L'adieu aux anciens abattoirs chargés d'histoire et de sang
L'adieu aux anciens abattoirs chargés d'histoire et de sang
Dans les anciens abattoirs de Marseille, les bouts de ferrailles et de bois, déchets de vingt années d'arts de la rue remplissent les hectares. Comblent le vide jusqu'à frôler les voûtes de ciment et de tôles. Une ambiance de fin du monde et de désolation flotte, de celle qui apparaît sur un champ de bataille déserté. Un art que certains qualifieraient de subversif a laissé ses traces récentes au milieu des débris, sur les murs désormais maculés de tags. Le lieu possède un vague air de capharnaüm de la Demeure du chaos, ancien relais de poste d'un village du Rhône transformé en musée d'art contemporain. Sauf que derrière, il n'y a pas de Thierry Ehrmann, ni aucun autre richissime homme d'affaires et artiste épris du lieu. Des bus décorés sont stationnés depuis une éternité dans la cour, oubliés là dans un dernier voyage.
C'est une affaire de quelques semaines, ou de quelques mois. Les abattoirs sont les prochains condamnés à mort du patrimoine industriel marseillais. Sur leurs fondations et autour devrait s'ériger un village d'entreprises, la grande mosquée – pour l'heure au point mort – et peut-être une extension de l'école de la deuxième chance. La Soléam, société publique locale propriétaire du terrain, nourrit ainsi quelques projets d'aménagement (nous n'avons pu nous entretenir directement sur le sujet, nos demandes d'interview n'ayant pas abouti). La logique du foncier, impérieuse, détrône tout le reste. Et peu importe si cet été, les Marseillais se sont largement pressés aux grilles des abattoirs lors des journées du patrimoine pour "la seule visite non officielle", d'après Pierre-Yves Graf. Avec les derniers résidents du site, un peu moins d'une dizaine, cet artiste plasticien a organisé l'événement et l'exposition Ici, Bientôt, réalisée avec une vingtaine de graffeurs.
Depuis l'arrêt de l'activité des abattoirs en 1989, après plus d'un siècle, le lieu est devenu le temple des arts de la rue, avant que la Ville ne leur dédie un lieu aux Aygalades, la Cité des arts de la rue. Nora Mekmouche a créé sa maison d'édition indépendante Cris écrits là-bas, lorsqu'elle est arrivée en 2002 pour rejoindre son compagnon clown et artiste de rue, Michel Hermann, aujourd'hui décédé. "A l'époque, Générik Vapeur devait renouveler son bail avec la Ville tous les mois. Pour s'installer, il fallait avoir un lien avec les arts de la rue, il ne s'agissait pas d'un squat !".
Les "gitans" des arts de la rue
L'époque où l'effervescence régnait n'est pas si lointaine, se souvient l'éditrice. "Beaucoup de projets étaient pensés et élaborés en direction des riverains de Campagne-Lévêque. Il y avait toujours la volonté de créer du lien avec le quartier. Les habitants participaient à des spectacles, j'organisais des ateliers d'écriture. Mais on était un peu considérés comme des gitans, il faut dire que nous vivions dans une caravane, on était un peu hors norme. Cela désarçonnait". Sara Vidal, qui travaillait au secrétariat "et à l'écriture" pour Générik Vapeur en a fait un livre*. Elle aussi se souvient du regard des habitants : "C'est vrai qu'en plus on travaillait beaucoup sur des voitures, avec de la ferraille, c'est pour cela aussi qu'on nous appelait les gitans ! Il y avait aussi des grandes fêtes aux abattoirs, les gens venaient par le bouche-à-oreille. Cela avait un côté sauvage, avec des braseros allumés à l'extérieur, beaucoup de musique."
