[Marseille 1983 : retour vers le Futé] Debout les femmes

Série
par Sophie Bourlet & Timothée Vinchon
le 1 Août 2023
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Installés ici depuis peu, Sophie Bourlet et Timothée Vinchon le savent : ils sont ce que beaucoup appellent "des néos". Bien décidés à se défaire de ce statut, mais à leur façon, ils ont mis la main sur un guide local du Petit Futé vieux de quarante ans. Tout au long de l'été, ils embarquent Marsactu dans leur exploration du Marseille des années 80.

(Illustration : Sophie Bourlet
(Illustration : Sophie Bourlet

(Illustration : Sophie Bourlet

Alors qu’on continue notre voyage dans le Marseille des années 1980, on se rend vite compte à la lecture du guide qu’il y a dans la ville comme une atmosphère d’envies de changements sociétaux. On ne compte pas dans le bouquin les contacts d’associations militantes de tous poils. Que vous souhaitiez rejoindre le Comité pour l’Accessibilité à Marseille (CAM) qui tente d’obtenir l’accessibilité totale des lieux publics, des transports et des équipements collectifs, que vous soyez en quête d’ovnis passant au-dessus de la Bonne mère avec l’association des ufologues ou que vous essayiez de remonter la pente après un divorce, il y a une adresse pour vous. Il nous faut explorer ce pan de notre belle cité phocéenne. On choisit alors un peu au hasard une annonce : LIBRAIRIE DES FEMMES 35, rue Pavillon. 33.75.18. Ici, on lit, mais on milite aussi. Littérature, psychanalyse, sociologie, histoire : la vie des femmes écrite ou parlée. 

ÉPISODE 3 : Femmes des années 80

Écoute conseillée pendant la lecture : Anne Sylvestre – Une sorcière comme les autres (1975)

Après quelques recherches, on tombe sur quelques bribes du programme de la fameuse librairie. “Mardi 19 heures : atelier viols et violences, mercredi 14 heures : lecture de l’hebdo, jeudi 19 heures : féminisme et/ou luttes de libération ; samedi 13 heures : sexualité et inconscient ; vendredi 20 h 30 : grande réunion”. C’est avec ces quelques bouts de brochures en main que nous rencontrons Claude de Peretti, celle qui a géré pendant près de 10 ans la Librairie des femmes. Dans le local de la rue Pavillon (1er), devenu aujourd’hui la librairie l’Odeur du Temps, se tenait autrefois l’un des lieux centraux du féminisme dans les années 1980. “Le jour, on vendait des livres. Mais c’est le soir, une fois le rideau tiré, que nous avons pensé changer le monde”, se souvient l’ex-libraire. Une dizaine d’années après mai 1968, tous les rapports familiaux et sociaux étaient à réinventer. 

La Librairie des femmes s’implante à Marseille en 1976. Elle est l’un des moyens d’action et de regroupement du courant Psychanalyse et politique (Psychépo) organisé autour d’Antoinette Fouque, elle-même originaire de la Belle-de-Mai (3e) et figure majeure du Mouvement de Libération des Femmes (MLF). Les Éditions des Femmes à Paris, ont publié près de 600 ouvrages ou traductions d’autrices : témoignages de vie, de luttes, documents, fictions, essais, poésie ou encore poésie. “De nombreuses femmes avaient écrit des textes splendides, et les éditions ont fait un travail remarquable pour les visibiliser”, rappelle Claude. 

À un moment, on s’est dit que ça ne suffisait pas de crier “Révolution”. Il fallait mettre en pratique ce que nous défendions comme idéaux pour nous et nos enfants.

Claude, première fille d’un père corse et d’une mère catalane, élevée dans une éducation stricte, développe son goût pour la littérature grâce à son grand-père. “Il disait que les livres étaient la meilleure des armes dans la vie” se remémore-t-elle. Dès 1968, la jeune femme, éprise de liberté, est active dans les mouvements de gauche de la jeunesse marseillais. “Je cachais des tracts dans la poussette de mon fils pour les faire rentrer dans la fac de médecine. Qui oserait regarder dedans ?” s’amuse-t-elle. D’abord biochimiste au CNRS, elle crée avec sa bande d’amis une “communauté” regroupant psychiatres et scientifiques, dans une grande villa à la Pomme (11e). “À un moment, on s’est dit que ça ne suffisait pas de crier “Révolution”. Il fallait mettre en pratique ce que nous défendions comme idéaux pour nous et nos enfants“. À l’époque, on scandait qu’à gauche de la gauche, il y avait les femmes.

