Procès du drame de la rue d’Aubagne : “Notre mère, c’est la seule richesse qu’on avait”
Les enfants d'Ouloume Saïd-Hassani, dont El-Amine qui avait huit ans au moment de la catastrophe, sont venus éclairer le parcours de cette mère de famille. Ils ont raconté une vie précaire, dans un logement dégradé, mais une cellule familiale heureuse. Désormais anéantie.
Le fils d'Ouloume Saïd-Hassani. (Illustration : Ben 8)
Un silence de cathédrale et, face au tribunal, un ado en baskets, sweat kaki et doudoune noire à capuche. Il s’appelle El-Amine, et ce mardi 19 novembre 2024, il fête ses quinze ans. Le 5 novembre 2018, sa maman Ouloume Saïd-Hassani est morte dans l’effondrement du 65 de la rue d’Aubagne. Au moment de la catastrophe, il est âgé de huit ans. Sa mère l’a déposé à l’école à 8 h 30 puis est retournée chez elle. À 9 h 07, l’immeuble s’écroule, tuant huit de ses occupants.
En ce huitième jour d’audience, devant la sixième chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Marseille, le procès du drame de la rue d’Aubagne continue à évoquer les parcours de vie des victimes, et notamment celui de cette mère d’origine comorienne âgée de 54 ans. Sa mort laisse, outre El-Amine, son dernier fils, quatre enfants désormais orphelins. Et une famille brisée.
Je voulais dire que ma mère, elle me manque. Ça fait bizarre de vivre sans elle
El-Amine, fils d’Ouloume
Chez les trois frères et une sœur présents à l’audience, la parole n’est pas facile. Mais là, soudain, face au président Pascal Gand, elle se libère. El-Amine, qui ne voulait pas s’exprimer, a décidé de s’approcher de la barre. “Moi, je voulais dire que ma mère, elle me manque. Ça fait bizarre de vivre sans elle”, dit sobrement le jeune garçon. Il pleure silencieusement et son grand frère Abdou Ali lui essuie doucement le visage avec un mouchoir blanc roulé en boule. Dans le silence épais de la vaste salle d’audience, la douleur de cet enfant occupe soudain toute la place. “C’est normal de pleurer. Tu sais, depuis vendredi, beaucoup de gens pleurent ici”, tente de consoler le président Pascal Gand.
Émotions enfouies
Très pudiques et très dignes, ses aînés dont les mots sont choisis ont ouvert la voie au témoignage d’El-Amine. Peu a peu, ils laissent parler leurs sentiments. Imane d’abord, qui finit par ouvrir les vannes d’une émotion longtemps enfouie : “Ce n’est pas une épreuve facile. C’est la première fois que je rentre dans un tribunal, c’est la première fois que je prends la parole. On essaye de se serrer les coudes et de retenir nos émotions. Depuis six ans, on est très patients.”
Interrogé par son avocat, Brice Grazzini, le trentenaire livre un témoignage bouleversant sur Ouloume. “Elle était irremplaçable, elle était notre mère et notre père. Depuis le 5 novembre, on ne vit pas.” La famille vivait dans la précarité, cadre-t-il : “Notre mère, c’est la seule richesse qu’on avait.” D’une petite pochette noire, il extirpe ce qu’il lui reste d’elle : sa carte de bus, sa carte vitale et son titre de séjour.
“À huit ans, il ne savait pas ce qu’est la mort”
Ses fils retracent le parcours migratoire de la mère de famille. Des Comores à Mayotte, de Mayotte à la région parisienne, puis Marseille. “Elle était contente de retrouver le soleil, la mer, les odeurs d’épices. Elle aimait le quartier de la rue d’Aubagne. Elle s’est vite intégrée, tout le monde l’appréciait”, décrit Imane. Mais le 5 novembre, tout vole en éclat. Abdou Ali, l’aîné, a la voix qui s’étrangle quand il se remémore le moment où il a appris la nouvelle. Le corps d’Ouloume est le dernier à être extrait des décombres. La famille n’a confirmation de sa mort que le 9 novembre. “On a perdu notre chère maman”, se désole Abdou. À ses côtés, Imane est prostré et se tient la tête dans les mains.
Mais leur douleur, les grands frères doivent la taire. “On était tous touchés, mais on était focalisés sur El-Amine. À huit ans, il ne savait pas ce qu’était la mort. On voulait pas montrer notre tristesse devant lui. Mais nous aussi, on a souffert énormément.” Imane prend son cadet en charge : “Avant, j’étais un frère et un père en même temps pour lui. Maintenant, je dois jouer trois rôles à la fois, un père, un frère et une mère.” Sa sœur Oudiati a elle aussi cherché à prendre soin du petit garçon. Elle pleure. Cette sœur qui culpabilise regrette de ne pas avoir été en capacité de “lui donner de l’amour maternel”. Alors, dit-elle, “El-Amine a changé”.
