Aux confins du travail : Franck, directeur d’école

Série
le 31 Mar 2020
4

Chaque semaine, Marsactu donne la parole à des Marseillais qui continuent d’aller sur leur lieu de travail. Forces de l’ordre, primeurs, soignants, instituteurs… Ce sont celles et ceux sur qui reposent la continuité de notre quotidien. Premier épisode, Franck, directeur d’école maternelle et enseignant dans les quartiers sud de Marseille.

La classe vide d
La classe vide d'enfants de Franck. Photo : DR

La classe vide d'enfants de Franck. Photo : DR

Depuis deux semaines, la cour de cette école maternelle marseillaise est désespérément vide. Plus de cris d’enfants, plus de rires en cascade, plus de sprint de parents, cartables sur le dos, avant que les portes ne ferment à 8h40 précises. Au lieu des 138 élèves qui d’ordinaire habitent ces murs, il y en a cinq (uniquement des enfants de soignants). Et un silence assourdissant. Mais les six enseignants et l’assistante maternelle (Atsem), eux, sont toujours là. Dont Franck, 59 ans, le directeur de l’école.

“Quand je rentre dans ma classe, je m’attends toujours à voir les visages de mes élèves. Mais là, il n’y en a qu’un seul. Même si on sait qu’ils sont tous ailleurs, c’est très étrange. Heureusement que l’on est plusieurs enseignants, ça permet de partager des souvenirs, une mémoire de ce lieu. Parce que pour nous, les gamins, c’est vraiment une drogue. Et là, on est en manque !”

Si pour l’instant, seules quelques familles ont sollicité les services de l’école, Franck sait qu’elles devraient être plus nombreuses dans les jours à venir. “D’après nos calculs, nous pourrions recevoir au total 27 enfants. Jusqu’à maintenant, beaucoup de parents soignants ont posé des jours de RTT pour s’occuper à tour de rôle de leur enfant. Lorsqu’ils ne pourront plus en poser, ils les mettront de nouveau à l’école.”

Aujourd’hui, le dispositif de l’Éducation nationale concerne uniquement l’accueil des enfants de soignants, mais il devrait être élargi dans les prochains jours. Le directeur d’école lui, semble avoir déjà décidé d’ouvrir sa porte à d’autres professions. “Je trouve stupide cette exclusivité. Et les enfants des commerçants grâce à qui nous mangeons ?” Idem pour l’accueil officiel limité à quatre jours par semaine. Même si Franck sait qu’il ne suit pas les consignes, il persiste. “Si nécessaire, nous organisons un accueil le mercredi, et exceptionnellement, le samedi et le dimanche.” Une solidarité sans limite. “C’est notre mission de service public. On doit être à notre poste, disponible pour tous nos élèves.”

« Cette période va les faire grandir beaucoup plus vite »

Côté organisation, l’équipe enseignante a mis en place un roulement. Deux enseignants sont là les matins – dont Franck -, deux autres les après-midi, et les deux derniers viennent en renfort. “En tant que directeur, j’ai évidemment laissé le choix à tous de venir ou non, et j’ai insisté auprès des enseignants qui ont des enfants en bas âge, ou ceux qui ont des conjoints à risques. Mais tous ont tenu à venir, et personne n’a voulu rester chez soi ; c’est assez exceptionnel.”

Les cinq élèves qui ont été accueillis pendant les deux premières semaines du confinement ont donc eu un régime très spécial. Avec parfois des classes ouvertes juste pour eux. “Pour le petit garçon qui est en petite section avec moi, c’est plutôt agréable ! Il a la cour pour lui tout seul, après nous allons en classe pour travailler, et il a tous les jouets à sa disposition !” Les quelques élèves présents se retrouvent après à la cantine, “tout en respectant les distances bien sûr”, et ils font ensuite la sieste dans le dortoir “où les draps sont changés quotidiennement, au lieu de tous les 2 jours habituellement”.

Une ambiance qui doit être bien particulière pour ces minots, mais Franck l’assure : “ils ont toujours de l’allant. Ils savent qu’on est là pour eux et ils nous connaissent. Et puis je leur dis d’en profiter. Le plus dur sera peut-être de se réhabituer à partager leurs enseignants, mais ça reviendra vite !” En revanche, côté enseignant, c’est bizarrement plus difficile pour Franck de se retrouver face à un seul élève. “Notre énergie habituelle, on la tire de nos classes, c’est le groupe qui nous porte. Là, à la fin de la journée, je suis plus fatigué qu’avant.”

