Le cabanon de Marcel, l’histoire d’un paradis perdu dans l’enfer industriel

Interview
le 5 Déc 2020
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Pendant une heure et demie, Mathieu Verboud nous emmène à Port-Saint-Louis avec son documentaire Le cabanon de Marcel. Un film au plus près de personnages hauts en couleurs, tiraillés par la géographie de cette commune située entre parc naturel et bassin industriel.

Capture d
Capture d'écran du documentaire Le Cabanon de Marcel, de Mathieu Verboud

Capture d'écran du documentaire Le Cabanon de Marcel, de Mathieu Verboud

Autant le dire tout de suite, Marcel est mort. Pourtant, il est toujours là, quelque part. C’est cela – entre autres – que filme Mathieu Verboud dans Le cabanon de Marcel, dont on ne verra donc pas le visage : un passé bien présent, un paradis pas tout à fait perdu. Ce paradis, c’est celui des habitants de la zone de Fos, dont le paysage a été métamorphosé par plusieurs vagues d’industrialisation à partir de la fin du XIXe siècle. Le documentariste s’attarde plus précisément sur la petite commune de Port-Saint-Louis-du-Rhône, au confluent du parc naturel régional de Camargue et du bassin industriel de Fos. Une situation géographique qui place ses riverains dans une sorte de dilemme insoluble.

Viscéralement attachés à leurs terres, les Port-Saint-Louisiens que filme Mathieu Verboud ne peuvent ignorer les monstres qui crachent fumées et substances toxiques. Pourtant, ils refusent de quitter ce lieu qui les a, et qui les rend toujours, heureux. À la base journaliste, l’auteur du Cabanon de Marcel a réalisé par le passé des documentaires d’investigation sur des sujets aussi variés que “les enfants battus, la finance criminelle, les mensonges du Vatican…“. Bref, des “sujets qui font pleurer”, résume Mathieu Verboud. Cette fois-ci, il a choisi la “chronique de village”. Une autre forme d’investigation, moins spectaculaire, plus humaine, ancrée, moins anxiogène. Mais dont le sujet est tout aussi dramatique.

Qu’est-ce qui vous amène à Port-Saint-Louis ?

Le fait que c’est un village de cowboys et un bout du monde. Qui dit bord de mer dit contrebande, qui dit zone de chasse dit braconnage. Quand les gens disent que l’on retrouve un mort par an dans les marais, ce n’est pas du bidon. C’est ce que l’on appelle un endroit “rock’n roll”, ce que d’autres générations appelleraient un endroit poétique. Au début du XXe siècle, ils fonctionnaient un peu comme un village de western. Ils avaient des baraques en bois comme dans Lucky Luke, pas d’arrivée d’eau et les compagnies américaines étaient là. Rockefeller qui a lancé la Standard Oil, le grand magnat américain, avait un dépôt de carburant à Port-Saint-Louis ! C’est ahurissant ! Surtout que la ville est entre-temps devenue une ville communiste.

Il y a en même temps, comme à certains endroits d’Afrique où j’ai pu vivre, une nature luxuriante, des espaces incroyables avec ce grand fleuve… Vous n’avez personne autour de vous. J’essaie de trouver des ambiances improbables, comme à la sortie de Port-Saint-Louis où vous avez ce haras avec un seul cheval à l’intérieur. C’est un détail mais je suis sensible aux grands espaces, ça me fait particulièrement du bien. Bref, j’ai eu le béguin pour cet aménagement géographique.

Tout cela vous a attiré, et vous vous êtes donc penché sur “ce bout du monde”. Aujourd’hui, comment vous résumeriez Port-Saint-Louis ?

Un endroit qui, un peu comme une pièce de monnaie, a un côté pile et un côté face. Si vous arrivez par la grande avenue vous pouvez vous dire c’est un village un peu mort, vous n’y comprenez pas grand chose. Un peu comme si vous arriviez à New-York et que vous ne connaissiez personne. Vous pouvez la trouver très séduisante mais ce n’est pas du tout la même chose que si vous aviez des potes là-bas. Port-Saint-Louis si vous ne connaissez personne vous vous dites c’est un village de bord de mer, pas plus joli qu’un autre, avec très peu de gens dans les rues. Et puis si vous avez décidé de vous y incruster pour un job d’observation, vous commencez à rencontrer des gens. Vous passez alors un deuxième niveau. Vous entendez des histoires succulentes, racontées par des gens succulents.

