumaf Mediterraneo SL sont aussi associées au procès.

Face à eux, des parties civiles très variées : l’État, par le truchement des Urssaf PACA et de l’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale, mais aussi la branche agro-alimentaire de la CFDT des Bouches-du-Rhône, la Confédération paysanne et l’entreprise française d’intérim Prism’emploi.

Les agences d’État attendent de voir condamner des situations d’infractions constatées et d’exploitation illégale de la main-d’œuvre. “S’il y a condamnation, ce sera la preuve par la justice que les mises en gardes auprès des agriculteurs français depuis plusieurs années étaient fondées”, indique un haut fonctionnaire. En effet, depuis 2017, l’Inspection du travail française avait alerté sur les pratiques constatées de l’entreprise espagnole : “Il faut arriver à ne plus faire appel à cette entreprise pour un retour à des situations normales permises par le travail détaché.”

La mort d’un ouvrier équatorien

Parmi les parties civiles, on retrouve aussi la famille d’un travailleur équatorien, Elio Maldonado, décédé par déshydratation en juillet 2011. Le jeune ouvrier agricole de 32 ans, était venu travailler avec Terra Fecundis pour le compte de la SARL des Sources, située à Maillane. Les responsables du site avaient décidé de ne pas appeler les pompiers et l’emmenèrent à l’hôpital seulement une heure et demie plus tard. Il y décédera quatre jours plus tard.

En janvier dernier, après dix ans d’enquête, le tribunal de Tarascon a relaxé Julian Perez, le gérant de la SARL des Sources. La famille du défunt a décidé de faire appel. À ses yeux, la prochaine audience sera une nouvelle occasion de demander justice auprès de l’entreprise employeuse. Pour Yann Prévost, l’avocat de la famille d’Elio Maldonado, l’objectif sera de “souligner l’ampleur du phénomène du travail détaché” et de démontrer que “le fonctionnement du travail dissimulé a mené à la mort d’Elio Maldonado”.

Pas d’entreprise agricole parmi les prévenus

En tout, durant l’enquête, 89 entreprises agricoles ayant eu recours aux services de Terra Fecundis ont été auditionnées par les enquêteurs. Pourtant, malgré les témoignages démontrant que plusieurs d’entre elles ne déclarent pas toutes les heures travaillées, accueillent les travailleurs détachés dans des conditions de travail dégradantes et fournissent parfois même l’hébergement collectif des travailleurs de Terra Fecundis (dont certains lieux ne disposent parfois pas d’eau potable), aucune d’entre elles ne figure parmi les prévenus.

Certaines ont pourtant déjà affaire à la justice, à l’instar de la société Reveny appartenant à Didier Cornille, propriétaire, entre autres, de cinq lieux d’hébergement situés entre la Camargue et les Alpilles, dont deux ont été fermés par la préfecture des Bouches-du-Rhône l’été dernier pour logement indigne. Conséquemment à ces fermetures administratives, celui-ci est désormais poursuivi pour traite d’êtres humains, soumission de personnes vulnérables et logement indigne. Il est aussi l’auteur d’une agression sur des journalistes d’Envoyé Spécial lors d’un tournage en septembre dernier. L’absence des sociétés agricoles utilisatrices dans ce procès interroge sur leur responsabilité dans ce système d’embauche.

Récemment, l’entreprise Terra Fecundis a changé de nom pour s’appeler Work for all ETT. “Commercialement, il faut laver une image ternie”, commente l’un des avocats des parties civiles. Cela ne pourrait être que le début des audiences devant les cours de la justice française puisqu’une procédure pénale pour logement indigne se tiendra dans le Gard en mars 2022.

Cet article vous est offert par Marsactu

À vous de nous aider !

Vous seul garantissez notre indépendance

JE FAIS UN DON

Si vous avez déjà un compte, identifiez-vous.

Commentaires

L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.

  1. Jacques89 Jacques89

    Nous voilà donc revenus aux temps du libéralisme qui organise la liberté d’exploiter en créant des failles juridiques dans lesquelles s’engouffrent tous les malfrats en quête de pognon facile. Car s’il n’y a pas de sanction règlementaire (puisque c’est la justice qui doit se prononcer) c’est bien que l’engagement politique est resté « timide ». Soit cette Europe est mère de tous les vices, soit elle n’engendre que des incompétences. Dans les deux cas il n’y a vraiment rien à en tirer.