Finalement, Nora Mekmouche considère que "cela a été une bataille d'occuper les lieux pour les arts de la rue. Cela a permis d'accueillir des compagnies et des artistes qui ont pu faire des choses extraordinaires alors qu'elles avaient peu de moyens." Les souvenirs de l'éditrice rejoignent ceux de Sara Vidal, à quelques effluves près. Cette dernière a connu l'époque où le lieu était encore imprégné de l'odeur des carcasses et du sang. Des crochets étaient encore en place et les poils tapissaient les sols. "En plus, chaque année, jusqu'au début des années 2000, la salle de la grande halle était réquisitionnée pour l'Aïd."
Avec la menace de l'expulsion permanente, les malles n'étaient jamais totalement défaites. "Ce provisoire a duré 20 ans, ironise Sara Vidal. Il y avait quand même une salle spéciale pour accueillir des artistes de passages. Nous l'appelions l'ambassade". Dès 1995, des artistes ont milité pour obtenir une Cité des arts de la rue, qui était connue dès 2002, de mémoire de Sara Vidal. Progressivement, le lieu s'est vidé, se rappelle Nora Mekmouche : "A chaque fois ça a été un arrachement. Il y a quelque chose de l'attachement symbolique avec ces bâtiments. D'abord, ma fille y est née… Ensuite, les abattoirs appartiennent à la grande histoire des arts de la rue où de grands noms ont laissé leur empreinte, comme Nathalie Paillet, Michel Crespin…"
L'exode vers la Cité
Pour Sara Vidal, il fallait capitaliser cette expérience de vie hors des clous : "Une petite société s'est mise en marche, tout a été créé par eux-même, l'habitat, l'art… Mais aussi les décisions pour savoir qui devait commander, qui avait l'autorité." En l'occurrence, comme le précise Nora Mekmouche dans une émission de Radio Grenouille, le contrat était oral avec Pierre Berthelot et Cathy Avram, les co-fondateurs de Générik Vapeur.
L'éditrice se souvient encore précisément de la date qui a marqué l'exode des artistes vers la Cité. "Le grand déménagement a eu lieu le 10 octobre 2010, le jour où Générik Vapeur est parti". Certains sont restés. Arnaud Guyon et son regard bleu perçant mis au service de la photographie en fait partie, ainsi que Pascal Sarkissian, artiste et chauffeur entré au service des arts à la demande d'une compagnie qui souhaitait transformer un bus. Aux yeux de Nora Mekmouche, ceux-là et les quelques autres encore sur place sont un peu "les derniers Mohicans." Cela rejoint la vision de Sara Vidal qui les considère comme "des rebelles, des anarchistes". "Ils donnaient l'impression d'avoir toujours été là". Pascal Sarkissian raconte d'ailleurs comment il a pu rester, en amadouant un gardien placé quelques temps aux abattoirs par la Ville, une fois les compagnies parties. "Au début il m'a viré. Je lui ai dit que je voulais ouvrir un atelier et je suis revenu avec une Wolkswagen repeinte… Le gardien l'aimait bien, j'ai fini par l'avoir à l'usure !" Avec le temps, les derniers occupants, un peu moins d'une dizaine, ont eux-mêmes joué les rôles de gardiens, appelant les pompiers lorsque des plaisantins mettaient le feu.
Le dernier procès contre la Soléam, qui réclamait depuis des années l'expulsion des derniers résidents, restera sans appel. "On a su que l'on était en train de perdre la partie", regrette Pierre-Yves Graf qui abandonne du même coup son rêve de monter un centre d'art vivant pour les quartiers Nord. Mais la défaite n'est que partielle. Lorsque les machines viendront broyer et grignoter les murs, les derniers Mohicans sillonneront déjà la route, des idées plein leur besace.
* Les anciens abattoirs de Marseille : une aventure inédite par Sara Vidal et Frédéric Raynaud (photos), éditions Cris écrits.
