Odile Tagawa, la guerrière sage-femme
Elle se rêvait en Zorro de la finance. Elle est finalement devenue la reine des sages-femmes libérales à Marseille. Portrait de cette descendante de samouraï.
Odile Tagawa dans son cabinet le 14 octobre dernier. Photo : Margaïd Quioc
Les coudes posés sur son bureau, dans son cabinet situé à deux pas du chantier de la place Jean-Jaurès, Odile Tagawa plisse les yeux. Combien d’enfants a-t-elle mis au monde depuis le début de sa carrière ? Après quelques calculs, elle arrive au chiffre de 1500. “Si on inclut les préparations à l’accouchement, je dois être à 3000 familles accompagnées.”
À 63 ans, Odile Tagawa met petit à petit fin à son activité de sage-femme. Depuis cet été, elle ne pratique plus d’accouchement à la Casa de naissance à Aubagne, une N.U.A.G.E (Nouvelle unité d’accompagnement à la naissance en équipe) où 150 bébés naissent chaque année de façon “naturelle”. À la fin de l’année 2020, elle fermera définitivement les portes de son cabinet. La nouvelle a déjà fait le tour des jeunes parents ou futurs parents marseillais. Car Odile Tagawa est une sage-femme libérale que l’on s’arrache. Être suivie par elle pour sa grossesse est un parcours de la combattante, au même titre qu’obtenir une place en crèche.
La raison : elle propose un “accompagnement global”, du suivi de la grossesse au retour de couches avec la possibilité d’un accouchement “naturel”, sans péridurale ni autre aide médicale. Son mantra : “rendre leur puissance aux corps des femmes. On exalte la souffrance et les efforts des sportifs, pourquoi on ne glorifie pas de la même façon la force dont les femmes font preuve pour accoucher ?”, s’interroge Odile Tagawa.
Accouchement “naturel” ou “médicalisé” ?Depuis quelques années des voix s’élèvent pour critiquer les accouchements à l’hôpital ou dans les maternités. Dans des services souvent sous tension, des parents dénoncent le peu de considération accordée aux parturientes par les soignant-es, des interventions médicales motivées par la volonté d’accélérer la venue du bébé, voire sont dénoncées comme des violences obstétricales.
Lors d’un accouchement “physiologique” ou “naturel” les interventions médicales sont réduites au strict minimum. Les femmes sont alors actrices de leur accouchement et gèrent elles-mêmes l’arrivée des contractions et la douleur en employant diverses techniques (respiration, choix de la position, bains, massages…)
Les femmes souhaitant un accouchement physiologique sont généralement suivies par une sage-femme libérale. Selon la haute autorité de santé seules les femmes ne présentant pas de risque de grossesse pathologique peuvent accéder à ce suivi (pas de diabète, pas d’ancienne césarienne…)
Le discours peut paraître ésotérique. Au début de sa carrière, des gynécologues obstétriciens la traitaient d’ailleurs de “sorcière”, dans ces années 80 où l’accouchement médicalisé à l’hôpital était promu comme la meilleure façon d’éviter les décès. “Un gynécologue m’a accusée d’avoir des pratiques dangereuses et que les enfants que j’avais fait naître ne feraient pas polytechnique.” À l’époque, Odile Tagawa était la seule sage-femme à exercer en libéral dans les Bouches-du-Rhône. Elles sont aujourd’hui 138, selon les chiffres de l’ordre des sages-femmes.
Au programme de la préparation à l’accouchement chez Odile Tagawa : élaboration du projet de naissance, gestion de la douleur des contractions, allaitement, entretien avec le deuxième parent… Des séances qui ont été d’un grand soutien pour Marie lors de ses deux grossesses. “Je découvrais tout de la maternité dans une étape de la vie où la tendance est plutôt à nous déposséder de notre corps, à nous infantiliser. La préparation avec Odile, ce n’est pas juste de la technique. Elle t’apprend à accueillir le bébé et à devenir parent.”
