Malades de la pollution à Fos : “Les personnes peuvent aussi être expertes de leur corps”
Voilà six ans que l'équipe de chercheurs du projet Epseal, menée par la sociologue américaine Barbara Allen, étudie grâce à une méthode originale le lien entre santé et pollution dans le bassin industriel de Fos. Les vives critiques des premiers résultats publiés en 2017 n'ont pas empêché Epseal de publier, il y a quelques jours, un deuxième volet d'analyses. Interview croisée de deux membres de cette équipe de scientifiques lanceurs d'alerte.
Une usine à Fos-sur-Mer - (Photo : Emilio Guzman)
L’équipe du projet de recherche Epseal vient de dévoiler le deuxième volet de son étude. En 2017, ces universitaires franco-américains lancent un pavé dans l’étang de Berre. Il y aurait, à Fos-sur-Mer et Port-Saint-Louis-du-Rhône, situées en plein cœur d’un bassin industriel, deux fois plus de cancers, diabètes et asthme qu’à l’échelle nationale (lire notre article). L’information reçoit alors une large couverture médiatique. Rapidement, les pouvoirs publics, qui n’ont jamais communiqué dans le détail sur le sujet, tentent de minimiser ces résultats, issus d’une méthode participative peu commune en Europe mais reconnue depuis plusieurs années en Amérique du Nord.
Parallèlement, la prise de conscience sur l’impact de la pollution sur la santé s’étend autour de l’étang (lire notre article). Associations, scientifiques et citoyens se questionnent à leur tour et mènent pour certains leur propre étude, plus ou moins rigoureuses (lire ici l’article sur l’étude Index de l’institut écocitoyen). L’État, au pied du mur, finit par regarder de plus près l’étude Fos-Epseal et revient sur ses positions : si la méthode est toujours remise en question, les pouvoirs publics acceptent le fait que les résultats, eux, mettent bel et bien en lumière un réel problème de santé publique (lire notre article).
Aujourd’hui, l’équipe d’Epseal sort un deuxième volet. Celui-ci porte sur la ville de Saint-Martin de Crau, située à 30 kilomètres de Fos-sur-Mer. Globalement, il en ressort que l’on est là bas moins malade qu’à Fos et Port-Saint-Louis, mais toujours plus que la moyenne nationale. Johanna Lees, anthropologue et sociologue et Maxime Jeanjean, épidémiologiste, tout deux membres de l’équipe Epseal, ont accepté de détailler ces résultats, et de revenir pour Marsactu sur ces années de travail.
Marsactu : Quelles sont les principales conclusions du deuxième volet d’Epseal ?
Johanna Lees : Les résultats statistiquement significatifs ont montré une prévalence de certaines maladies à Fos et Port-Saint-Louis par rapport à Saint-Martin de Crau. Il s’agit notamment des pathologies chroniques dans leur ensemble : les maladies respiratoires, les cancers, les maladies auto-immunes, le diabète de type 1 et les maladies endocriniennes.
Quand on regarde le cumul des cancers, on a également des chiffres plus important à Fos et Port-Saint-Louis que Saint-Martin. Enfin, globalement, dans les trois villes étudiées on a des écarts par rapport aux données nationales sur toutes les pathologies chroniques, cancer etl e diabète de type 1 notamment.
Comment expliquez-vous ces résultats ?
Johanna Lees : Ils ont été mis en lien lors des ateliers avec plusieurs choses. La première c’est que plus on est proche de la zone industrielle, plus on serait impacté par la pollution. Ensuite à Saint-Martin-de-Crau, les prévalences élevées de cancers et diabètes de type 1 pourraient aussi être liées à la dispersion des vents et à la présence des pesticides dans la zone. C’est donc la proximité avec la zone industrielle qui fait l’origine des problèmes sanitaires mais aussi les cumuls de pollution avec par exemple les pesticides à Saint-Martin.
Concernant la méthodologie vous avez cette fois-ci réalisé un énorme rapport explicatif de plus de 100 pages (plus important que la synthèse même des résultats). Votre méthode a été fortement critiquée dans un premier temps, est-ce qu’aujourd’hui vous considérez que celle-ci est reconnue ?
“On croit profondément en la robustesse de cette méthodologie.”
Maxime Jeanjean : Je crois qu’on va laisser parler le temps. Nous avons fait nos restitutions scientifiques en présence de l’agence régionale de santé et la Dreal (direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement). On attend donc leur retour et on pense vraiment avoir répondu à la plupart de leurs attentes en développant la méthodologie et en faisant un effort de communication à ce niveau-là. Mais la communication avec les institutions est en tout cas rétablie.
Johanna Lees : On aurait pu à l’époque faire ce rapport méthodologique mais on n’avait ni le temps ni les moyens. Et c’est vrai que ça a été coûteux. Quand j’ai pris la charge de ce second volet ça a été l’une de mes priorités, pour répondre aux critiques mais aussi parce que l’on croit profondément en la robustesse de cette méthodologie.
