Ma voisine s’appelle Diogène (1)

Série
le 9 Août 2017
7

Diogène est parfois votre grand-père, votre voisine ou un oncle lointain qui entasse et ne jette rien au point de risquer d'être enseveli sous les déchets. Marsactu vous offre une plongée en trois épisodes à la découverte de ce syndrome qui hante nos rues.

Ma voisine s’appelle Diogène (1)
Ma voisine s’appelle Diogène (1)

Ma voisine s’appelle Diogène (1)

Tout commence par un pigeon. Un pigeon venu mourir sur le rebord d’une fenêtre au troisième étage du n°18 de la rue Locarno (5e). Le banal animal urbain est victime d’une pierre habilement lancée par un voisin énervé. Ce geste violent est l’indice d’un premier dérèglement qui grippe la vie tranquille de cette rue. À cet étage, la fenêtre est toujours ouverte. La propriétaire, que nous ne nommerons pas, laisse les pigeons s’y installer. Les fientes accumulées, la saleté, agacent les voisins dont ce Thierry La Fronde de l’immeuble mitoyen.

Claire Tosi habite dans l’appartement juste en dessous. La fenêtre de son salon est située sous celle du pigeon décédé. Elle vit là avec son compagnon et ses deux jeunes enfants. Professeure des écoles, Claire Tosi a pris un congé parental pour s’occuper de son dernier-né qui court déjà partout. Avant cela, il y a eu le pigeon.

“Surtout ne prévenez personne”

Au fil des jours, des semaines puis des mois, elle a assisté impuissante à la décomposition de l’animal qui pendait au dessus de chez elle. Au point de condamner la fenêtre pour éviter que son aînée suive de trop près ce spectacle. “Bien entendu, j’en ai parlé avec la voisine, explique-t-elle dans son salon si net. Elle était évasive. Elle m’expliquait avoir perdu les clefs de son appartement, devoir les refaire et ne pas pouvoir fermer la fenêtre.”

Une explication qui ne convainc pas la jeune femme qui subit ce cadavre au-dessus d’elle pendant, dit-elle, trois ans. “Au bout d’un moment plus rien n’est tombé. L’oiseau a fini par se solidifier ou quelque chose comme ça.” Mais l’empathie, voire la compassion qu’elle ressentait jusque-là pour sa voisine du dessus a pris la même pente. Les premiers mois de son installation, elle a “beaucoup parlé”, aidé à porter les sacs que cette dame d’un certain âge a souvent avec elle. Avec ses cheveux gris tirés, son air négligé, ses lunettes souvent rafistolées, elle porte les stigmates de l’isolement. “Si jamais il m’arrive quelque chose, surtout vous ne prévenez personne“, lui dit-elle souvent. Surtout pas les pompiers. “Ça m’a troublée”, reconnaît la jeune femme.

Sa voisine d’en dessous l’avait mise en garde : “Il y a eu des soucis” avec cette dame, propriétaire de deux appartements au 3e et 4e étages où elle ne vit pas. Ces “soucis” vont prendre un tour plus concret dans la nuit du 24 avril dernier.

Les pompiers sonnent l’alarme

Le voisin du 3e, Patrice De Gennaro constate pendant la nuit qu’une inondation gagne peu à peu le palier et les escaliers. “Je suis sorti et j’ai tout de suite mis des linges pour éviter que l’eau n’arrive chez moi. Elle a commencé à dévaler les escaliers et j’ai donc appelé les pompiers pour qu’ils interviennent.”

Une équipe est dépêchée sur les lieux et tente de forcer la porte du 4e d’où l’eau sourd. Le bois en témoigne encore : les coups de hache ne viennent pas à bout de la porte dotée d’une serrure en trois points qui est aujourd’hui posée contre le mur. Comme l’eau ne cesse de couler, les marins-pompiers finissent par utiliser la grande échelle pour y accéder par la fenêtre. Là, ils découvrent le cimetière de pigeons mais surtout des issues entièrement obstruées par des déchets. Au final, les marins-pompiers obtiennent une présence policière et, sous cette autorité, défoncent la porte. Ils découvrent une montagne de déchets dans laquelle ils peinent à s’infiltrer pour enfin couper l’eau.

Au beau milieu de la nuit, Claire Tosi et son compagnon sont donc réveillés par des grands bruits dans l’escalier, puis par le gyrophare et les conversations des pompiers dans la rue. Ce sont ces mots qui résonnent encore. “En 37 ans de carrière, c’est la première fois que je vois ça”, entendent-ils. “Il y en a jusqu’au plafond”. “Si ça s’effondre, ce sont tous les étages en dessous qui partent avec”. De ces bribes émergent un constat : plusieurs tonnes de déchets s’accumulent au-dessus de leurs têtes, alourdis par l’eau.

“On a compris pourquoi il y avait des cafards dans les parties communes, reprend Claire Tosi. Pourquoi il y avait des fissures au plafond. Mais surtout d’entendre des pompiers avoir peur, ben forcément, cela fait peur”. L’inquiétude des voisins grimpe rapidement : y a-t-il un risque pour la sécurité de l’immeuble vu le poids accumulé ? Un risque d’incendie ? Un risque sanitaire, vue la nature des déchets ? Comment agir face à cela ?