Un “culte” à Odile Tagawa
Luce, elle, voue carrément un “culte” à Odile Tagawa. En 1997, son accouchement est programmé à Sainte-Monique [aujourd’hui Saint-Joseph, ndlr]. Elle a de la fièvre et n’arrive pas à expulser le bébé. “Je me suis retrouvée avec une infirmière à quatre pattes sur mon ventre, avec les dégâts que vous imaginez pour mon corps. Après l’accouchement mon fils est parti directement en néo-nat. Je me suis dit plus jamais ça.” Odile l’aide à mieux s’armer lors des deux grossesses suivantes. “Odile est une femme puissante, qui apporte sa puissance pour vous aider. J’ai accouché à l’hôpital, sans appeler le médecin, comme une warrior. Sans elle, je n’y serais pas arrivée.”
“Les sages-femmes libérales ont pourtant longtemps été négligées et regardées avec moquerie”, déplore Anne-Sophie Maisonneuve, gynécologue-obstétricienne à l’hôpital d’Aubagne. Un état de fait que Odile Tagawa met sur le compte de la mainmise de la corporation des gynécologues-obstétriciens sur l’accouchement à partir des années 70. “Le soignant qui sait, généralement un homme”, par opposition aux matrones qui s’occupaient autrefois de mettre au monde les enfants, et finalement jugées responsables de la mortalité en couches. “Aujourd’hui les mentalités changent, estime Anne-Sophie Maisonneuve. Des études prouvent que l’accompagnement global par une seule sage-femme permet d’éviter les césariennes”.
Quand Odile Tagawa découvre le métier de sage-femme dans les années 1980, on en est aux débuts de la péridurale, vue comme libératrice des douleurs de l’accouchement. Odile a 26 ans et vient de réussir le concours d’inspecteur des impôts, “avec la vague idée de devenir le Zorro de la finance”.
Elle s’accorde quelques jours de vacances chez une amie, en Grande-Bretagne, qui vient de commencer des études de sage-femme. Dans sa bibliothèque traîne un ouvrage Bien naître de Michel Odent. Ce médecin, à la tête d’une maternité dans les années 1970, détonne par ses méthodes iconoclastes, remplaçant les lits à étriers par des piscines dans les salles d’accouchement. Pour la jeune Odile, c’est la révélation. “Je découvre dans ce métier tout ce qui m’intéresse : le manuel et l’intellectuel, s’occuper d’un moment crucial de la vie pour la femme, le couple, le corps…. ce qui m’intéresse ce n’est pas le bébé mais tout ce qu’il y a autour.”
“Des femmes attachées aux tables d’accouchement”
De retour en France, elle débute ses études de sage-femme… Et déchante vite. “On était dans les années 1980, au début de la médicalisation des accouchements, avec ses progrès mais aussi ses excès.” Pendant ses trois années de formation, elle effectue des gardes à la maternité de la Belle-de-Mai, fermée en 1996. “J’ai vu des choses horribles. Des femmes attachées aux tables d’accouchement. Les épisiotomies systématiques, les césariennes et l’utilisation des spatules pour extraire le bébé dès que l’obstétricien jugeait que c’était trop long”.
Odile Tagawa entre en résistance. “Une Algérienne était venue accoucher de son cinquième enfant. La consigne était de la garder allongée mais elle nous suppliait de la mettre debout, c’est comme ça qu’elle avait mis au monde tous les autres en Algérie.” Avec Bernadette, une autre étudiante, elles accèdent à sa demande. “On s’est relayées à la porte pour faire le guet, au cas où un obstétricien arriverait.”
À la fin de ses études, elle prend un poste à la maternité de la Ciotat. Un établissement plus familial où elle continue d’apprendre le métier. Mais la sur-médicalisation qu’elle observe renforce son impression “d’être à contre-courant”. Ce qui l’anime, c’est l’accouchement naturel, “permettre à une femme de trouver en elle les ressources et le cadre qui lui conviennent. Ce qui est primordial, c’est la notion d’accompagnement”.
