La Marseille tendre et criarde d’Émilie Seto
Depuis quelques mois, ses dessins de Marseille détonnant se sont faits leur place sur les réseaux sociaux. Rencontre avec Émilie Seto, qui croque ses balades à la Belle-de-mai quand ses commandes pour les journaux les plus prestigieux lui en laissent le temps.
Illustration Émilie Seto
C’était à l’époque où chacun ne voyait plus sa ville que par le bout de sa fenêtre. À l’heure, pas si lointaine, où chacun était confiné à son kilomètre réglementaire. Sur les réseaux sociaux où certains se dégourdissaient les méninges, les dessins d’Émilie Seto crevaient l’écran. Marseille en couleurs, Marseille en perspective éclatée, Marseille qu’on ne pouvait plus parcourir, crayonnée dans ses recoins parfois anonymes mais si reconnaissables. Installée ici depuis 2018, l’illustratrice avait lancé un petit jeu pendant le confinement : les internautes lui envoyaient des noms de lieux à Marseille pour qu’elle les dessine d’après Google Street View.
marseillais (et les autres), donnez-moi des noms de quartiers ou rues que vous aimez bien, pas nécessairement "beaux" et pas trop connus (pas la peine de citer le vieux port ou le panier…). Je vais encore parcourir & dessiner un peu via google streetview, je prends vos idées🧐
— Emilie Seto – 瀬戸エミリー (@EmilieSeto) May 4, 2020
Des endroits “pas nécessairement “beaux” et pas trop connus”, qu’elle s’approprie de ses coups de crayons tantôt furieux tantôt tendres voire un peu hallucinés avec un goût pour les teintes primaires, jaune citron, bleu azur ou bleu cyan, rouge vermillon. Dans ces paysages de Marseille, la ville apparaît pour le chaos de routes, voitures et immeubles dépareillés qu’elle est. Comme à travers les yeux d’un enfant impressionné mais soucieux de tout retranscrire, de ne rien trahir.
“C’est assez rare d’avoir une illustratrice avec une touche aussi reconnaissable, observe Cécile Kiefer, graphiste du mensuel CQFD, titre auquel collabore Émilie Seto. Le côté explosé, les couleurs chaudes, criardes, vivantes, c’est un poil agressif, ça accroche l’œil. Là où les illustrateurs sont de plus en plus tièdes et frileux, elle propose quelque chose percutant”. Sous sa main, le Carrefour du Merlan ressemble à un château fort crénelé et la passerelle de l’A7 au dessus du boulevard national à un décor futuriste décadent. Les trains quittent la Belle-de-mai en sillonnant entre les mauvaises herbes et une forêt de poteaux, direction l’horizon psychédélique.
“Mes dessins de Marseille sont ceux que je fais pour mon propre plaisir, pas pour le boulot. Pourtant, j’ai l’impression maintenant d’être identifiée comme quelqu’un qui dessine Marseille”, analyse la pas encore trentenaire dans un sourire gêné. Début mai, son appel sur Twitter avait reçu des dizaines de réponses. “Les gens viennent spontanément me parler de leur attachement à la ville, poursuit-elle. C’est ironique parce que moi je ne viens pas d’ici, mais je peux entendre quand les Marseillais disent qu’ils se sentent envahis, et que mes dessins leurs rappellent la ville comme elle était il y a quinze ans… même si moi je n’étais pas là !”
Dessiner la ville fracturée
Ce qui l’obsède à Marseille, c’est ce qu’elle nomme “la violence de l’urbanisme”. Ses paysages crayonnés s’attardent d’ailleurs bien plus souvent sur les lieux que sur les visages. “J’ai du mal à dessiner les gens, je préfère montrer cette violence urbanistique plutôt que ceux qui en souffrent. Je ne veux pas faire un safari chez les pauvres, et que le spectateur projette ses stéréotypes positifs ou négatifs. Quand je dessine la passerelle vers Félix-Pyat, des gens ont cru que c’était un pont comme un autre, mais c’est un lieu violent, n’importe qui vit là-dessous, il pète un câble !”. Autre obsession, les voitures. “Sous Plombières, je trouve ça un peu fantastique au fond. Moi j’ai peur des voitures, explique-t-elle les yeux écarquillés. Ce qui me fait peur c’est pas de slalomer entre le crime, c’est de slalomer entre les voitures ! C’est quand même irréel ces endroits”. Pas surprenant que ses paysages, déjà un peu décollés du réel, virent parfois au fantastique et qu’on y voit apparaître une tête de tigre, comme ça, “gratuitement”.
