Justice dépassée, prisons inadaptées : les magistrats disent leur impuissance face au deal

Actualité
le 7 Mar 2024
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La commission d'enquête sénatoriale sur le narcotrafic se penche cette semaine sur Marseille, "épicentre" du fléau. Avant leur déplacement sur le terrain, les parlementaires ont auditionné des magistrats à bout de souffle qui craignent, disent-ils, de "perdre la guerre".

Saisie de cannabis réalisée à la cité des Rosiers, en février 2024. (Photo : CMB)
Saisie de cannabis réalisée à la cité des Rosiers, en février 2024. (Photo : CMB)

Saisie de cannabis réalisée à la cité des Rosiers, en février 2024. (Photo : CMB)

L’alarme à tous les étages. Dès les premières secondes, le président du tribunal judiciaire de Marseille, Olivier Leurent, plante le décor. Le trafic de drogue à Marseille donne lieu à “une aggravation de tous les facteurs”. La ville est tout simplement devenue “l’épicentre du trafic” en France. Le terme de “narcoville” est même lâché. Et s’il ne fallait retenir qu’un chiffre : “Il y a plus de narchomicides à Marseille [49 en en 2023, ndlr] que sur toutes les autres juridictions [de France] réunies”.

Cette semaine, les sénateurs membres de la commission d’enquête sur le narcotrafic en France font escale à Marseille. Trois élus locaux prennent part à ces travaux lancés en novembre 2023 : Guy Benarroche (EELV), Marie-Arlette Carlotti (PS) et Valérie Boyer (LR). Intitulée “Impact du narcotrafic en France et mesures à prendre pour y remédier”, l’enquête a déjà marqué plusieurs étapes, dans des villes et des zones rurales. Ce jeudi 7 mars et demain, vendredi 8 mars, les élus échangeront avec différents acteurs de terrain. Mais avant de prendre le train, ils ont auditionné à Paris, mardi et mercredi, magistrats et préfète de police. Entre les lignes ou parfois même très directement, tous ont alerté sur la fragilité des institutions marseillaises.

D’ordinaire peu bavard sur le sujet, Olivier Leurent a dressé, mardi 5 mars, le portrait d’une juridiction au bord du gouffre. En 2023, 69 enquêtes pour “assassinat” ou “tentative d’assassinat” en bande organisée ont été confiées aux quatre cabinets d’instruction chargés de ces dossiers à Marseille. En un an, ce chiffre a tout simplement doublé : on comptait 36 enquêtes de ce type en 2022. Des magistrats sont bien arrivés en renfort, mais les effectifs sont “sont d’ores et déjà insuffisants”, regrette le président du tribunal.

Bureaux, tribunaux et prisons en souffrance

À l’heure actuelle, chacun des quatre cabinets d’instruction dédiés à la délinquance organisée marseillaise gère environ 70 dossiers, et presque autant de mis en cause en détention provisoire. C’est deux fois trop, estime-t-on. Côté parquet, même pénurie. La juridiction inter-régionale spécialisée (JIRS), basée à Marseille, mais compétente en délinquance organisée sur tout le Sud-Est et la Corse, compte 12 procureurs, dont six dédiés aux dossiers marseillais. Les magistrats “manquent d’assistants spécialisés” sur ces questions. Ils manquent aussi, poursuit Olivier Leurent, d’enquêteurs “formés aux mécanismes de blanchiment d’argent”.

Une fois que ces dossiers quittent l’instruction, ils atterrissent à la 7ᵉ chambre du tribunal correctionnel, la seule spécialisée sur ces questions, qui tourne toute l’année grâce à huit magistrats “dépassés”. Manque de magistrats, et de murs, aussi. “On manque d’autres salles suffisamment sécurisées pour juger ces dossiers”, qui nécessitent parfois de faire entrer jusqu’à “trente détenus” dans le box.

La prison, enfin, souffre aussi d’une surpopulation qui semble inédite depuis les travaux d’agrandissement aux Baumettes : on y enregistre ces jours-ci un taux d’occupation de 188%. Et cette désorganisation permet aux trafiquants de continuer leurs activités derrière les barreaux. La sonorisation d’une cellule a même enregistré le “go” d’un commanditaire – incarcéré – à un tueur “en direct”, rappellent les magistrats.