“Un été à pleurer”
Après neuf mois en mission humanitaire dans un camp de réfugiés au Cambodge elle revient à Marseille avec l’idée d’exercer en libéral, loin de la pression de l’hôpital et du corps médical “dominé par les hommes”.
Elle prend la suite d’une sage-femme libérale qui part à la retraite. La clinique Bouchard lui prête son plateau technique pour pratiquer les accouchements. Elle se sent bien seule face à un corps médical souvent méprisant. “C’était très dur. J’ai passé mon premier été à pleurer”, se rappelle Odile Tagawa. Elle est aussi en première ligne pour observer ce qu’à l’époque on n’appelle pas encore “violences obstétricales”. Comme cette femme endormie contre son gré alors qu’elle accouche d’un enfant mort-né.
Après avoir donné naissance à son premier enfant, en 1996, Odile arrête les accouchements, à Bouchard, “c’est trop d’investissement”. Mais elle continue à armer les femmes pour faire face aux injonctions du corps médical, et s’intéresse plus particulièrement à l’accompagnement du retour de couches. “C’est un manque, quand on voit comme les jeunes mères sont larguées avec un nourrisson sur les bras. Elles ont besoin d’aide !”
L’envie de mettre au monde des enfants ne la quitte pas, mais elle ne trouve pas le cadre qui lui convienne. Le déclic viendra en décembre 2013, et la loi permettant l’expérimentation des maisons de naissance, structures de suivi de grossesse et d’accouchement gérées par des sages-femmes. Odile réunit à cette occasion une équipe de professionnelles autour d’elle. “Ça a été aussi dur qu’un mariage. Mais je ne regrette pas d’avoir été si exigeante”, rigole-t-elle.
Service public chevillé au corps, Odile rêve d’abord d’implanter sa salle d’accouchement physiologique à l’hôpital Nord, à Marseille. “Mais les équipes n’étaient pas réceptives au projet, ça ne pouvait pas marcher.” Sans se décourager, les sages-femmes réussissent à ouvrir leur structure, la Casa de naissance, à la clinique de la Casamance, à Aubagne, en décembre 2014.
Dans cette salle d’accouchement, pas de table gynécologique mais une estrade, un lit et de quoi faire bouillir de l’eau, une baignoire, pour aider à la dilatation du col. L’équipe de huit sages-femmes assurent à tour de rôle les permanences. “En cas de problème, il n’y a qu’une porte à franchir et la patiente est transférée à la maternité”.
Car Odile n’oppose pas médicalisation et accouchement naturel. “La péridurale, la césarienne sont des inventions formidables. Sur cent parents qui souhaitent un accouchement physiologique, quarante devront s’orienter vers un accouchement à l’hôpital pour raisons de santé ou tout simplement car le bébé se présente par le siège.” Sa priorité est surtout de mettre la femme, et le couple, au centre de l’attention.
À la fermeture de la maternité de la Casamance, la Casa de naissance est transférée à l’hôpital Edmond-Garcin, toujours à Aubagne. 150 femmes accouchent chaque année à la Casa de naissance, sur les 1200 bébés mis au monde à l’hôpital d’Aubagne. De nombreux couples viennent de Marseille, attirés par la promesse d’un accouchement naturel en toute sécurité.
Pour Anne-Sophie Maisonneuve, accueillir l’équipe des sages-femmes au sein de l’hôpital a permis de faire évoluer les pratiques dans le service maternité. “On explique mieux nos gestes envahissants comme les épisiotomies, ou les extractions instrumentales.” Des réunions “à froid” pour parler des cas compliqués ont également été mises en place entre sages-femmes de la Casa de naissance et celles de l’hôpital. “Maintenant les couples arrivent avec des demandes particulières qu’ils n’osaient peut-être pas formuler avant. Faire le moins d’intervention possible, sans faire prendre de risque à la femme ni à l’enfant, c’est un challenge”, analyse Anne-Sophie Maisonneuve. La gynécologue se dit “admirative” du combat d’Odile. “Elle a une volonté exceptionnelle, Odile Tagawa est une femme forte.”