Il est parti le matin avec son cartable et il est rentré le soir, il n’y avait plus rien : plus de maman, plus de vêtements, plus de photos, plus rien
Son institutrice
Il est à la fois très entouré et très seul, El-Amine, comme le remarque Chloé Herszkowicz, ancienne institutrice de maternelle du petit garçon. Elle décrit, dans la vie de ce gamin, le tragique point de bascule que constitue le 5 novembre 2018 : “C’est important de dire à quel point ça a été d’une violence inimaginable : il est parti le matin avec son cartable et il est rentré le soir, il n’y avait plus rien : plus de maman, plus de vêtements, plus de photos, plus rien.” Le désarroi de l’enseignante est encore manifeste : “Ça s’est effondré à 9 h 07. Des élèves qui n’ont pas mangé à la cantine sont rentrés [après le repas] et ont dit : El-Amine, ta maman est morte.” Ce qu’elle dépeint relève du calvaire : “El-Amine lui a laissé des messages pendant plusieurs jours en espérant qu’elle allait répondre.” Ouloume ne répond pas.
“Il voulait se jeter par la fenêtre”
Un peu plus tard, la professeure des écoles recueille l’enfant quelques jours chez elle. “Il était en grande souffrance, il menaçait de se jeter par la fenêtre, dans les escaliers, dans les rails du métro. Il m’a dit qu’il voulait rejoindre sa mère, il se tapait la tête contre les murs”, détaille celle qui est entendue comme témoin. Sans fard, elle raconte ses difficultés à s’endormir sans sa maman, son incapacité à dire au revoir, ses crises d’angoisse récurrentes. Sur son banc, le jeune garçon tient la tête baissée.
Cet enfant à la “vie déchirée” doit désormais se construire sans “ce tronc”, “ce pilier” qu’était sa mère. Surtout, l’institutrice analyse à quel point ce drame a eu un impact profond sur sa vie future. Après l’école primaire, El-Amine a été orienté vers une Segpa (section d’enseignement général professionnel adapté). “Il avait le niveau pour aller en collège général. Mais du fait de ses crises, il était difficile à gérer”, regrette l’institutrice. Elle y voit “une perte de chance, par rapport à sa scolarité et au métier auquel il pouvait aspirer.” Après les effondrements, le jeune garçon dit qu’il voudrait devenir footballeur, ou bien architecte.
460 euros pour 25,82 mètres carrés
“J’ai regardé la façade et l’état des fenêtres, et je me suis demandé si je ne m’étais pas trompé.” En 2014, Imane Saïd-Hassani se rend au 65 pour visiter un appartement à louer. Le bail est mis à son nom, avant un avenant qui le transfère, en 2017, au nom de sa mère. Mais dès 2014, Imane signale “des fissures” et des “dégâts des eaux” récurrents : “Des fois, on passait la nuit à passer la serpillière tellement ça coulait”, reprend le locataire. La mère et ses deux fils vivent dans 25,82 m2 pour lesquels ils s’acquittent de 460 euros charges comprises par mois. Le jeune homme le déplore, mais à ses yeux, “la deuxième ville de France est devenue la capitale de l’habitat indigne.”
Le 5 novembre 2018 au matin, Ouloume a rendez-vous devant le 65 avec une amie qui doit l’aider dans des démarches pour trouver un nouveau logement. Elle explique monter chez elle chercher des documents : “Elle a franchi la porte ; l’immeuble s’est effondré”, se désespère son fils. Ouloume voulait déménager, “mais le peu de revenus qu’on avait ne nous permettait pas d’avoir un appartement plus élevé”, s’excuse-t-il presque. Le 30 août 2018, sa mère effectue un signalement au pôle départemental de la lutte contre l’habitat indigne, resté sans réponse. Le fils dit alerter le propriétaire, qui renvoie vers le syndic : “Si c’était pas l’un, c’était l’autre, regrette le jeune homme. On a fait beaucoup de réclamations, mais on n’était pas écoutés.”
Péril et loyers acquittés
Ces désordres, le propriétaire Gilbert (dit Alain) Ardilly ne les nie pas. Il assure même avoir réalisé tous les travaux “qu’il fallait faire” à la suite “de dégâts des eaux subis depuis les étages supérieurs”. Mais son appartement “était bien”, assure-t-il. Il est le gérant de la SCI Amsa qu’il a constituée avec son épouse Martine Mangiantini et leur fils Sébastien Ardilly. Tous trois sont poursuivis pour homicide involontaire, mise en danger de la vie d’autrui et soumission de personnes vulnérables à des conditions d’hébergement indignes.