Manque d’effectifs jusque dans le système des extractions judiciaires : il n’est pas rare que l’audition d’un détenu soit annulée au dernier moment parce que personne n’a pu le conduire au bureau du juge, explique aux sénateurs Isabelle Couderc, qui coordonne les juges d’instruction chargés du crime organisé à la JIRS. “Je crains que nous ne soyons en train de perdre la guerre”, résume-t-elle dans son discours introductif devant la commission du Sénat.

Corruption et puissance financière des réseaux

Son homologue au parquet, Isabelle Fort, ajoute cette terrible évidence : “La partie adverse [les réseaux, ndlr] a beaucoup plus de moyens financiers que nous”. En 2023, 72 millions d’euros d’avoirs criminels ont été saisis dans le département des Bouches-du-Rhône. La magistrate alerte ensuite sur la corruption dite de basse intensité. Sur le port de Marseille, où les saisies en cocaïne ont doublé en un an, des bureaux spéciaux ont été créés pour travailler sur les “faiblesses” relevées par les enquêteurs, à commencer par les “dockers”.

En prison, “la bataille est perdue”, tranche quant à lui le procureur de Marseille Nicolas Bessone, en référence aux téléphones et stupéfiants acheminés avec la complicité de certains agents pénitentiaires. Le magistrat note aussi une corruption en “hausse” chez les fonctionnaires de police, quand sa consœur de la JIRS souligne que l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) manque de moyens. Les soupçons s’étendent à l’intérieur de l’enceinte du palais de justice : deux enquêtes sont en cours à Marseille sur du personnel de greffe soupçonné de renseigner des trafiquants, révèle Nicolas Bessone.

Mercredi, Frédérique Camilleri, préfète de police des Bouches-du-Rhône de novembre 2020 jusqu’à il y a quelques jours, insiste, elle, surtout sur les “bons résultats” de ses services, grâce aux grands renforts policiers apportés par le plan Marseille en grand (436 policiers supplémentaires, dont 21 enquêteurs). C’est le “travail policier” qui, selon elle, “a permis d’arrêter la vague de violences” de l’année 2023, où 80% des homicides résultent de la rivalité entre les gangs Yoda et DZ Mafia.

“Avec tout le respect que j’ai pour les magistrats, j’assume de ne pas partager leur constat catastrophiste”, ajoute celle qui est désormais la préfète de l’Essonne. Reconnaissant des faits de corruption, y compris au sein des services de police, elle estime cette dernière de “faible proportion comparée à la problématique”. Et si “la puissance financière des réseaux peut très vite concurrencer l’État”, la préfète juge que “le pire a été évité”.

Les auditions ont aussi insisté sur le sort des petites mains, qui peuvent être victimes de “violences, de barbaries et de viols”, déroule Frédérique Camillieri. Le procureur Nicolas Bessone dresse le portrait de “tueurs toujours plus jeunes, et donc plus immatures”, en dévoilant cette statistique : en 2023, 50% des mis en examen pour assassinat ou tentative d’assassinat ont entre 16 et 21 ans. Avec pour conséquence un amateurisme qui entraîne “une explosion des élucidations”. Mais celles-ci ne permettent de remonter “ni aux commanditaires, ni aux chefs de réseaux”. Preuve d’organisations toujours plus éclatées.

Au cours de ces deux premières journées d’auditions par la commission d’enquête, il a aussi été question de solutions. Pour les magistrats, il faudrait créer des cours d’assises spéciales “comme pour les faits de terrorisme”, assume Nicolas Bessone, afin d’éviter les pressions sur les jurés populaires. Autre idée – mais sans “sortir de l’État de droit”, veut rassurer le procureur – : imaginer un système carcéral de haute sécurité pour les détentions provisoires. Enfin, sortir de “la posture moraliste française” et réfléchir à recruter des collaborateurs de justice auprès des réseaux, y compris s’ils ont “du sang sur les mains”, à l’image des modèles italiens et américains.

Ce jeudi, les sénateurs inaugurent leur arrivée à Marseille par une table-ronde réunissant plusieurs associations : d’un côté, des structures dédiées aux usagers de drogue, de l’autre, le collectif de familles de victimes Alehan, et “Trop jeune pour mourir”, pilotée par Hassen Hammou. Les élus rencontreront aussi de nombreux représentants de la police, des douanes et de l’administration pénitentiaire. Une séquence “terrain” est à l’étude, mais non confirmée pour l’heure. Le déplacement des élus apparaît plus que nécessaire. Mais il sera certainement trop court pour répondre à l’immense attente de celles et ceux touchés dans leurs chairs par l’emprise du trafic.