Le cabanon de Marcel from Folamour Productions on Vimeo.

 

Voilà le décor planté. Justement, ces personnages, comment les rencontrez-vous ?

En traînant, comme tout le monde. Il y a ce bijoutier, qui participe régulièrement aux réunions pour dénoncer les scandales de l’environnement. Il a la gentillesse de parler aux nouveaux journalistes qui arrivent et qui demandent qu’on leur explique. Il est toujours partisan de faire une petite initiation, raconter la lutte depuis 30 ans. Mais il invite aussi à regarder le bord du Rhône pour comprendre que ce n’est pas qu’une histoire de pollution, qu’il faut aussi sentir ce territoire qu’il aime. J’étais moi dans une démarche de création d’auteur, avec un point de vue personnel, j’avais à cœur d’essayer de rentrer dans son intimité. J’ai mis le temps mais après plusieurs visites de courtoisie il m’a ouvert ses portes.

Le pâtissier, je suis rentré chez lui pour acheter des gâteaux. Et au bout de trois minutes il m’a dit “mais rentre dans mon atelier”. Au bout d’une demie-heure je filmais. C’est une espèce de sage, de chroniqueur qui a envie de raconter la vie du village. Et il la raconte très bien. Et puis de bouche à oreille j’ai rencontré les gens du cabanon, la jeune médecin, la âgée dame de Salin-de-Giraud…

Quel est le point commun entre ces personnages ? Pourquoi les avez-vous choisis ?

La dame de Salin-de-Giraud phosphore énormément son territoire, se questionne sur le niveau du Rhône, le nombre de ponts… Elle a fait partie de ces personnes âgées qui ont envie de parler pour rompre la solitude. Mais ce qui est intéressant c’est qu’elle est en fusion, en amour avec son territoire. C’est le point commun de

le point commun de ces personnages, C’est l’adhésion sensorielle au territoire

ces personnages, l’adhésion sensorielle au territoire.

Le bijoutier, pour ses 60 ans, on lui offre une ruche. Vous, que feriez-vous avec une ruche ? Vous ne comptez pas non plus les bretelles d’autoroutes entre Marignane et Marseille. La dame de Salin compte les ponts, elle s’interroge sur la manière dont le bac de Barcarin qui relie Port-Saint-Louis et Salin a changé au fil du temps, elle se souvient que Fernandel a fait un film là bas. Ces gens ont énormément pensé leur territoire.

Il y a peut-être un autre point commun, tous on l’air d’avoir une certaine nostalgie. Ils sont d’ailleurs pour la plupart assez âgés, ou alors marginaux. On a ainsi le sentiment qu’il manque quelque chose à vos personnages, ou alors que quelque chose leur manque….

En même temps, ce manque les nourrit. Ils sont, comme tous les gens un peu romantiques, comme chez les exilés par exemple, très chaleureux et vous parlent avec une forme de nostalgie. Les images que je montre en Super 8 m’ont été fournies par le bijoutier. Ce n’est pas lui que l’on voit dessus mais ses amis. La vie qui est décrite sur ces images, c’était sa jeunesse. Il est fou amoureux de cette jeunesse.

La médecin, qui a 30 ans de moins que lui, vit la même en couleur. Et la âgée dame de Salin, qui a 20 ans de plus que le bijoutier, a aussi vécu cette jeunesse. Le fils de Marcel, quand il va faire la fête, il ne va pas en boîte de nuit. Il prend un bateau, il met une poêle à paella dedans et il va dans un cabanon construit de bric et de broc par son père.

Reste que la vie à Port-Saint-Louis a énormément changé entre ces générations.