Pour les autres élèves qui sont confinés chez eux, Franck n’est pas inquiet. “Un enfant va davantage manipuler seul chez lui, plutôt qu’en classe où ils sont 27. Les enfants vont grandir beaucoup plus vite car les familles les accompagnent de façon plus proche ! Après, il y a évidemment le risque du tout-écran, mais j’ai envoyé des messages aux parents pour en parler.” En tout cas pour les familles des élèves de Franck, qui garde un lien permanent par mail et téléphone. C’est aussi ça le travail de ce directeur d’école et de ces enseignants pendant cette période extraordinaire. Et quid des inégalités sociales qui risquent de s’accentuer ? “Ce sera à nous de fédérer, quand l’école reprendra. C’est notre travail de mettre en commun les richesses des uns avec celles des autres, c’est ça l’école publique. Il faut rééquilibrer les savoir-faire, c’est tout.”

« Un sentiment d’abandon général »

Seul l’abandon de sa hiérarchie inquiète et agace Franck. “Heureusement qu’entre collègues on est solidaires. On a un groupe whatsapp entre directeurs de l’arrondissement pour échanger, mais sinon j’apprends les nouvelles à la télé, comme tout le monde !” L’enseignant de 59 ans installé à Marseille depuis plus de 20 ans, déplore le manque de moyens de l’Education Nationale. “Après le premier tour, notre Atsem [agent territorial spécialisé des écoles maternelles, ou tata – ndlr] a dû nettoyer le gymnase qui a servi d’accueil aux électeurs. Elle a dû tout ranger, sans gant. Nous n’avons aucun équipement pour nous protéger. On a été oubliés, et ça c’est blessant.”

Dans le nouveau quotidien de ce directeur d’école, il y a aussi le coronavirus, invisible mais omniprésent. Il pense aux risques qu’il prend. Pour lui, sa conjointe, et ses voisins d’immeuble souvent âgés. Mais il refuse de céder à la panique, et tente d’appliquer au mieux les mesures barrières. “Je me lave plus les mains qu’avant, et je fais attention lorsque je rentre chez moi. Je ne touche à rien dans l’ascenseur, et je me lave parfois dès que je passe le pas de la porte.” Et s’il tombait malade ? Ou le transmettait à sa conjointe ? “C’est aussi le choix du couple. Elle connaît mon métier et ma passion. Je ne pouvais pas ne pas travailler.”
1.En raison du devoir de réserve imposé aux personnels de l’Education nationale, le prénom a été modifié.


Les autres portraits de la série

Cet article vous est offert par Marsactu
Marsactu est un journal local d'investigation indépendant. Nous n'avons pas de propriétaire milliardaire, pas de publicité ni subvention des collectivités locales. Ce sont nos abonné.e.s qui nous financent.
Les coulisses de Marsactu
Dans le  contexte du confinement, les interviews sont réalisées par téléphone, et les photos prises par les interessé-es.
Maud de Carpentier
Journaliste indépendante en radio et presse écrite, basée à Marseille et membre du collectif Presse-Papiers. Maud de Carpentier réalise des longs-formats en radio pour la RTS, France Inter et France Culture.

Commentaires

L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.

  1. FM84 FM84

    Bravo Franck. C’est ça le service public et demain il faudra se battre pour le défendre et lui donner d’autres moyens!

    Signaler
  2. Michéa Michéa

    Bravo Franck.

    Signaler
  3. Haçaira Haçaira

    Lecture les yeux pleins de larmes, et ils sont des centaines, des milliers comme Franck. Merci à eux, et les autres devront rendre des comptes

    Signaler
  4. shimizu shimizu

    Merci pour votre témoignage, et votre engagement. Oui, un enfant seul et une classe ne renvoie pas la même énergie! Cependant, je m’interroge: et dans les écoles des quartiers nords, à la Belle de Mai,…Les moyens ne sont pas toujours identiques. ET puis, les enfants des soignants, oui, des commerçants qui nous nourrissent, oui, et ceux des femmes seules avec des emplois durs et sous-rémunérés, quel soutien? peut-on mutualiser les aides entre écoles? si vous pouviez éclairer ma lanterne, je vous en remercie.

    Signaler

Vous avez un compte ?

Mot de passe oublié ?


Ajouter un compte Facebook ?


Nouveau sur Marsactu ?

S'inscrire