    Signaler
  2. Andre Andre

    L’ultra libéralisme qui inspire l’Europe est à l’origine de ces scandales. Je souscris totalement à ce qu’écrit Jacques 89. Ce dispositif dont les règles sont difficiles à contrôler ( à plus forte raison avec l’affaiblissement des effectifs de l’inspection du travail) a pour effet de mettre les travailleurs des différents pays en concurrence. La sacro- sainte concurrence du traité de 2005!
    Ces personnes sont elles vraiment payées au tarif français pour des tâches identiques, leurs missions sont elles durables ou pas? Certaines entreprises les font rentrer au pays quelques temps puis revenir afin de contourner le dispositif. Il existe aussi des travailleurs déplacés de nationalité française qui bossent… en France.
    On aura beau durcir les règles comme aura essayé de nous le faire croire Macron, la règle restera la combine car trop facile à mettre en œuvre.

    Signaler
  3. Alceste. Alceste.

    Madame SERVEL , j’ai une précision à vous demander. J’ai lu quelque part , vrai ou faux et je n’en sais franchement rien , que les agriculteurs qui employaient ce personnel immigré et temporaire étaient éxonérés de charges sur les salaires .
    Fausse information ou vraie information?

    Signaler
  4. MarsKaa MarsKaa

    Puisse ce procès servir de point d’appui pour mettre fin à ces pratiques ignobles d’exploitation d’êtres humains dans l’agriculture (peut-être un jour on parlera du bâtiment) en France et dans toute l’Europe.

    Signaler
    • PromeneurIndigné PromeneurIndigné

      Sans oublier la restauration ,n’est-ce pas ?

      Signaler
  5. Manipulite Manipulite

    Ces agriculteurs qui traitent les travailleurs étrangers comme des esclaves détestent les immigrés, votent pour un parti d’extrême-droite et n’aiment que les riches touristes pour leur argent. Tout ça font de bons français.

    Signaler
  6. PromeneurIndigné PromeneurIndigné

    « Tout pour nous rien pour les autres ,voilà la belle maxime de ceux qui dirigent le monde » cette maxime d’Adam Smith, est généralement occultée par les adorateurs du père du libéralisme Ces exploiteurs agricoles ont besoin de passer quelque temps à l’ombre pour méditer sur leur ignominie. Malheureusement l’Europe bruxelloise et bureaucratique se montre incapable de prévenir de tels scandales, car elle se fout pas mal du bien-être des Européens et a fortiori des étrangers venus travailler leur terre hors Le dogme de la concurrence libre et non faussée est au libéralisme ce qu’était le stalinisme au marxisme. Enfin on comprend mieux pourquoi certains souhaitent la durée des enquêtes préliminaires soit limitée à deux ans. En effet on peut faire confiance à ces exploiteurs agricoles pour qu’ils utilisent tous les moyens que leur offre la procédure, pour obtenir la prescription de leur délit..

    Signaler
  7. PromeneurIndigné PromeneurIndigné

    « Tout pour nous rien pour les autres, voilà la belle maxime de ceux qui dirigent le monde »Ce constat d’Adam Smith, est généralement occultée par les adorateurs, et les commentateurs du père du libéralisme Ces exploiteurs agricoles ont besoin de passer quelque temps à l’ombre pour méditer sur leur ignominie. Malheureusement l’Europe bruxelloise et bureaucratique se montre incapable de prévenir de tels scandales, car elle se fout pas mal du bien-être des Européens et a fortiori des étrangers venus travailler leur terre Le dogme de la concurrence libre et non faussée est au libéralisme ce qu’était le stalinisme au marxisme. Enfin on comprend mieux pourquoi certains se démènent pour , que la durée des enquêtes préliminaires soit limitée à deux ans. En effet on peut faire confiance aux individus du même acabit que ces exploiteurs agricoles, pour qu’ils utilisent tous les moyens que leur offre la procédure, pour obtenir la prescription de leurs délits au bout de deux ans.

    Signaler
    • Alceste. Alceste.

      Promeneurindigné, Adam Smith a bien été aussi customisé dans les pays qui ne sont pas des adeptes du libéralisme. Les dirigeants de ces pays appliquent bien le tout pour ma gueule

      Signaler
  8. Neomarseillais Neomarseillais

    Encore un vrai sujet malheureusement. Les conditions de travail sont effroyables et indignes. Comment tout ceci peut durer aussi longtemps, c’est lamentable… Ce procès ne règlera sûrement pas un “problème” global… mais c’est déjà mieux que rien.

    Signaler

Vous avez un compte ?

Mot de passe oublié ?


Ajouter un compte Facebook ?


Nouveau sur Marsactu ?

S'inscrire