L’appartement qu’il possède au 65 rue d’Aubagne depuis 2009 est placé en péril en 2017 pour des problématiques de plafond et de plancher très endommagés, conséquences de dégâts des eaux récurrents. Quatre mois des travaux — qui ne sont pas correctement finis — obligent les locataires à se loger chez des connaissances : ils continuent toutefois à s’acquitter de leurs loyers, comme le prouve un relevé bancaire. Or, comme le pointe le tribunal, en cas de péril, le propriétaire doit non seulement reloger ses locataires, mais ces derniers n’ont pas à payer leur loyer.
Gilbert Ardilly dit l’ignorer. À la barre, sa mémoire lui fait défaut, se fait sélective. Il ne sait plus, a oublié, n’est pas certain. Après l’effondrement, il n’a pas rendu à son locataire survivant son dépôt de garantie? C’est sans doute qu’il n’a pas vu sa demande mais, six ans après les faits, il se déclare prêt à rembourser cette caution. Ses réponses fuyantes et lacunaires agacent autant les parties civiles que le public et le tribunal. Il est comme frappé d’amnésie, sauf pour lister les travaux qu’il a réalisés. “C’était récurrent qu’il y ait des soucis dans l’immeuble, convient-il. Mais je n’avais rien vu de catastrophique.” Il assure ne pas être resté “impassible”, mais peine à décrire ce qu’il a entrepris concrètement, notamment après l’intervention des pompiers du 18 octobre 2018.
Copro malade
Avocat de la famille Saïd-Hassani, Brice Grazzini fait remarquer que Gilbert Ardilly n’a jamais été présent durant les AG de copropriété, entre 2011 et 2017. La seule fois qu’il s’est fait représenter, c’était en 2014. Surtout, souligne encore l’avocat, “dans cette copro malade”, Gilbert Ardilly ne paye pas ses charges ni les appels de fonds à échéance régulière. Propriétaire de deux maisons, de trois appartements à Marseille (en comptant le 65) et d’un T2 à Toulon, il ne connaît pas le montant de ce que lui rapportent les loyers, ni ceux des crédits qu’il assure avoir pris pour les acheter. Son studio rue de la Palud a aussi fait l’objet d’un arrêté de péril en 2019. Un avocat d’une partie civile attaque : “Avez-vous idée de comment on peut qualifier telle ou telle personne d’être un marchand de sommeil ?” Non, rétorque le propriétaire. Il n’en est pas un, évacue-t-il.
Après le 5 novembre, “je n’ai reçu aucun message, aucun appel” des propriétaires, affirme Imane Saïd-Hassani. À l’inverse, Gilbert Ardilly certifie qu’il a essayé de l’appeler. Sur les bancs des parties civiles, Imane fait non de la tête. Une assesseure du président appuie sur ce point. Il n’a pas insisté dans ses appels : “C’était douloureux.” Sans pitié, elle rétorque : “La douleur est de leur côté, peut-être.” À la barre, soudain, les esprits s’échauffent autour du rôle réel ou supposé de l’épouse au sein de la SCI. Le ton monte entre les parties et leurs avocats respectifs. Martine Mangiantini considère, à propos de ses locataires, “qu’il ne s’agit pas de personnes vulnérables.” La salle se tend.
Plus tôt dans la journée, Imane Saïd-Hassani s’est tenu bien droit face au tribunal : “Je suis jeune, je suis petit, mais j’ai les épaules très haut.” Depuis le 5 novembre, argue-t-il encore, il n’a pas connu de repos. “Je ne me reposerai pas tant que les responsables ne seront pas jugés.”
Honte à ces exploiteurs. Que la Justice se montre implacable.
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Je lis avec émotion les articles qui rendent compte de ce procès, et j’en remercie Marsactu.
J’ai une pensée particulière pour El Amine, dont l’enfance, l’adolescence et peut-être l’avenir professionnel ont été volés par des propriétaires sans scrupule, qui pensent que les parties communes d’un immeuble n’ont pas besoin d’entretien, voire de travaux, ne paient pas leurs charges, ne participent pas aux assemblées générales et n’existent que pour encaisser des loyers.
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toutes ces vies brisées par des propriétaires escrocs, et des institutions qui détournent les yeux, inhumains.
c’est insupportable.
on partage évidemment avec empathie toute cette émotion…mais ce qu’on a envie de partager par dessus tout, c’est une justice “juste” qui doit faire son travail, et une détermination sans faille pour que cela ne se reproduise pas !
et ça, c’est pas gagné.
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Un sincère immense merci à toute la rédaction pour ce travail depuis toujours sur l’habitat insalubre à Marseille. Rendre dignité à ces familles aux destins brisés par des privilégiés proprio ou élu sans foi ni loi. Ces récits sont tout simplement insupportables.
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