La bible de Seta, un objet migrateur trouve refuge à la Vieille Charité

Échappée
le 16 Avr 2022
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Dans le cadre de la grande exposition Objets migrateurs présentée à la Vieille charité, une installation sonore et photographique donne à entendre des histoires d'exil à travers des objets qui ont traversé les frontières et la fureur des hommes. Il en est ainsi de la bible de Seta Kilndjian, qui a traversé le génocide et la diaspora arménienne.

Détail de la photo de Seta Kilndjian par Pierre Gondard pour La Revue sonore.
Détail de la photo de Seta Kilndjian par Pierre Gondard pour La Revue sonore.

Détail de la photo de Seta Kilndjian par Pierre Gondard pour La Revue sonore.

Elle serre le livre contre son cœur. Une croix arménienne est partiellement visible sur la couverture ouvragée. Seta Kilndjian apparaît en pied dans la pénombre d’une salle de la Vieille Charité, une bible en mains. Avec huit autres Marseillais, elle a accepté de confier son histoire d’exil et l’objet qui y est lié. Cette petite salle perchée au second étage de la Vieille Charité est l’une des multiples voies explorées par l’exposition Objets migrateurs, trésors sous influence, la grande exposition annuelle des musées de Marseille, placée sous le commissariat de l’académicienne et philosophe, Barbara Cassin (voir encadré au bas de l’article).

Cette salle et cette histoire illustre en sons et en images, avec finesse ce que la philosophe spécialiste de l’antiquité nomme “la biographie des objets”. Une longue traînée de relations que chaque objet charrie en traversant les siècles et les continents. Cette bible que porte Seta dépasse et prolonge son propre destin. L’adjectif possessif n’est pas le bon. Ici, le collectif s’impose. “Cette bible m’a été confiée par mon père, le jour de mes 40 ans mais elle n’est pas à moi, elle appartient à la famille toute entière”, explique cette Marseillaise, prof d’histoire géo et d’arménien, autrice d’une thèse sur les relations militaires entre Rome et l’Arménie antique.

L’objet est d’autant plus précieux qu’il est le seul lien concret qui relie les Kilndjian à ce bout d’Anatolie d’où sa famille est originaire, où elle a disparu en 1915, au cours du génocide perpétré par l’État turc. “Elle nous rattache au village, au pays, à la vie familiale d’avant. On n’a que ça mais c’est plus précieux qu’une maison de campagne”, raconte celle qui a fait plusieurs fois le voyage là-bas, sur les traces de sa famille et sur la route de l’exil que celle-ci a empruntée.

Les spectateurs sont invités à prendre place face aux portraits en pied de chaque témoin. PHoto : B.G.

Sauvée deux fois sur le chemin de l’exil

Cette bible a été sauvée deux fois : la première par la grand-mère de son grand-père en l’emportant avec elle, alors que tous les hommes de la famille étaient déjà morts. “La seconde fois, sur la route de l’exil, la grand-mère de mon grand-père l’a abandonnée au bord d’un chemin, reprend Seta. Parce qu’elle était sans doute trop lourde et peut-être aussi parce qu’elle avait perdu la foi en un dieu qui autorisait de tels massacres“. Son petit-fils, derrière elle, a ramassé ce livre. La bible a suivi la famille, de ville en ville, autour de la Méditerranée avant que celle-ci ne prenne Marseille en port d’attache.

Le livre possède dans ses marges des annotations de l’aïeule. “C’est sans doute le seul endroit où elle pouvait noter de petites choses. Il y a un alphabet arménien, des dates de naissance et des prénoms de la famille. Des dates de mariage“. Ce livre plein de poussière, de sang, de déchirures a poursuivi sa transmission, du grand-père au père puis à la fille.

“Mon père l’a fait relier parce qu’il était abimé, certaines pages manquent ou sont déchirées. Il voulait lui offrir un écrin”. Aujourd’hui, cette transmission prend une autre valeur, plus douloureuse : “Mon père est atteint de la maladie d’Alzheimer, il est en train de partir et c’est sans doute pour cela que cette bible est aussi importante aujourd’hui”.

Le poignard oublié et les papillons mis au placard

Sur les grandes photos de Pierre Gondard, le regard en dedans de Seta voisine avec celui d’Hourik qui fixe l’objectif, les poings fermés sur une absence. Lui, l’exilé syrien, raconte dans un document sonore diffusé ici et en arabe, le poignard traditionnel, transmis dans sa lignée d’hommes. Il a dû le laisser derrière lui et son manque raconte l’exil.

Un peu plus loin, c’est avec plus de légèreté que la voix de Mohamed évoque “ses papillons” légers qui l’ont accompagné dans le départ vers Marseille mais qu’il a délaissé avec la “tenue classique, chemise, veste, manteau trois-quart” dont il aimait se vêtir en Algérie. Une fois en France, un ami lui a recommandé de changer de style, de se fondre dans la masse des exilés qui ne doivent pas se faire remarquer, dans le pays d’accueil.