Riveraine des Cinq-avenues, ses promenades pour s’aérer au milieu de journées passées à dessiner la mènent souvent vers la Belle-de-mai. Autrement dit, le-quartier-le-plus-pauvre-de-France-ou-alors-d’Europe, la jointure entre centre et Nord, entre industries désaffectées et grues sortant de terre les immeubles de demain. Un terrain de jeu où elle capte les scènes à dessiner. Une photo, une esquisse, elle repart pour parfaire le dessin chez elle. “Se poser et dessiner sur place, c’est rare de le faire vraiment, et quand on est une fille, c’est carrément l’enfer, qu’on soit à Marseille ou ailleurs. On dessine tous d’après photo, les bons dessinateurs parviennent à le faire oublier, c’est tout. Y a que des mecs pour vouloir faire croire qu’ils ne le font pas”.
Illustrer la presse, de CQFD au Financial Times
Émilie Seto a grandi à Lyon – ville “trop lisse”, qu’elle a “trop vue”. Après une école d’art, l’équipe du mensuel tendance libertaire CQFD, installée à Marseille, lui commande ses premiers dessins, et oriente sa carrière vers l’illustration de presse. “C’est une niche. Il y a le dessin de presse, la caricature, bien sûr, mais illustrer un article avec un dessin, on le voit rarement”, souligne-t-elle. Faire le choix d’illustrer ainsi un article représente pourtant à ses yeux “une forme de luxe”. “Ça a un peu plus de cachet qu’une photo. J’aime bien que ce soit quelque chose de gratuit, que le dessin ne serve pas à grand chose. Ça apporte un autre sens, un décalage, de l’humour, de la fantaisie”.
Émilie Seto a l’âme du gratte-papier même si ce sont des couleurs qu’elle y appose plutôt que des mots. “Elle est hyper efficace. Elle pose beaucoup de questions sur les articles qu’elle doit illustrer, confirme Maya Mihindou, qui a collaboré avec elle pour la revue Ballast. Elle veut vraiment comprendre de quoi on parle, elle essaye d’être cohérente dans ce qu’elle illustre”. “Elle est capable de s’emparer de n’importe quel sujet”, confirme Cécile Kiefer. En 2020, sa carrière, déjà bien lancée par des collaborations avec beaucoup de titres de la presse française a connu un pic inattendu, scellant ses collaborations avec Le Monde, mais aussi avec le Financial Times. Des succès qu’elle relie, au moins en partie, à la petite renommée de ses images marseillaises.
Le prestigieux quotidien économique anglais publie actuellement un de ses dessins chaque semaine pour accompagner une chronique signée par des célébrités internationales. Pour le numéro du 24 septembre, hasard pur, c’est l’ex Marseillaise Pamela Anderson qu’elle a croquée en déesse grecque à maillot de bain rouge. Quand elle dessine pour les grands médias, Émilie Seto range ses crayons de couleurs et sort sa tablette graphique. Son trait est plus pop, mais tout aussi décalé et bariolé.
mes illustrations dans le @FinancialTimes , pour des articles de Pamela Anderson, Paul Feig et Serena Williams
✌️🐯✌️ pic.twitter.com/9GuhdDEET0— Emilie Seto – 瀬戸エミリー (@EmilieSeto) September 24, 2020
Même si elle ne se considère pas assez “affutée” politiquement pour se situer sur un échiquier, Émilie Seto assume sa sympathie pour les idées bien à gauche de ses camarades de CQFD, une parole naturellement féministe et un soutien à diverses luttes sociales, dessinant volontiers les militants des quartiers populaires ou les manifestations Black lives matter. “Il y a toujours une dimension politique ou sociale dans ses dessins, appuie Maya Mihindou. Ce n’est pas surligné en gras, mais dans son choix de sujets. Quand elle dessine Marseille elle souligne la division de la ville, ce qui l’ancre dans un propos politique. Elle met de la grâce dans des endroits chaotiques”.
La dessinatrice préfère philosopher sur le lien entre style graphique et convictions politiques. “Les gens très à droite aiment les dessins très réalistes, estime Émilie Seto. Mes dessins sont trop mal dessinés pour eux, ils pensent encore en terme de dessin dégénéré, au fond. Le type qui a dessiné Danièle Obono dans Valeurs actuelles, ce n’est pas un hasard qu’il ait été choisi, c’est très réaliste ce qu’il fait”.
Dans ses origines, la jeune femme cherche les raisons de cette sensibilité aux questions sociales. Une mère issue d’un milieu très populaire, oui. Un père étranger, Japonais pour être précise. Pas grand chose à ajouter… Sur le Japon elle ne veut pas s’éterniser, pas à l’aise avec “la vision Disneyland qu’on en a en France”. Elle reconnaît “un rapport conflictuel” à cette origine, même si, bien sûr, c’est un pays où le dessin est sacré, elle n’est pas sans le savoir. “Petite, je ressemblais vraiment à une petite Japonaise, mais aujourd’hui, les gens m’identifient comme blanche, ça m’arrange”.