La découverte du syndrome

En quelques clics sur internet, les voisins inquiets découvrent le nom du syndrome qui affecte la vieille dame. Il s’agit du syndrome de Diogène, du nom du philosophe grec du IVe siècle avant notre ère, fondateur de l’école philosophique des cyniques. Ce dernier était censé vivre dans un tonneau dans un dénuement assumé, libéré de toutes les conventions sociales. Dans une forme plus moderne, le syndrome atteint des personnes, souvent âgées, “entasseurs pathologiques” qui collectionnent les objets et accumulent les déchets dans leur domicile, maintenu alors dans un état de négligence extrême. Il donne lieu à une abondante littérature journalistique, psychiatrique et à quelques sociétés spécialisées.

Le syndrome est bien décrit et s’il n’est pas une pathologie en soi, il est souvent relié à des troubles psychiatriques, dont le déni de la situation. La voisine ne semble pas réaliser le danger qu’elle fait subir à ses voisins. Elle n’offre pas de réponse très cohérente à leurs interrogations. “La fuite d’eau ?” C’est elle qui a ouvert. “Les déchets ?” C’est pour venir en aide à des pauvres. De fait, c’est là son activité principale : elle ramasse tout ce qu’elle estime avoir de la valeur dans les poubelles du quartier et remplit les deux appartements du 18, mais aussi d’autres logements et garages de la rue.

Au début de la rue Locarno, le mécanicien spécialisé dans les bolides de luxe confirme qu’il voit fréquemment cette même dame entrer dans l’immeuble qui fait face à son garage “mais je sais qu’elle n’y vit pas et que ce n’est pas simple avec les voisins”, ajoute-t-il. De fait, son domicile véritable s’avère introuvable. Claire Tosi finit par réussir à convaincre sa voisine d’accepter un rendez-vous avec une des sociétés spécialisées dans le désencombrement de logements insalubres.

L’escalade du tas

Fondée en 2016 par Christophe Di Pietro, la société ESP Débarras intervient dans toute la France via un site qui cible très clairement les logements de personnes atteintes du syndrome de Diogène. Claire Tosi parvient à organiser une entrevue avec sa voisine pour tenter de la convaincre de débarrasser ses appartements.

“Elle m’a paru normale, explique Christophe Di Pietro. C’est une personne qui en apparence a toute sa tête. Elle apparaît cohérente. C’est d’ailleurs elle qui m’a ouvert la porte.” La porte en question laisse voir un mur de déchets. Habitué de ce type d’escalade, Christophe Di Pietro se fraye un chemin par dessus le monticule. “La maison est remplie à 2 m 50 de hauteur environ, il reste 50 centimètres de vide et j’ai pu me frayer un chemin en rampant. Ensuite quand on arrive dans les pièces, le tas diminue. On arrive à une structure en bateau où les tas sont plus importants sur les côtés qu’au milieu. Dans une des chambres, il y a même un lit au milieu.”

En sortant des lieux, Christophe Di Pietro tente de convaincre la propriétaire de le laisser vider ses appartements. “Je lui ai dit que si elle ne désencombrait pas, elle finirait par rester coincée. La moyenne est de 15 jours avant qu’on retrouve le corps d’une personne seule”. L’argument ne prend pas. Pas plus que le devis fixé à 20 000 euros, puis révisé à la baisse à 14 000. La dame n’en démord pas. Trop cher, elle ne videra pas.

L’impasse administrative

Au grand dam des voisins qui décident d’employer les grands moyens. Lettres et pétitions partent pour le syndic, en direction de la mairie de secteur et de l’agence régionale de santé. En mai, certains déposent plainte auprès du procureur pour mise en danger de la vie d’autrui. Les services d’hygiène et de sécurité de la Ville de Marseille sont également saisis.

Aucune des portes frappées ne renvoie un son positif. Un représentant du service sécurité de la Ville finit par estimer qu’il n’y a pas de danger. “Mais il n’est même pas entré !”, s’offusque Claire Tosi. Le syndic renvoie vers le service d’hygiène de la Ville. À nos questions, la personne en charge de l’immeuble répond “qu’elle a assez d’emmerdements comme ça” pour avoir le loisir de répondre à nos questions. Avant d’ajouter pour clore la conversation : “C’est chez elle. On ne peut rien faire. Et puis le problème de fond est que le gouvernement préfère venir accueillir des étrangers plutôt que d’aider des personnes qui vivent ici.” Soit.

Du côté de la Ville, les élus en charge des questions de santé et d’hygiène, Patrick Padovani et Monique Daubet connaissent très bien le problème du 18 rue Locarno. “Nous avons été saisis par le syndic, explique cette dernière. Mais nous ne pouvons intervenir que si les désagréments se poursuivent dans les parties communes par des odeurs, des insectes nuisibles, de la poussière ou des gravats. Or, là ce n’est pas le cas.” Effectivement, le syndic a imposé à la propriétaire le débarras des couloirs de la cave où elle commençait à entreposer ses trouvailles. Mais rien sur les appartements.