La librairie devient un lieu de militantisme

Par l’entremise de membres de la communauté, Claude rencontre Antoinette Fouque et se porte volontaire pour gérer la librairie, qui devient vite un lieu de découverte de la littérature internationale et de militantisme. Derrière les livres, c’était surtout un lieu de libération de la parole. On parlait de tout, car tout est politique.” En non-mixité choisie, on vient y causer tour à tour de géopolitique et situation des femmes en Iran, d’avortement, de sexualité, de virginité ou du sommaire du prochain hebdo.

La librairie était un lieu d’écoute pour les femmes de lettres, mais aussi celles des quartiers Nord

Curieux de ces fameuses réunions, on contacte la librairie des Femmes à Paris, qui elle existe toujours. L’une d’entre elles nous envoie un paquet de photos en noir et blanc de femmes en train de faire des pancartes, pour le 8 mars. Elle nous joint aussi un nom : Jeanine Manuceau Calvo. Militante de la première heure, née à Saint-Mauront (3e) en 1938, celle-ci raconte au téléphone avoir pensé à dix ans : “C’est parce que je suis une fille. Un jour ou l’autre, on se pose toujours la question. À mon époque, j’ai dû demander à mon mari l’autorisation d’avoir un chéquier !” s’exclame-t-elle. Quand ce même mari lui amène le magazine Le torchon brûle, elle se passionne pour le sujet et pour la librairie. “La librairie était un lieu d’écoute pour les femmes de lettres, mais aussi celles des quartiers Nord. C’était une manière de passer de la lecture à la politique ou des questions de genre à la lecture.”

De l’époque, la libraire Claude Peretti, se rappelle une ambiance “tendue, mais solidaire, à l’image de Marseille.” De la rue Pavillon, elle se souvient du magnifique cinéma, des quelques restaurants et du billard qui existe toujours. Elle évoque Jean-Claude Izzo, son ami, qui raconte l’époque mieux que quiconque. Elle parle des manifestations anti-Defferre, dont elle a fait partie et se rappelle que certains manifestants et manifestantes étaient parfois suivis jusque chez eux.

“On n’a pas gagné grand chose”

La librairie a disparu en 1986, victime d’une recentralisation des éditions des Femmes sur Paris. “J’ai déstocké les livres pendant des mois” se remémore avec peine Claude Peretti qui traversa alors une période très difficile avec un enfant à charge et sans emploi. Roland, le libraire actuel de l’Odeur du temps a conservé quelques photos de Claude. Il raconte qu’avant les femmes, l’endroit était une oisellerie. Si l’enseigne a disparu et laissé place à une librairie généraliste, il reste encore les lampes d’époque, l’odeur de papier, la tapisserie verte sans âge et le petit étage où se déroulaient les discussions sous d’épais nuages de fumée de cigarettes. 

Au regret amer d’Antoinette Fouque, Claude finira par suivre Jeanne Laffite, une autre figure des librairies et de la politique marseillaise. Elle est aujourd’hui présidente de l’association littéraire La Marelle. La biochimiste-libraire garde cependant un souvenir heureux de cette époque : “La librairie a été une source d’ouverture pour plein de jeunes femmes marseillaises. Ce n’était pas facile à l’époque de se rebeller contre son mari, sa famille, contre une société patriarcale. Avoir un lieu où pouvoir trouver des conseils et lire des femmes fortes en a sans doute aidé plus d’une.” Les combats sont loin d’être gagnés selon elle et Jeanine qui elle se désole : “On se demande si on sera un jour dans un monde où les hommes verront les femmes comme autre chose qu’un objet à violer. On n’a pas gagné grand-chose.

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Sophie Bourlet
Journaliste indépendante basée à Marseille, Sophie illustre et écrit les histoires qu'elle entend, surtout si elles viennent de Méditerranée. Elle fait partie du collectif Presse-Papiers.
Timothée Vinchon
Ancien correspondant de presse en Tunisie, Timothée Vinchon est journaliste et membre du collectif Presse-Papiers. Il est très impliqué dans des projets d'éducation aux médias et a créé la newsletter Rembobine, qui mesure l'impact d'enquêtes un an après leur publication.

Commentaires

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  1. FM84 FM84

    Moi qui suis un habitué de la librairie l’Odeur du temps, j’ai eu plaisir à lire cet article qui donne encore plus de relief à ce lieu.
    Merci et bravo pour l’article!

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