Oui, comme votre grand-mère. Elle n’est plus aussi rayonnante qu’avant, mais elle reste belle. Elle vous dit qu’elle a des rides mais vous ne les voyez pas.

Que reste-il alors de ce paradis perdu ?  Que retrouvent ces générations ?

Des sensations. L’impression d’habiter un endroit qui n’est pas commun. Quand la médecin dit “j’ai pris le métro à 18 ans”, cela peut paraître anecdotique, mais ça a énormément de sens. Elle sait qu’elle partage cela. Cela va créer une collectivité qui se base ici sur des choses sensorielles mais très incarnées.

Ces gens consacrent à leur territoire beaucoup de temps, une application subtile, quelque chose qui vient de l’âme. Ils partagent un sentiment de liberté, de vie sauvage, de proximité immédiate de tout, de jouissance de la nature, de patauger dans la gadoue, de voir des oiseaux, de participer à des fêtes collectives… Cette forme d’enracinement donne une force, une capacité pour porter un regard sur la situation qu’ils vivent. La dualité entre le paradis d’un côté et le cancer de l’autre leur donne un regard sur les usines que les journalistes ne peuvent pas avoir en disant “il y a ArcelorMittal qui pollue, qui ne rend pas de compte, qui fait de la langue de bois”… On raconte moins de bobards aux habitants, parce qu’ils connaissent plus intensément et plus intimement cet endroit où ils vivent.

 

Les usines arrivent en arrière-plan de votre film, même si leur présence monte crescendo. Certains de vos personnages finissent par parler, à la fin du film, de “population sacrifiée”. Comment cela pèse-t-il sur Port-Saint-Louis ? Comment vous avez ressenti le poids de la pollution, de l’industrie sur les habitants ?

Je distingue la population générale de Port-Saint-Louis, de Salin et de Fos de mes personnages, qui ne sont pas représentatifs, mais exceptionnels. Le sentiment

avant de vous faire mourir, les usines vous font vivre

général est donc un sentiment de relative passivité. Cette passivité s’explique par le fait qu’avant de vous faire mourir, les usines vous font vivre.

Mes personnages, eux, ont fait la boucle. Ils ont poursuivi le raisonnement. Cela donne : “ça me fait vivre, ça nous fait vivre et ça nous fait aussi mourir… mais nous n’avons aucune raison de mourir, en tout cas pas de cela”. Ils dénoncent donc un abandon, une inertie et une indifférence de l’État. Et en même temps, ils ont discours d’ouverture en disant “j’aime ma terre”. Quand vous leur demandez de trancher, ils vous répondent “c’est comme trancher entre mes enfants”. Il y a deux choses tout à fait contradictoires qui se mélangent, c’est la spécificité, voire le drame de cette zone : c’est à la fois le paradis et l’enfer.

Si je mets de côté les affects, les sensations, la psychologie, le bon vivre, la chronique de village… bref, tout ce que j’ai essayé de filmer dans cette histoire en mettant délibérément les usines en filigrane comme un espèce de désert de Tartares, d’horizon indépassable, vous vous rendez compte que cette zone là est l’un des endroits en France où les gens sont le plus bombardés de pollution, de particules fines, de saloperies.

Votre film se termine sur des images de fêtes et vous finissez par délaisser cette question de la pollution et des usines. Y a-t-il, dans ce coin, une forme de résistance ? Ou de déni ?

Il y a une résistance organisée par un certain nombre de gens qui se battent tout seuls, qui appliquent une veille. Au fil des années, ils accumulent petites victoires sur petites victoires. Mais la majorité de la population va vous répondre “les usines nous font vivre”. Pourtant, ces gens là sont victimes d’une exposition qu’ils n’auraient jamais subi si ce lieu était géré et régi par la démocratie.

Je finis sur des images de fête, de gens qui chantent joyeusement pour Noël, mais l’image d’avant c’est une image de nuit, d’une voiture qui roule et qui s’approche des torchères d’ArcelorMittal, avec le sentiment qu’on arrive à l’échafaud. Dans ce film, vous ne sortez jamais de cette problématique : d’un côté c’est magnifique, de l’autre c’est horrible. Cette dualité cohabite en permanence et est irrésoluble. Rester c’est mourir et partir c’est inacceptable.