Le précédent de la maman

Si les voisins se plaignent d’odeurs et de présence d’insectes, ceux-ci sont discrets. Quant au procureur, il a répondu aux plaignants pour signaler qu’il transmettait le dossier au service du département en charge de la protection des personnes majeures en situation de danger ou de vulnérabilité. Mais, là encore, le signalement butte sur une difficulté principale : personne ne sait où se situe la résidence principale de cette personne. Or, les services sociaux ou de santé psychique ne peuvent pas intervenir sans adresse.

“Pourtant j’étais là en 2013 quand ils ont sorti sa mère de l’appartement du 4e, s’exclame Patrice De Gennaro, le voisin qui vit là depuis 15 ans et n’avait jamais vu cette dame âgée de 99 ans auparavant. Ce sont des passants dans la rue qui ont entendu une dame appeler à l’aide. Les pompiers l’ont sortie de là et c’était déjà dans un sale état. Mais je ne sais pas quelles suites il y a eu.” Plusieurs témoignages confirment cette évacuation, mais rien n’est dit sur les conséquences administratives, judiciaires ou médicales de celle-ci. “Je crois savoir qu’elle est suivie en psychiatrie”, affirme pour sa part Patrick Padovani, adjoint en charge des questions de santé. Une allégation impossible à vérifier du fait du secret médical.

Le yin et le yang des déchets

Les voisins ont appris à vivre dans cette impasse. Cette silhouette qui passe et amasse. Même si l’incitation au déménagement glissée par une intervenante sociale hérisse encore Claire Tosi. Pour l’enseignante en congé parental, les déchets sont devenus une affaire familiale. À l’école, lors d’un questionnaire posé dans la classe de sa fille sur le thème “et si vous étiez président(e)?”, “Elle a répondu qu’elle supprimerait les poubelles”, sourit sa mère. Dans un jeu de vide et de plein avec les étages du dessus, son foyer glisse sûrement vers l’objectif assumé du “zéro déchet”. “Pour moi, cela a clairement été un déclencheur. C’est le signal d’un problème de société plus profond sur le sens de ce que nous fabriquons”, explique-t-elle. Une thèse sociologique qui laisse un peu sceptiques les spécialistes de la question.

En revanche, chez Claire Tosi, le virage est pris. Sur le petit balcon (sous les pigeons) trône un lombri-composteur. Sur la table du salon, le fiston grignote un biscuit fait maison qui sort d’un grand bocal, alimenté chaque semaine. La famille fabrique son shampoing, son savon et son dentifrice. Les anniversaires ont lieu sans bonbons industriels et les cadeaux sans emballage inutile, même le papier cadeau a été supprimé. En partant, elle confie au visiteur un livre-guide sur la famille “zéro déchets“. Si la croisade contre la voisine Diogène a échoué, celle pour un monde libéré du déchet ne fait que commencer.

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Commentaires

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  1. Sylvie Depierre Sylvie Depierre

    Très bel article, Benoît. Comme toujours.
    Humain, empathique, sociologique, plein d’infos. Je me régale.
    Incroyable que le constat des pompiers ne débouche sur aucune mesure un peu ferme pour régler (au moins provisoirement) l’entassement et soulager l’entourage.
    Sylvie Dep

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  2. LN LN

    C’est vrai, on se régale ! Un vrai bonheur sur le plan de l’écriture et de la lecture. Pour l’histoire c’est beaucoup plus glauque et dramatique…
    Cela se lit comme un roman et la fin (ou la morale de l’histoire) est strictement improbable !
    On attend avec impatience d’autres “épisodes” sociohumanodramaticorigolo

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  3. Hugo-Lara Hugo-Lara

    Un haletant feuilleton qui commence 🙂

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  4. Tarama Tarama

    C’est glauque. Et compliqué.
    Je suis étonné de lire que ce ne serait pas un trouble psychiatrique. Ça en a tous les atours. J’avais lu que la prise en charge était compliquée, car “vider” l’appartement pouvait déstabiliser la personne malade au point de pouvoir aller jusqu’au suicide.

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  5. fffarid fffarid

    Bel article : diogène glaneur, pour les plus pauvres, plusieurs appartements mystérieux, un décès, des pompiers qui ont peur, un téléphone haineux, zéro déchet. A mettre en lien avec “Marseille poubelle”

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  6. N SV N SV

    Le devis qui passe de 20000 à 14000, en soit très cher, c’est pire qu’un cuisiniste !

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  7. VitroPhil VitroPhil

    Un vrai conte moral du XXIème siècle !

    Je connaissais plusieurs cas de personnes incapables de jeter quoique soit, mais c’est la première fois que je lis la situation où un appartement n’a nulle autre usage que d’entreposer des déchets glaner dans la rue…

    On peut en faire une lecture psychotique, l’entassement compulsif de l’une provoquant une quête compensatoire du zéro déchets de sa voisine. Le tout agrémenté par l’expression de la névrose xénophobe d’un syndic totalement hors sujet.
    Maintenant quiconque a visité l’admirable exposition « Vies d’ordures » du MUCEM doit se dire que ce ne sont là, que des symptômes d’une société malade.

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