Minutieuse, bûcheuse, guillerette mais un brin timide, la personnalité d’Émilie Seto contraste avec les couleurs criardes et les angles acérés de ses dessins. De cette carrière qui ne fait que commencer, elle se réjouit qu’elle prenne son essor grâce à Marseille, l’ancrage qu’elle a choisi. “Cette ville me donne de la force, peut-être que je lui en rends un peu aussi”.
Commentaires
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magnifiques illustrations contrastees, merci Emilie et Lisa. une expo quelque part ??
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Une très belle découverte. Où peut-on en savoir plus ?
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Emilie Seto n’a pas d’exposition en cours, mais on peut parcourir une large part de son travail sur son site https://www.emilieseto.com/
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Merci infiniment, madame
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J’aime beaucoup l’oeuvre très personnelle d’Emilie Seto. On peut la voir sur Twitter et sur Instagram.
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Que c’est beau tout ce qu’elle dessine! Merci de nous l’avoir faite découvrir! Ces images de Marseille qui embellissent le réel résonnent comme la manière dont notre coeur voit le paysage, pas nos yeux. Son existence même est une démonstration de la force de la diversité, de la mixité “raciale” et de culture. Quelle chance on a de l’avoir à Marseille, aimant la ville comme nous…
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Lisa Castelly, je viens de parcourir le site d’Émilie Seto, totalement séduis par sa production. Ses dessins marseillais respirent Marseille dans cette désorganisation si particulière qui caractérise cette ville er plus particulièrement en matière d’architecture.
À quand une expo, un écran c’est bien mais pas rien ne vaut le contact avec une œuvre face à face
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peut-être lorsque l’on pourra réunir plusieurs personnes dans un lieux clos à nouveau 😉
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Pourquoi ce peut être ?
Ce qui peut être doit être fait,surtout quand cela peut apporter de bons moments aux autres.
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Pourquoi ce peut être ?
Ce qui peut être fait doit être fait surtout quand cela apporte de bonnes choses aux autres 😊
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merci pour cette découverte, quel talent, style très nouveau… unique… sur celles de Marseille super contrastes/lumière propre à cette ville, sur d’autres on voyage vers des peintures haïtiennes ou l’imagination de Claude Ponti….!
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Quelle belle et généreuse découverte!!! Vivement l’expo!
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Quel magnifique travail !
Mais par contre, je ne suis pas d’accord sur des déclarations de la talentueuse Emilie Seto sur le dessin et les dessinateurs et dessinatrices : tout le monde ne travaille pas à domicile ou à l’atelier, d’après photo… Le dessin n’est pas né après la photographie et les ordinateurs et nous sommes nombreux et nombreuses à travailler dehors, dans la rue et ailleurs, devant des modèles vivants, des instants qui bougent, des moments qui durent. Et ce n’est pas plus dangereux qu’autre chose.
On peut dessiner les gens sans pour autant faire “un safari chez les pauvres”.
A chacun et chacune son regard, ses nécessités, ses terrains de prédilections et heureusement que les dessins réalistes ne sont pas l’apanage de la droite et de l’extrême-droite.
Malika Moine
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J’aime beaucoup votre travail et c’est sans doute pourquoi j’ai été tellement touchée par vos dires.
Je regrette qu’en parlant de vous, vous ayez voulu parler des autres.
Beaucoup de dessinateurs et de dessinatrices ne travaillent pas chez eux ou dans leurs ateliers mais dans l’ailleurs, en bas de chez eux ou aux antipodes. Se poser et dessiner est différent de travailler d’après photo. Parmi eux, la famille multiple des « carnettistes », qui n’est pas née hier. Ceux qui s’y apparent ont des approches, des regards différents, on peut en aimer certains et pas d’autres, là n’est pas la question, mais tous travaillent dehors. Choisir un angle, parfois contraint, parce qu’il fait chaud on se met à l’hombre, qu’il fait froid on se pose au soleil. Et de fait, on écoute, on entend, on ressent. Les rencontres qui en résultent sont presque toujours chouettes. Les gens sont étonnés et heureux de voir un regard différent sur leur quotidien, et la porte est ouverte à de vraies rencontres.
Dessiner les gens, de façon réaliste ou pas, n’est pas facile, surtout s’ils bougent d’ailleurs. Et cela n’a rien d’un « safari ». Un témoignage, parfois, oui. Allez voir le travail de Patrick Singh, https://www.facebook.com/PatrickSinghArtwork, ses portraits, ses silhouettes, ses foules, ses visages. C’est la nécessité qui fait prendre un crayon, un stylo, une plume, un pinceau.
A chacun son regard et sa façon de le transmettre, réaliste ou pas. Mêmes réalistes, les dessins de deux personnes du même endroit seront toujours différents. D’ailleurs, quand on est figuratif, le degré de réalisme est histoire de curseur.
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