Le film Le Cabanon de Marcel de Mathieu Verboud est visible en VOD par ici.

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Commentaires

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  1. Pussaloreille Pussaloreille

    Belle interview, pleine de sens, et qui donne bien envie de voir le docu !

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  2. Steph Ca-Mu Steph Ca-Mu

    ça fait du bien de lire cet article. Oh pauvre, je vais bientôt cliquer pour louer le film ! Et je me désabonne de Netflisque !

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  3. van cuyck - A2MS van cuyck - A2MS

    Merci pour cet article pour son humanité, pour sa dualité.

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  4. Jacques89 Jacques89

    Encore un coin de Provence qui nous fait dire que nos parents, qui ont vécu la guerre certes, ont quand même traversé une période fantastique associant la nature, la chasse, la pêche, les parties de cabanon avec des liens sociaux entre voisins plus ou moins proches qui n’ont plus rien à voir avec la vie artificielle que nous menons aujourd’hui. Plus la communication s’est améliorée entre les hommes, plus les rapports se sont distendus ; individualités partagées à distance, commerce distant, jeux à distance, tout à distance, même ce commentaire… à distance.
    Bizarrement, tout à basculé dans les années 80. Pourtant internet n’était pas encore là !
    Qu’est-ce qui a fait que ces espaces « sauvages » ont subi toutes les agressions possibles et imaginables liées à une concentration de population de plus en plus forte, un urbanisme débridé, une agriculture déraisonnée dont les phases de remembrement ont laissé libre cours à une spéculation foncière sans règle et des services (électricité, téléphone, éclairage public…) étendus jusque dans les coins les plus reculés du territoire ? Le développement des moyens de communications ? Les lois de décentralisation ? La fuite vers les espaces naturels pour sortir de l’enfer des agglomérations ? La distance à placer entre le lieu de travail et le lieu de résidence ? Le soleil ? La mer ? Probablement un peu tout ça à la fois.
    Le paradoxe, c’est qu’au moindre créneau de temps disponible ceux-là même qui passent leur vie à déjouer les pièges de l’univers concentrationnaire (embouteillages, files d’attente, réduction de l’espace vital et visuel,…) se transportent ailleurs pour vivre la même chose sur des cites connus ou inconnus qui n’offrent comme changement que l’incertitude d’y trouver sa place : un avant goût de l’aventure pour se prouver qu’on est capable de survivre.
    On n’est donc pas près de retrouver la vie de Marcel…au pays de Marcel.

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  5. LN LN

    Si vous allez vous balader du côté de Berre l’Etang, en remontant vers le nord ouest jusqu’à l’embouchure de l’Arc, le paysage est intact. On l’imagine tel quel il y a plusieurs siècles. Les petites criques des salins tapies de coquillages jonchées de cabanons et de cabanes de pêcheurs ou de chasseurs laissent apparaitre une quiétude incroyable et parfois entendre un silence époustouflant. Les hérons, les cygnes les flamands roses nous font croire qu’on est ailleurs. Les taureaux et les chevaux paissent une herbe grasse et les lièvres se font coquins si l’on est un peu attentif. On peut s’y perdre durant des heures sans jamais croire qu’on est à Berre
    Il faut juste tourner le dos aux grandes citernes d’hydrocarbure car le massacre est le même qu’à Port Saint Louis et profiter qu’en ce moment il n’y a guère d’avions qui décollent à Marignane.
    Merci Violette

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  6. mrmiolito mrmiolito

    Ca donne très envie de le voir en effet, article et trailer. Mais commercialement il me semble qu’on est un peu dans l’entre deux. Ok pour l’acheter (éventuellement un peu plus cher, 7 ou 8 €) ou le louer (un peu moins cher). Mais 5 € location 1 semaine, pour moi c’est une cote mal taillée, c’est “trop cher”. Ce n’est que mon avis bien sûr.

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