“Hier encore, je me shootais entre deux voitures”
Stigmatisés, invisibilisés... Dans le cadre d'un partenariat avec Mediavivant, Marsactu est allé à la rencontre des usagers de drogues les plus précaires dans les rues de Marseille. Quatre d'entre eux ont accepté de raconter leur quotidien fait de débrouilles et de prise de risques. Reportage en sons et en images.
Pierre et son chien, Crapule. Photo : Geneviève Mitry.
10 heures, devant la gare Saint-Charles, voyageurs et travailleurs s’accordent une pause café. À quelques pas de là, dans une ruelle peu fréquentée, c’est une autre substance que l’on vient chercher. Le bus méthadone, du nom de ce produit de substitution à certaines drogues, vient à peine d’arriver que déjà un petit attroupement se crée, dans le calme. Sous le soleil nouveau de ce mois d’avril, on se salue, on discute, on entre et on sort du véhicule sans faire de vagues. Le bus méthadone circule dans le coin depuis de nombreuses années. Mis en place par Médecins du monde dans les années 1990, les années Sida, il est désormais géré par une émanation de cette association, nommée Bus 31/32.
Deux fois par semaine, une partie de cette équipe composée de personnel médical mais aussi de travailleurs sociaux, prend le volant de la camionnette chargée en produit de substitution, seringues, compresses, gel hydroalcoolique, préservatifs… En bref, tout l’arsenal de la réduction des risques liés à la consommation de drogue. Le véhicule se rend dans des lieux fréquentés par les usagers, en centre-ville ou plus au nord. La discrétion étant de rigueur.
“Sur place, les gens nous attendent souvent. On note qui est là, on a une liste des gens qui font partie du programme méthadone, ou on délivre juste du matériel. On peut discuter et maintenir le lien avec des personnes très éloignées du soin et du droit commun. C’est un peu triste parce que souvent, ce n’est qu’un lien chimique”, livre Loïc Karouby, éducateur spécialisé. Mais parfois se crée aussi entre associatifs et usagers une réelle confiance. “Ils savent qu’on ne va pas les dénoncer, ni les juger.”
Note de la rédaction : les témoignages sonores peuvent parfois contenir des propos et des descriptions durs à écouter. Vous pouvez aussi faire le choix d’une simple lecture.
“Frôler la mort”
Cette confiance, Pierre l’a accordée aux membres du Bus 31/32. À 44 ans, ce Normand d’origine est usager régulier de drogue depuis de nombreuses années. Du genre plutôt timide et quelquefois ronchon, il dit être actuellement dans une période d’abstinence. Mais concède boire beaucoup, surtout de la bière, dès le matin. Avec le concours de Loïc, il a accepté de raconter son histoire à Marsactu. À commencer par la première fois où il a pris “un taquet”, autrement dit, un shoot d’héroïne, pour faire comme des copains.
Un an après cette première expérience, Pierre est à peine majeur lorsqu’il prend sa voiture et son chien, “pour une destination inconnue”. Il vient de se séparer de sa première femme et atterrit à Marseille “par hasard”. À l’époque, il est déjà accro, mais Marseille présente un avantage. À la différence du nord de la France, “au moins, ici, il n’y a pas d’héroïne”, explique-t-il caché sous des lunettes de soleil et un béret. Mais cela ne l’empêche pas de connaître la rue tandis que la dépendance, elle, ne l’abandonne jamais.
Marseille a aussi l’avantage, contrairement à Paris, de ne pas être inondée par le crack. Mais ici, les usagers les plus précaires s’injectent souvent de la cocaïne et des médicaments détournés (comme le Tramadol, un opiacé ou encore la Ritaline, une amphétamine). L’injection est la pratique qui concerne le plus de risques pour les consommateurs de drogue, au premier rang desquels l’overdose.
Frôler la mort, cela est déjà arrivé à Pierre. Et il n’est pas près d’oublier cette expérience traumatisante, qu’il a vécue à deux reprises.
“Parfois, je me loupe”
Ce matin, Rizou a aussi fait le déplacement. Pour voir l’équipe du Bus 31/32, mais aussi pour témoigner auprès de Marsactu de sa vie de consommateur de drogues, ici, à Marseille. Le jeune homme est arrivé de Nancy il y a quelques années, il sent bon le parfum et se fait chambrer par les collègues sur place : “Oh Rizou, t’as mis la belle veste pour les photos !”. Coquet, il pose avec plaisir, mais raconte aussi sans fard la dureté de ce qu’il vit.
Les overdoses, les abcès et les nécroses font partie du quotidien des usagers de drogue les plus précaires, qui tentent de vivre comme ils peuvent en dehors des radars. Et souvent sans filet de protection. Forcément, la question de la salle de shoot les taraudent. En France, il en existe deux, une à Strasbourg et une à Paris.
À Marseille, cela fait des années que l’on parle de ce projet, sans qu’il ait encore vu le jour. “Hier encore, je me shootais entre deux voitures”, illustre Pierre. L’ouverture d’une salle changerait beaucoup de choses, assure-t-il, après avoir lui-même fréquenté celle de Paris. Un lieu qui l’a rassuré. “J’étais dans le crack, ce sont les gens de la salle qui m’ont permis d’en sortir”, se remémore-t-il.