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Commentaires

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  1. Alceste. Alceste.

    Je suis dans l’attente des réactions de nos zélites locales Vraiment.

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  2. Patafanari Patafanari

    Carbone et Spirito doivent se retourner dans leurs tombes.

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  3. SLM SLM

    Olivier Leurent est magistrat posé, réfléchi, et unanimement reconnu par ses pairs pour son sens de la mesure. Tout le contraire d’un politique, même si à son poste dans la haute magistrature, tout est néanmoins un peu teinté de politique.

    Ses propos, rapportés également dans La Provence avec plus de détails sur les têtes de ces réseaux mafieux, s’ils ne surprendront pas tout le monde, sont absolument effrayants. Il convient de bien les relire pour ne pas pouvoir se défausser dans quelques années lorsque cette mexicanisation aura gagné d’autres couches de la société et d’autres régions de France.

    La responsabilité de l’exécutif et du parlement dans cette faillite est incontestable : ce sont eux qui décident et votent les budgets de fonctionnement de la justice.

    En 2022, les dépenses publiques ont représenté 58,3 % du produit intérieur brut. Les deux premiers postes de dépenses publiques sont les dépenses de protection sociale (40,8 % des dépenses publiques en 2022) et les dépenses de santé (15,6 %).

    La part du budget de l’Etat consacré à la justice est 50% inférieure à la dépense moyenne des autres états européens.

    Dit autrement : on récolte ce qu’on a semé.

    Il devient vital de flécher plus de crédits vers le pur régalien : justice, sécurité, défense ; tout ce qui ne peut pas être pris en charge par le secteur privé ou associatif.

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  4. Patafanari Patafanari

    Une Justice débordée, faute de moyens, aura moins de temps et d’indépendance pour se pencher sur les turpitudes des pouvoirs politiques.

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    • PromeneurIndigné PromeneurIndigné

      EXACT

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  5. didier L didier L

    Lire et relire le commentaire de SLM, tout y est dit.
    Bien lire ce ” moralisme à la française” évoqué par les magistrats, tout est dit là aussi. La République au 21em siècle s’écroule et se rassure sous de ” grands idéaux d’égalité, de justice, d’humanisme, de vivre ensemble etc …” et a perdu de vue le réel qui part en quenouille. La vitrine, les apparences, les discours pompeux sur la ” grandeur du pays”, l’autosatisfaction cachent de plus en plus mal l’arrière boutique d’une société coincé. Un vieux pays dirigé par de jeunes/vieux qui n’ont pas changé grand chose à l’ancien monde. Jusqu’à quand , comment et jusqu’où !
    Sur ce dossier du trafic de drogue, mais aussi sur l’immigration, sur le voile et l’Islam, sur la laïcité, sur les ” banlieues” et l’abandon des services publics, sur le logement etc … peu a été fait. Tandis que le cac40 se porte bien merci.

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  6. jacques jacques

    Impliqués dans le trafic: direction Cayenne où on les occupera à reconstruire les riants locaux qui faisaient l’admiration du monde entier.
    PS: ce n’est pas du second degré !
    Ça change la vie d’être enfermé en Guyane plutôt qu’aux Baumettes et ça donnera à réfléchir à certains.
    Tribunaux sur place, PB des extractions résolu.
    Les majors du BTP seront sûrement ravies de l’aubaine, elles qui pleurent.

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  7. Manipulite Manipulite

    Impayable ex-préfète qui continue d’égrener les statistiques d’élucidation.Le magistrat apporte un éclairage qui relativise la portée des stats de la préfète : la moitié des criminels ont entre 16 et 21 ans et sont des débutants qui se font gauler facilement. C’est bon pour la politique du chiffre mais pas pour l’éradication des trafics puisque les patrons sont planqués loin.
    Les condamnés devraient purger leur peine définitive ailleurs que dans la région.
    Les peines de sursis trop souvent prononcées devraient être limitées.Le bracelet électronique pour les trafiquants est une douce rigolade.
    La lutte doit aussi s’ancrer au quotidien dans les territoires gangrenés en disposant de relais et informateurs protégés…

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