Commentaires
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A Marseille, tout finit par du béton. Reste à savoir qui est l’heureux promoteur, et quelles sont ses accointances avec la ville (vieille tradition locale). Dommage, j’aimais bien cette vilaine bâtisse et les pavés qui l’entouraient. J’avais un copain qui habitait en face, du côté du Bd Bernabo je crois. Pus généralement, j’aimais cette ville, je suis né à la Cabucelle du temps où il y avait des usines partout. Mais c’est un “ancien combattant” qui s’exprime, comme il l’a fait plus longuement dans son livre “La tragédie marseillaise”(Edilivre). Bonjour à la Canebière.Cordialement.
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Ce 16 octobre, un aréopage d’architectes, d’urbanistes et de politiques se réunit au Silo. Ils vont synthétiser leurs réflexions d’été sur “Habiter la métropole : ici ou ailleurs“, “Logements : mutations – innovations“. Il faut, disent-ils, mettre fin à l’étalement urbain et au “zonage“, densifier la ville, faire s’interpénétrer “nature“ et bâti. Je prends acte.
Hier, j’ai parcouru la loi ALUR, notamment les articles relatifs à la construction collective et ceux qui traitent de la transformation des documents d’urbanisme. Et on sait que toute la philosophie se concrétise, dans notre monde, dans un document administratif. Et il y a des changements = des opportunités. Je prends acte.
Alors, je mets mes lunettes de soleil tant l’idée est brillante d’utopie : et si on transformait la Abattoirs en un habitat collectif expérimental ? Dans une forme coopérative ? C’est pas les habitants potentiels qui manquent. Les uns ont un peu d’argent, les autres de l’énergie, les troisièmes de la compétence. Bref, il y aurait quelque chose à tenter puisqu’à Marseille, et dans ces quartiers, on trouve tout cela ainsi que de longues traditions de “mixité“. Je prends acte.
Il y aurait même une piscine, de l’agriculture vivrière et des entreprises …
Mais, “c’est impossible” ? Je n’ai pas envie de prendre acte.
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cher Marsactu
Plutot qu’un simple article larmoyant il eut été de bon temps de préciser les démolitions concernées. En effet, la démolitio que vous évoquez concernent des hangars absolument sans interets. EN revanche vous omettez (pas volontairement j’imagine) que les batiments en pierre qui composent l’ensemble du site ne seront absolument pas démolis et notamment la tour de l’horloge. Des photos à l’appui parleraient d’elles meme.
Ce site est d’une grande qualité, gageons que les futures constructions le respecterons et que le projet sera intéressant. Un lieu d’artistes ne pourrait il pas subsister ?? Soyons vigilants et acteurs de notre ville. Si je ne m’abuse, une créche a déjà été crée sur le site vers 2007. Le Conservatoire National des arts et métiers s’y est également déjà installé. Une vision globale d’un projet dans vos articles serait bienvenue. Au plaisir de découvrir vos mises à jour et l’avancement pas à pas de ce projet sur votre site.
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Y a pas de quoi verser des larmes de crocodile. Ce lieu était dans un état épouvantable et donc juste voué à la démolition . Ce ne sont que des vieux abattoirs .
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Sympa ces tags en ces lieux
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Un bien bel article,et qui s’imposait: je ne trouve pas larmoyant de rendre compte de cette aventure, de donner la parole à certains de ses acteurs et de leur rendre ainsi hommage; d’autant que (pour une fois?) cette aventure a permis d’en créer une autre,une continuation avec la cité des arts de la rue. Il faut souvent plus de courage et de tenacité pour se battre à marseille qu’ailleurs (ce provisoire a duré 20 ans,renouvellement mensuel du bail de générik vapeur…) et peut être pour y faire des reportages (nos demandes d’interwiew n’ont pu aboutir… comme d’hab) Ces gens là,nos “chers” (dés)aménageurs continuent à nous mitonner la ville tout en considérant,malgré leur caractère public,qu’ils n’ont bien sur aucun compte à rendre à personne et surtout pas au public des citoyens contribuables.
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