Mohamed avait d’abord accepté de participer aux premières épreuves du dispositif de studio éphèmère avant d’être intégré à l’exposition. Photo : B.G.

“Ce qui nous importe dans la façon dont ce projet s’inscrit dans le parcours de cette exposition est de réinterroger ces objets familiers en permettant à ces personnes d’exprimer leur sentiment d’exil, explique Sophie Deshays, chargée de mission aux musées de Marseille. Pour ces femmes et ces hommes confrontés à une nouvelle vie, ces objets font le lien entre l’ici et maintenant, et l’avant et l’ailleurs”.

La couverture maternelle

Un peu plus loin, Islam sert contre lui une couverture. C’est celle de sa mère, explique-t-il avec des mots embués d’amour. Au moment de passer la frontière entre l’Italie et la France, il s’est débarrassé de ses effets personnels, en ne gardant qu’une veste et cette couverture. Elle lui a tenu chaud quand il dormait à la rue en arrivant à Marseille. “Où je veux aller, elle vient avec moi, dit Islam. Elle m’a donné la force de rester debout”.

Les montages audio de quatre à six minutes laissent passer beaucoup d’humanité dans le silence et les souffles. Ce travail tout en toucher d’ouïe est celui d’Élisa Portier, réalisatrice de la Revue sonore, choisie par les musées.

Derrière une porte, dans un coin de la salle, se trouve le studio où les entretiens ont eu lieu. La réalisatrice a imaginé un cocon où le récit et l’image des personnes pouvaient être reçus en confiance. “Au départ, ce studio éphémère devait être visible du public, explique-t-elle. Finalement pour des contraintes techniques, cela n’a pas pu se faire. Mais je voulais un dispositif qui redonne de la puissance dans la réception de la voix, que l’on ressente le son comme un élément organique qui mette en relation“.

Quand on pénètre le lieu un peu en désordre, après la folie de l’inauguration, on sent encore flotter cette présence. En embarquant autant de gens autour des mêmes récits, le musée restitue la part magique de ces objets, prosaïque ou quotidien qui ont autant leur place dans les musées que des céramiques anciennes et des images de dieux.

Une exposition de dialogues et de traversées

Un vase présentant Ulysse sur un radeau d’amphores dans la chapelle de la Vieille Charité. Photo : B.G.

” Notre but premier est de dédiaboliser l’idée de migrations, indique Barbara Cassin qui après Babel traduction, renoue avec Marseille et le commissariat d’exposition. C’est d’autant plus important en ce moment où la mer Méditerranée devient la mort méditerranée”. Dès la chapelle, une céramique grecque antique montre Ulysse surfant sur des amphores. Derrière lui un écoboat en bouteille d’eau recyclées évoque à la fois une solution de recyclage durable et la traversée souvent mortelle des migrants partis d’Afrique sur de frêles esquifs. Ces objets migrateurs sautent sans cesse de l’antique précieux au contemporain prosaïque, interrogeant la valeur même de l’objet et de la conservation muséale en ce qu’il permet le partage ou fait barrage.
“J’ai participé à construire un glossaire de l’administration française destiné aux personnes qui n’arrivaient pas à faire entrer dans une case le fait qu’ils étaient nés l’année de la sauterelle, sourit la philosophe. C’est bien la première fois où je me faisais payer par le ministère de l’Intérieur”. Dans la même salle, on trouvera les objets voyageurs que sont les pièces et les talismans ou des dieux, autres passeurs de frontières. L’exposition provoque la question même de conservation en remettant en scène des restes humains érigés en pièce de musée, des œuvres volées et détournées de leur fonction première au nom de l’art.
Barbara Cassin y a même glissé son épée d’académicienne, frappée d’un adage provoquant : “Plus d’une langue”. Une manière de souligner que la richesse est dans la diversité plutôt que dans la glorification d’une pureté illusoire.

L’exposition Objets migrateurs dure jusqu’au 16 octobre 2022 dans tous les espaces de la Vieille Charité. Les visiteurs sont invités à contribuer en déposant leurs propres récits liés à un objet, qui seront intégrés au fur et à mesure à l’exposition. Sur rendez-vous via contact@larevuesonore.fr ou 06 61 21 75 03.

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Commentaires

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  1. justinia1901 justinia1901

    C est un très bel article. Il m a profonbdement touchee moi qui suis aussi une exilee.
    Merci.

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  2. marie josé MATHIEU marie josé MATHIEU

    une merveilleuse exposition qu’il faut aller voir et surtout revoir
    on pourrait conseiller au musée de faire une billet à pris réduit de plusieurs visites je pense que 3 sont vraiment nécessaires pour tout apprécier sans trop de fatiguer et ressortir enrichi et transformé
    bravo!!!

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  3. Tas de pierres Tas de pierres

    &A@

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  4. Fp Fp

    Une exposition fantastique, intelligente et sensible ! A voir et revoir.

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