Pensez-vous vraiment que la réaction hostile des pouvoirs publics lors de la publication du premier volet d’Epseal vient uniquement d’un manque de communication de votre part ?
Johanna Lees : Il y a plusieurs choses. Nous partons de la déclaration de pathologie diagnostiquée par un médecin. Donc en fait, on demande aux gens de nous parler. Or, dans le champ plus classique épidémiologique, ce sont les médecins qui déclarent les pathologies. Il existe très peu d’études en santé déclarée et c’est une question légitimité des savoirs. Il y a d’un côté la légitimité du savoir médical et de l’autre, le fait que des personnes puissent être expertes de leur corps, et donc déclarer des pathologies qui, je le rappelle, ont été diagnostiquées et ne sont donc en aucun cas des données de ressenti. Voilà un premier élément qui fait qu’on a été critiqué.
“Il n’est pas du tout question pour nous de dire qu’il faut fermer les usines.”
Ne dérangez-vous pas aussi certains intérêts avec cette étude ?
Johanna Lees : Il est vrai qu’au premier volet, les habitants ont demandé à ce que la presse soit saisie et il y a eu un énorme retour médiatique. Peut-être que les pouvoirs publics n’avaient pas envisagé le pouvoir médiatique. Il ne nous appartient pas à nous mais a été mis en place dans un contexte de zone industrielle très complexe. Cela croise les questions à la fois de santé et d’emploi. Mais il n’est pas du tout question pour nous de dire qu’il faut fermer les usines. Le propos des participants n’est d’ailleurs pas sur ce registre. Mais la vague médiatique a dû être difficile à gérer pour les pouvoirs publics qui sont au prisme de l’intérêt général qui est à la fois économique et sanitaire.
Qu’est-ce qui vous a marqué le plus dans le fait de mener cette étude ? Quel est votre retour d’expérience le plus fort ?
Maxime Jeanjean : La nécessité de croiser les disciplines. On voit qu’on ne travaille pas de la même façon et ça apporte une réelle richesse. On allie le côté humain de la science sociale et de l’anthropologie à l’épidémiologie qui se veut de plus en plus rigoureuse, méthodologique et axée sur la statistique. La pluridisciplinarité donc mais aussi le côté multilingue. On a vraiment à tous les niveaux des connexions et des interactions. On travaille avec une équipe américaine [l’étude Fos-Espeal est dirigée par la chercheuse américaine Barbara Allen, ndlr]. Ils ont leur approche, on a la nôtre en tant que Français, avec des codes différents, et ça permet de faire évoluer la science.
Johanna Lees : C’est très difficile de travailler ainsi parce que parfois, on essaye de se parler, chacun dans notre langue et on ne se comprend pas. J’ai des souvenirs avec Maxime où on n’arrivait pas à communiquer. Mais quand on arrive à se parler, et à se comprendre… (rires) le résultat est d’autant plus probant.
Lors des ateliers et du porte-à-porte, vous avez créé des relations avec les habitants et dû entamer des discussions parfois douloureuses au sujet de la maladie. Que ce soit pour vous comme pour les habitants, cela n’a-t-il pas été trop dur ?
“À deux, on a fait des entretiens avec au moins 450 personnes, chacune !”
Johanna Lees : On a rencontré un nombre important de personnes. À deux, on a fait des entretiens avec au moins 450 personnes, chacune ! Le récit de la maladie est dur, le récit de la violence de ce qui peut se passer dans l’industrie est dur… C’est d’autant plus violent quand on nous parle de santé ressentie. Pour nous ça a été difficile à métaboliser, parce que nous, les gens malades, on les a rencontrés. Et en atelier, on a eu de nombreux témoignages sur les usines mais aussi sur l’expérience de la maladie. Quand on travaille avec les associations qui se battent pour la reconnaissance des maladies professionnelles on voit bien aussi le parcours du combattants que ça peut être. Moi, c’est mon métier mais c’est vrai que ce contact aussi proche du terrain a quelque chose qui fait qu’on est parfois fatigué et atteint par ces récits. En même temps, dans cette zone, les gens sont assez chouettes, drôles et résilients. D’un point de vue politique ils ont un vrai esprit critique.
Maxime Jeanjean : C’est vrai, il y a ce côté résilient, les gens acceptent et, même s’ils sont malades, ou pas, sont très ouverts aux enjeux économiques, à la santé-environnement en général. Ils n’ont pas toujours la connaissance de l’impact de la pollution sur la santé, mais comme tout le monde, dans toutes les villes. C’est notre rôle de l’expliquer. J’ai aussi apprécié le fait que les citoyens se soient appropriés l’approche scientifique.
Il vous reste encore en stock une énorme quantité de données que vous n’avez pas traité. Mais vos financements arrivent à échéance. Quel va être l’avenir de Fos-Epseal ?
Maxime Jeanjean : On vient de répondre à un appel à projet, non pas pour faire un troisième volet mais pour continuer les analyses. Notre base de données est très riche, que ce soit d’un point de vue quantitatif ou qualitatif, il nous reste encore du travail à faire.
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