“Cela permettrait aussi de considérer ces gens avec dignité. Même si personne ne fréquente cette salle, ça changerait quelque chose, c’est symbolique. Cela participera au climat général, envisage à son tour Loïc Karouby. La dignité est centrale dans la relation qu’on a avec eux, sinon on ne peut pas les aider. Même eux ont un regard critique sur eux-mêmes. On pousse ces gens à se marginaliser et à rester en dehors de la société.” Ce constat, Pierre aussi le fait, il le vit. Comme par exemple les problèmes avec les passants à proximité de l’endroit où se gare le Bus 31/32.
“La drogue, c’est comme une sorte de béquille”
Changement de décor mais avis partagé. Midi vient de sonner, Sonia et Sophie sont assises dans un bar du boulevard Baille. Toutes les deux sont consommatrices régulières de drogue, précaires, elles aussi. La première vit dans un foyer d’hébergement d’urgence à Bonneveine, la seconde est actuellement logée dans un centre d’insertion réservé aux femmes, situé dans les quartiers Nord. Si ces deux femmes n’ont pas hésité à traverser la ville, c’est parce qu’il est important pour elles de témoigner de leur quotidien, en toute transparence. Il faut dire que la plupart du temps, ce sont des regards de travers, quand ce n’est pas du rejet, qu’elles essuient.
À leurs côtés, Marie-Lou les soutient. Cette travailleuse sociale fait partie de Nouvelle Aube, un groupe dit d’auto-support, crée “par les usagers, pour les usagers”. Pour les personnes suivies, l’association est parfois le rare pilier qui permet de ne pas perdre pied. Comme une bande d’amis bienveillants toujours là pour se serrer les coudes, dans les bons comme les mauvais moments.” La drogue devient une sorte de béquille dans les galères de la vie, pose Marie-Lou. Surtout pour une personne à la rue. Faire la manche, c’est moralement difficile pour l’amour-propre.”
Pour Sophie, 37 ans, tout a commencé très tôt. C’est avec détachement qu’elle raconte sa première fois, dans le cadre familial.
La jeune femme est née à Limoges et a connu la rue très tôt. “Avec ma mère, déjà”, se souvient-elle. Une fois la dépendance ancrée, il faut tenter de vivre du mieux que l’on peut. “J’essaye de réduire mais je serai toujours comme ça”, analyse la jeune femme. Selon les périodes de sa vie, Sophie, qui est maman de deux enfants et rêve de devenir photographe, arrive à s’écarter de la drogue. Mais elle y retombe régulièrement, avec des copains la plupart du temps, lors de “teufs”. À cause de la drogue, elle retrouve parfois aussi la rue. À moins que ce ne soit l’inverse.
Dans ces moments-là, pas le choix, il faut faire dans la débrouille. Pour manger ? “C’est pas la priorité, on n’y pense pas vraiment”, concède Sophie. La drogue prend alors toute la place et il faut trouver des subterfuges pour la consommer, avec les risques que cela comporte.
“T’as vu ma gueule ?”
Ces risques, Sonia, qui vient de la banlieue parisienne, du “9-3” comme elle dit, les connait bien. Âgée de 52 ans, cela en fait 35 qu’elle consomme de la drogue dure. De l’héroïne d’abord. Mais celle qui travaillait jadis sur les marchés est aussi passée par le crack, la cocaïne et les médicaments détournés. “La première fois, c’était avec une cliente du marché, lors d’une soirée chez elle. J’ai recommencé le week-end suivant et en deux semaines, j’étais accro, emboucanée”, développe cette femme au caractère bien trempée.
Il y a une vingtaine d’années, elle arrive à Marseille pour travailler dans une association qui vient en aide aux prostituées. “La patronne savait que je me droguais mais ça ne posait pas de problème, je n’arrivais pas défoncée au travail.” Jusqu’à ce que l’association ait des problèmes financiers et décide de se séparer des derniers arrivés. La Parisienne comprend alors que la misère n’est pas moins pénible au soleil.
Sonia le dit elle-même, aujourd’hui, son corps est en train de la lâcher. Elle a connu les overdoses, perdu ses dents et contracté l’hépatite C. Il lui est déjà arrivé de piquer à la vue de tous, presque par militantisme, ou comme un cri de détresse. Sonia n’a plus rien à perdre. “T’as vu ma gueule ?”, lâche-t-elle, stoïque.
“C’est malheureux mais ces gens n’ont pas les mêmes droits, c’est un fait, ils sont très stigmatisés, s’auto-stigmatisent. On est sur une question de droits de l’Homme, de santé publique. On leur donne un endroit légitime ou on ne fait rien”, déplore Stéphane Akoka, directeur d’ASUD Mars say yeah, association qui porte actuellement le projet de salle de shoot. Certains usagers rencontrés par Marsactu le disent, à Marseille, les associations et qui leur viennent en aide sont nombreuses. Sans elles, sur qui pourraient-ils compter ? Rizou répond du tac au tac : “Moi-même”.
Commentaires
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Merci pour ce reportage bouleversant et respect à ces courageux témoins. Grâce à leurs propos, on comprend beaucoup de choses de l’intérêt d’ouvrir ces salles.
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Merci, bravo !
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« Hier encore, je me garais entre deux camés ».
Étonnant de n’avoir toujours pas trouvé de lieux pour ces pauvres gens alors que les locaux vides sont de plus en plus nombreux dans le centre-ville.
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En effet, il faut l’ouvrir cette salle de shoot, cette année.
Mais elle doit être pérenne donc à St Charles, cela ne me paraît pas le bon endroit.
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