Descendante des samouraïs
Ce trait de caractère d’Odile se retrouve dans son histoire familiale. Le nom des Tagawa n’est en effet pas tout à fait inconnu dans les réseaux militants marseillais. Sa sœur Anne-Marie, ancienne éducatrice est une militante connue de la Busserine, une cité des quartiers Nord. Son frère, Michel, est engagé auprès de la Fondation de France. “Nous sommes huit dans la fratrie, et on a tous fait carrière dans la santé, l’éducation ou le social.” Une histoire familiale qui a commencé de l’autre côté du globe. “Mon grand-père était un descendant de samouraïs. Il est arrivé du Japon à Marseille en 1920 pour travailler au consulat du Japon.” Marié à une Marseillaise, il aura un fils unique, le père d’Odile et de ses sept frères et sœur.
L’engagement catholique de ce représentant de commerce le conduit à la déportation en 1944. Libéré par les Américains en 1945, sa pension de déporté permet à la famille Tagawa de vivre “à l’abri de la pauvreté”. La mère, femme au foyer, s’occupe de l’alphabétisation des femmes dans la cité de la Paternelle dans les années 1970.
Et la jeune Odile pendant ce temps ? “Moi je ne pensais qu’à faire la fête et la révolution” rigole-t-elle. Plusieurs décennies plus tard, l’âge de la retraite sera-t-il l’occasion de renouer avec la politique ? “Investir le champ politique m’intéresse, mais je suis très critique des pratiques que j’observe dans les différents mouvements.” Son combat, elle le voit plutôt dans la formation des sages-femmes, avec l’association nationale des sage-femmes libérales. Pour transmettre l’héritage de la guerrière Odile.
Commentaires
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Cool ! Redonner leur corps aux femmes.
Lors de mon premier accouchement, le gynécologue m’avait dit : une femme enceinte, c’est une Formule 1.
De la haute performance.
Une mécanique aussi fragile que puissante.
Une chorps humaine… !
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Merci pour cet article ! Ce sujet de la naissance et son accompagnement, est si important, mais si négligé.
Odile a fait un travail exceptionnel. Elle a beaucoup de choses à transmettre. J espère que la relève est assurée.
Une de ses nombreuses patientes 🙂
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Chouette article et chouette portrait, mais certains passages auraient gagné à être relus pour en rendre la lecture plus agréable.
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Un très bel hommage envers celle dont on dit qu’elle a suivi des milliers de grossesses marseillaises.
Un bilan à la Vigouroux (dont on disait qu’il avait opéré des milliers de marseillais) qui peut laisser quelque espoir si elle se lance en politique.
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Nous avons eu la chance de rencontrer Odile qui nous a accompagné il y a 30 ans pour la naissance de notre second enfant.
Cette période et ce moment restent comme un grand privilège et nous aimerions tant que plein de parents et plein d’enfants puissent vivre la venue au monde dans une telle atmosphère.
En espérant que son engagement, son humanité et son savoir faire soient relayés et amplifiés.
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Commentaire à propos de l’avis de la HAS extrait de l’article :
” Selon la haute autorité de santé seules les femmes ne présentant pas de risque de grossesse pathologique peuvent accéder à ce suivi (pas de diabète, pas d’ancienne césarienne…)”.
Ma compagne avait subi une césarienne pour la naissance de notre premier enfant qui se présentait par le siège et tout le monde avait prédit qu’il en serait de même pour le second accouchement, quatre ans plus tard. Et bien non parce que Odile n’a pas considéré cette éventualité comme un préalable, et le jour J que n’étions que tous le quatre, Odile, la maman, le bébé et moi même et tout ceci s’est passé dans un cadre propice pour une naissance heureuse.
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